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Raphaël Draï, les prémisses d’une pensée juive vivante
La triste nouvelle vient d’être publiée par le site JForum : le professeur Raphaël Draï n’est plus. C’est avec une réelle émotion que l’on se penche sur l’apport considérable de cet homme, à la fois juriste, philosophe, exégète , à tous les domaines du judaïsme contemporain. Il fut un véritable éducateur de sa communauté. Toutes les communautés juives, même les plus petites, les plus éloignées de Paris, faisaient appel à lui. Et jamais il ne disait non : tous les juifs de France, et même au-delà, connaissaient ses travaux et appréciaient son dévouement aux causes du judaïsme et d’Israël qu’il défendait avec mesure et compétence.
On peut dire que la source de son inspiration était la Bible hébraïque qu’il interprétait en tant qu’exégète mais aussi en tant que juriste. Je pense notamment à sa brillante réfutation de la prétendue loi du talion (lex talionis) dans laquelle des esprits tendancieux voulaient voir les racines d’un judaïsme cruel, réduit à une stricte nomocratie, par opposition à un christianisme qui serait exclusivement porteur de charité et de bienveillance. Raphaël Draï rappelait alors avec finesse que la notion chrétienne de gracia, de grâce, n’était jamais que la traduction latine de l’hébreu héséd, grâce, bienveillance, ou selon la belle traduction anglaise : lovingkindness. Mais même cette mise au point ne fut faite qu’avec bonté, sans le moindre esprit vindicatif.
Je ne l’ai pas très bien connu, je ne l’ai vraiment rencontré que deux fois, mais j’ai toujours pris connaissance avec un grand intérêt de ses écrits. Il m’est impossible, comme cela, à froid, de mobiliser toutes les idées riches et productives q’il a mises en avant. Mais on peut dégager une idée centrale qui gît aux fondements de ses activités de penseur et d’éducateur : régénérer le judaïsme, revisiter son humus biblique si fructueux et redonner de l’espoir à ceux et à celles qui étaient à la recherche d’un maître digne de ce nom. Il nous fait redécouvrir l’humanisme biblique. Il se situait tout à fait légitimement dans la lignée d’hommes illustres (André Néher, Léon Ashkénazi, Emmanuel Lévinas, entre autres) qui avaient opté pour une pensée juive vivante, engagée dans son siècle et se tenant à distance d’une érudition sèche et desséchante.
A l’origine, rien ne semblait destiner à cette œuvre considérable cet homme qui fut un juriste compétent et respecté de ses collègues. Il avait été le doyen de la faculté de droit d’Amiens et son œuvre dans ce domaine reste considérable. Ces connaissances en matière juridique furent mises à profit dans ses commentaires bibliques. A la disparition du rabbin Léon ashkénazi, le célèbre Manitou, il avait courageusement relevé le défi et entrepris de combler ce vide, assumant ce rôle d’éducateur et de dispensateur de sagesse aux Juifs de l’espace francophone. Au cours de ces dernières années, on le voyait régulièrement sur la 5 dans la belle émission d’Yves Calvi. Mais cette notoriété nationale ne l’avait jamais éloigné de ses origines : la communauté juive de France et d’Europe.
Je repense à son engouement pour l’expression de banou Israël, les fils d’Israël, qui revenait régulièrement dans ses écrits. Comme Martin Buber et Franz Rosenzweig, il considérait la Bible hébraïque comme une source d’eaux vives, une parole vivante et vivifiante, celle du Dieu vivant. Pour lui, la Bible était et restait à tout jamais le document fondamental de la vie et de la pensée d’Israël dont la vocation première était justement l’universalisme.
On ne peut pas, eu égard à cette disparition soudaine, passer en revue de manière détaillée, l’ensemble d’une œuvre qui lui survivra tant elle est féconde et riche. Il s’était aussi confronté aux idées de Freud sur Moïse et le monothéisme, rejoignant ainsi le travail d’un autre grand historien, l’américain Yossef Hayyim Yerushalmi. Je me souviens aussi fort bien de son œuvre intitulée La sortie d’Egypte, couronnée par le Prix Wizo. Il y eut aussi un autre ouvrage intitulé La communication prophétique. Sans même parler de sa Lettre ouverte au cardinal Lustiger. Il y en eut tant d’autres.
Le professeur Draï avait fait quelques incursions remarquées dans le domaine des relations judéo-chrétiennes, refusant de voir dans la nouvelle religion la vérité de la sienne propre. Il n’acceptait pas cette théologie de la substitution dont même l’église finira par se distancier.
La sortie d’Egypte l’a passionné. Il sut apprécier le contenu révolutionnaire du livre de l’Exode qui marque effectivement les premiers pas d’une nouvelle nation sur la scène de l’histoire. Cet Exode, unique en son genre, dessine les contours d’un peuple qui se met en marche, animé par les impératifs de sa vocation : proclamer la doctrine révolutionnaire pour l’époque du monothéisme éthique. Cette sortie d’Egypte est le premier événement historique de portée nationale qui signe l’apparition d’un peuple en tant que tel, sur la scène de l’histoire universelle. Certes, la formation et la sensibilité religieuse du professeur Draï ne le conduisaient pas à reprendre à son compte les acquis de la critique biblique. Je l’ai dit plus haut et le répète : la Bible était à ses yeux la Parole du Dieu vivant, celui d’Abraham et non d’Aristote, celui de Juda ha-Lévi et non de Moïse Maimonide, un Dieu qui parle aux hommes, se révèle à eux, un Dieu en quête de l’homme, pour reprendre le titre d’un célèbre ouvrage du rabbin germano-américain Abraham Joshua Heschel. A l’époque, nous avions tous dévoré cet autre ouvrage de ce même auteur inspiré, Les bâtisseurs du temps, dont l’adaptation française est due à un autre grand éducateur de son peuple, Georges Lévitte.
A côté de ses multiples activités, notamment universitaires, le professeur Draï écrivait des tribunes libres pour différentes publications, notamment communautaires où il commentait, parfois avec une sévérité justifiée, les querelles et les conflits. Il se voulait un intellectuel engagé.
Né en Algérie au beau milieu de la seconde guerre mondiale, le professeur Draï était animé par cette volonté, si chère aux séfarades de ranimer le judaïsme français dont un des président du FSJU disait au milieu des années soixante, que c’était un désert. Il voulait que l’identité juive réaffirme avec forces tous ses droits face à la culture européenne. Il considérait avec raison que jusqu’en 1962, date du rapatriement des Juifs d’Algérie, les anciennes institutions avait fait au milieu ambiant de larges concessions qui avait conduit à une assimilation galopante. Mais ce brillant juriste ne rejetait pas en bloc la culture européenne, il exigeait cependant que l’identité juive ne fût pas réduite à la portion congrue.
Il est difficile de dire de manière péremptoire tout ce que cet homme a apporté à la communauté juive de notre pays. Je pense qu’il fut un éducateur, un champion de la diffusion de la culture juive : il a aidé de toutes ses forces ses coreligionnaires à redécouvrir le bonheur d’être juif sans avoir à renoncer à l’essentiel.
Maurice-Ruben HAYOUN