L’escale impromptue de François Hollande à Moscou : un trait de génie
J’ignore qui a soufflé au président de la République ce petit détour (petit géographiquement mais grand diplomatiquement et politiquement) ; il marquera un tournant, non seulement dans les relations extérieures de la France mais aussi au plan intérieur : par cette initiative absolument inattendue, le Président montre enfin qu’il est encore en mesure d’agir et que la paralysie qu’on lui reproche quotidiennement et à longueur de colonnes n’est pas une fatalité.
François Hollande a été pendant une bonne décennie le premier secrétaire du PS, ce qui signifie que chaque jour que Dieu faisait, il devait déjouer les complots, répondre aux critiques de ses adversaires et mettre en échec toutes les intrigues visant à l’écarter de son poste. Cette puissante dialectique, cette agilité intellectuelle, perceptible dans son art consommé de la synthèse, ont visiblement laissé des traces : le Président ne pouvait décemment pas retenir indéfiniment les fameux Mistral sur place sans exposer le pays à des mesures de rétorsion de la Russie, voire même à de lourdes pénalités imposée par la justice internationale. D’un autre côté, il ne pouvait pas les livrer comme si de rien n’était. Il a donc fait d’une pierre deux, voire trois coups.
En tendant la main à un Vladimir Poutine affaibli et considérablement isolé (le rouble est en chute libre et au plan international, la Russie est presque mise au ban des nations), François Hollande a su tirer le meilleur parti d’un interlocuteur coriace et inflexible mais qui a dû, au moins verbalement, faire quelques concessions. Le Président a joué et il a gagné : au point où en est la Russie, son dirigeant ne pouvait pas décliner l’offre française et François Hollande le savait. Il a donc réussi à renouer le dialogue, à faire retomber la tension entre la Russie et l’Occident et fait de la France un interlocuteur incontournable.. Quel beau coup ! Certes, les alliés de la France font grise mine et grincent même des dents : l’Allemagne qui a pris une position en pointe (Vorreiterrolle) dans l’affaire ukrainienne (et on la comprend) n’a pas mâché ses mots : on ne modifie pas par la force les frontières héritées de la seconde guerre mondiale sans mettre en péril la sécurité de tout le continent…
Cette visite-éclair a été pour Vladimir Poutine une chance inespérée ; le dirigeant russe a commencé à sentir que les sanctions qui affaiblissent l’économie de son pays risquaient de braquer les oligarques et mutadis mutandis provoquer sa chute par une révolution de palais. Cela constitue une menace directe pour sa personne.
François Hollande l’a bien compris et a agi vite. La Russie pourra donc assouplir (un peu, ne rêvons pas) sa position en Ukraine sans vraiment changer de politique. Et surtout son dirigeant peut dire qu’il a sauvé la face. Cet homme ne croit qu’aux rapports de force ; sentant que les puissances occidentales, USA en tête, voulaient encercler son pays et réduire son poids sur la scène internationale, il a agi comme on sait, risquant à la fois la condamnation et l’isolement. Et c’est le président français qui l’a habilement aidé à sortir de cette mauvaise passe : il suffit de scruter les traits du visage de Vladimir Poutine lors de son entretien avec le président de la République pour s’en convaincre ; intérieurement, l’homme jubilait.
Sans être un mauvais esprit, je dois bien rapprocher cette superbe initiative diplomatique d’un précédent connu : la visite presque imposée par l’ancien président Nicolas Sarkozy à Moscou lors de la crise géorgienne. L’actuel chef de l’UMP avait convaincu M. Medvedev de faire stopper ses chars qui menaçaient de déferler sur Tbilissi. On peut dire que François Hollande a fait aussi bien, sinon mieux ; et avec beaucoup moins de bruit.
Pour finir, voyons l’impact de ce voyage sur la politique intérieure : ceux qui ont tendance à enterrer François Hollande pour l’échéance de 2017 ne devraient plus aller aussi vite en besogne : l’homme dispose de ressources insoupçonnées. Et si ses collaborateurs savent s’y prendre, il est probable que cette initiative, qui s’apparente à une démarche gaullienne (je ne dis pas gaulliste) lui fera gagner quelques points dans les sondages.
Je note aussi que depuis quelques semaines, les critiques se sont calmées, plus personne ne spécule sur un départ précipité ni sur une interruption brutale du quinquennat.
Le philosophe que je suis ne peut s’empêcher de se livrer à une petite réflexion sur les rapports entre l’initiative humaine et les circonstances créées par l’Histoire : on dit que le jeune Hegel, né en 1770, a traversé une grave crise spirituelle (en 1797, il n’avait pas encore vingt-sept ans) en réalisant qu’il ne parvenait pas à concilier la subjectivité de l’individu et l’objectivité immuable du monde. Un peu comme si on parlait du couple suivant : la nature et la liberté. Hegel disait même que seule la pierre est innocente tandis que toute conscience (l’homme) poursuit le meurtre d’une autre conscience… On comprend que son désespoir ait duré quelque temps !
Je veux dire, comme dans le livre des Proverbes, que nous ignorons de quoi demain sera fait. Tant les futuribles ou futurs contingents sont nombreux et ne dépendent guère de nous.
Pour François Hollande, les choses ne devraient plus être aussi sombres…
Maurice-Ruben HAYOUN
In Tribune de Genève (TDG) du 7 décembre 2014