Chronique D’Israël (1) A l’aéroport Vous ne pouvez pas vous tromper lorsque vous voyagez avec El AL : cette compagnie est confinée dans un coin retiré de l’aérogare, tout au fond, avec des soldats français qui sont armés de fusils d’assaut. Ces soldats se trouvent même tout près de la porte d’entrée dans l’avion. Ce qui veut dire, en clair, que dès que vous vous rendez en Israël, le seul pays développé et démocratique de tout le Moyen Orient, vous vous engagez dans une zone réputée dangereuse. Et pourtant, comme on pourra s’en rendre compte en lisant la dernière partie de cette chronique, les gens sont si vivants, si heureux et si pacifiques. Mais voila la réalité politique est tout autre : chaque jour que Dieu fait est un acte d’héroïsme quotidien : Israël est constamment sur ses gardes, et singulièrement ces jours ci où un groupe de francs tireurs terroristes tentent de lui rendre la vie difficile. Au cours du vol Avec El Al, les choses sont aussi mornes et routinières que le menu ; toujours le choix entre deux sempiternels plats, les lasagnes ou le couscous ! Eu égard au prix des billets, cette compagnie pourrait faire un petit effort. Puisque la clientèle est presque captive, grâce justement à ces mesures de sécurité qui sont rassurantes et où, il faut bien le reconnaître, rien n’est laissé au hasard C’est un point essentiel mais le jour où interviendra enfin et effectivement la libéralisation du ciel israélien, une grande partie des voyageurs jetteront leur dévolu sur d’autres compagnies. Mon vol se passe plutôt bien. Evidemment, je demande un siège près d’un hublot afin que je puisse lire et on me dit qu’il n y en a plus. On me signale tout de même que si je suis prêt à acquitter une certaine somme en dollars, il y a une possibilité… Je fais contre mauvaise fortune bon cœur. Quelques personnes que je ne connais pas me saluent, je les salue en souriant, faisant semblant de les reconnaître.. En fait, ils m’ont vu quelque part ou ils lisent Jforum où figure une photo à la fin de chaque article. Derrière moi deux dames tunisiennes discutent de la situation en France et notamment à Sarcelles où elles résident. C’est intéressant de voir ce que deviennent les nouvelles quand elles sont commentées. L’une des deux interlocutrices affirme qu’on a brûlé des synagogues, que tel magasin de denrées cachères a été attaqué ou pris à parti, etc… Ensuite arrive la plainte qui obsède les gens, la surreprésentation des Maghrébins dans le pays. Est-ce vrai, est ce faux ? Je ne saurais dire, mais c’est un problème si récurrent qu’il pousse certains juifs français à émigrer en Israël pour cette raison. Mais l’Etat juif lui-même abrite presque un million et demi d’Arabes israéliens… Pour une fois, il n y a pas de nombreux bébés dans ce vol et ceux qui s’y trouvent sont plutôt calmes. Je peux donc lire une partie des Yediaot Aharonot, et notamment une dépêche assez développée sur l’arrestation de 93 membres du Hamas, implantés en Cisjordanie, où ils comptaient perpétrer des attentats contre Tsahal et aussi tenter de mettre à bas l’autorité palestinienne. L’opération fut menée en collaboration avec les services jordaniens qui avaient eu vent de l’affaire. Au bout de deux bonnes heures, je ferme les yeux pensant à ce qui va se passer à mon arrivée : est-ce que le Hamas prolongera la trêve, comme je le supputais dans mon précédent billet, ou enverra t il de nouveaux missiles contre l’Etat juif ? En déambulant le long de l’avion, je remarque qu’un groupe d’hommes, la plupart barbus et quelque peu bedonnants, se rassemblent au milieu de l’appareil… En fait, c’est l’heure de la prière de Minha. Comme ils sont plus de dix, ils récitent le kaddish puisqu’ils ont le quorum religieux. Je ne me joins pas à eux, mais je réponds Amen, même tête découverte. Avant de me lever, j’avais vu sur les indicateurs du vol que nous étions à 39000 pieds ! Des juifs qui invoquent Dieu à une telle altitude, c’est incroyable ! Dans la Bible, dans le livre de Jonas, on parle du prophète qui adresse son oraison depuis le ventre d’un monstre marin ‘(mi-me’é ha-dagga). Quel peuple ! Je scrute les visages de ces hommes, à la dérobée. Quel peuple ! Certes, tous ne comprennent pas vraiment ce qu’ils lisent, mais ils le font avec force et intime conviction. La foi des orants m’a toujours intrigué, même l’orque j’ai publié mon Que sais-je ? sur la Liturgie juive…. Cela me rappelle un passage du Talmud qui cherche quel est le plus grand mérite d’Israël et qui dit en substance : ce n’est pas d’avoir résisté stoïquement aux persécutions qui furent pourtant si dures, mais c’est de n’avoir jamais douté de son Dieu, de sa vérité, de sa puissance et de son équité. Et le philosophe ne peut qu’être d’accord. Alors que je m’apprête à me rasseoir, l’orant qui a récité le kaddish se tourne vers moi et me dit si je sui bien MRH, je réponds par l’affirmative et il me dit être une relation de travail de mon jeune frère Samuel. Le monde est petit et le monde juif encore plus.. De retour à ma place, la lumière a décliné mais je me replonge dans des textes du regretté Stéphane Moses portant sur Rosenzweig.. Un jour je dirai clairement ma dette envers un homme, germaniste comme moi mais que j’aurais aimé mieux connaître. Je ne l’ai rencontré qu’une fois lorsqu’il me pria de traduire de l’allemand en français des textes de Gershom Scholem qui furent publiés dans une revue de sociologie du CNRS. Mais ce n’est pas là l’essentiel de nos relations. Lorsqu’à moins de vingt ans, je pris la décision de poursuivre mes études à la Sorbonne, je me pris à feuilleter l’annuaire des thèses des germanistes qui étaient en préparation. Et dans la sempiternelle quête de mon identité juive, je découvris sous le nom de Stéphane Moses un intitulé que je n’oublierai jamais et que j’ai suivi à la lettre depuis près de 40 ans : le renouveau de la pensée juive en Allemagne au XIXe siècle… Je ne sais même plus si le nom de Franz Rosenzweig y figurait.. Tout était là. Tous les ingrédients de ce que j’ai fait et écrit. Certes, je suis aussi un spécialiste de la philosophie juive médiévale, Maïmonide et ses commentateurs, mais sans cette ligne et demie dans cet annuaire, aurais je fait ce que j’ai fait ? Moïse Mendelssohn, Salomon MAimon, Samson-Raphaël Hirsch, Abraham Geiger, Samuel Holdheim, Théodore Lessing, Léo Baeck, Martin Buber, Franz Rosenzweig (dont je rappelle que j’ai traduit le Livret de l’entendement sain et malsain dès 1986 au Cerf), Hermann Cohen et tant d’autres : tout ceci, c’est moi qui l’ai accompli, mais n’était cette stimulation et ce si haut exemple de Stéphane Moses, me serais-je placé sur cette voie ? Sans le savoir, Stéphane Moses a semé cette graine spirituelle dans mon esprit : grâces lui en soient rendues ! Il faut bien comprendre ce que cette annonce en soi anodine a suscité en moi : un horizon illimité, durant toutes ces années, j’ai publié et traduit tant d’ouvrages allemands alors que ma famille est une vieille famille d’origine séfarade. Je puis donc dire que la rencontre (spirituelle et intellectuelle) avec Stéphane Moses a changé ma vie. Je ruminais toutes ces pensées au fond de mon esprit lorsque mes yeux se fermèrent pour ne se rouvrir qu’au moment où le pilote annonçait en hébreu le commencement de l’atterrissage. C’est alors que des adolescents israéliens se mirent à déclamer le compte à rebours : shemoné, shéva, shesh, hamesh, Au chiffre un, l’avion roulait sur la piste. C’est alors que les chansons fusèrent de tous côtés : hévénou shalom alékhém.. Je ne puis réprimer mon émotion, des enfants si heureux de revenir chez eux et qui chantent un hymne à la paix, une paix que des ennemis implacables leur disputent depuis que ce pays existe. Et cela paraît sans fin. Ce pauvre peuple d’Israël qui ne cesse de chanter la paix alors qu’on lui fait la guerre de toutes parts. Ce n’est pas de la victimologie, mais c’est bien là la vérité. Au contrôle des passeports, la préposée ne me pose plus ces questions qui ont le chic de me mettre en colère : pourquoi venez vous ici ? Où irez vous ? Avez-vous aussi un passeport israélien ? Quelle est votre adresse ? Cette fois ci, cela passe comme une lettre à la poste.. D’ailleurs, je ne parle qu’en anglais et feins de ne pas comprendre l’hébreu. Avant, on me cuisinait pour savoir comment mon hébreu pouvait être si bon… C’était suspect A Loud. Je suis attendu et là commence une nouvelle paire de manches, la confrontation avec les agents d’une société de location de voitures. Le contrat n’est pas respecté et j’ai beau leur expliquer en hébreu ce qui ne va pas, le jeune employé ne veut rien savoir. Fatigué par le vol et littéralement excédé, nous prenons enfin la voiture (après plus d’une heure de palabres !) pour rouler vers Natanya. Sur l’autoroute, je prends connaissance à la radio des derniers développements au Caire. Les nouvelles ne sont pas vraiment rassurantes. Mais l’air chaud et le parfum qui embaume le paysage me calment. Quel pays, quel paysage ! La terre d’Israël, celle que nos ancêtres ont habitée il y plus de trois mille ans (la sortie d’Egypte, si elle eut vraiment lieu comme on la relate, se situerait vers 1200 avant notre ère) : où était le Hamas à ce moment là ? Arrivés à Natanya, nous nous arrêtons au bistrot Jacky pour y déguster un poisson dont la sauce relevée est incroyablement bonne et évoque ma ville natale d’Agadir que j’ai quittée un triste matin aux premières heures dans les ruines d’un tremblement de terre… Manger ce poisson à la marocaine qui est inimitable me rappelle celui que préparait ma mère qui était native de Fès. Chaque fois que j’en mange, je pense à elle et mes yeux se couvrent d’une buée de larmes.