Les racines chrétiennes ou plutôt judéo-chrétienne de l’Europe
Depuis longtemps j’ai été conduit, par mes fréquentations et mes rencontres, à m’interroger sur la culture historique de nos ministres et dirigeants politiques de France et d’ailleurs . Dans contexte, je n’ai jamais oublié la remarque désabusée mais pleine de sens d’un ami préfet de région, aujourd’hui retiré des affaires, qui mit fin à mes illusions sur la lucidité et la culture de nos hommes politiques. Il me tint alors en substance le discours suivant : cher Maurice-Ruben, comme tous les êtres intelligents et cultivés, vous imaginez que ceux qui nous gouvernent, de droite comme de gauche, sont comme vous ; Eh bien, détrompez vous !
Et je n’ai pu m’empêcher de penser à cette sagace remarque en écoutant les déclarations aventureuses de l’ancien ministre français des finances Pierre Moscovici, aujourd’hui commissaire européen. Et je rejoins sur ce point l’appréciation sensée et très fondée de Renaud Girard dans Le Figaro du 10 Mai : si les racines culturelles de notre contient ne sont pas judéo-chrétiennes, alors d’où viennent-elles ? On se le demande ! En fait, l’ancien ministre, bien qu’énarque, n’a pas révisé ses livres d’histoire. S’il avait lu quelques lignes du philosophe Emmanuel Levinas (ou s’il s’était simplement adressé à l’autre Emmanuel du gouvernement, un certain Macron qui a étudié la philosophie à l’Université, tout en devenant banquier) il aurait trouvé l’éclairante définition suivante de notre continent : l’Europe, c’est la Bible et les Grecs ! Quelle profonde lucidité ! Et j’ajoute pour ma part, moi qui suis à la fois un philosophe médiéviste et moderniste que l’authentique constitution spirituelle de l’Europe n’est autre que le Décalogue, le fameux tu ne tueras point, tu respecteras tes parents, etc… Car au fondement de toute constitution politique gît, comme chacun sait (à l’exception peut-être de Pierre Moscovici qui aurait dû l’apprendre au Talmud Tora), un principe spirituel, L’homme n’est pas seulement un homo economicus mais un être spirituel. Ou pour le dire en termes bibliques, l’homme ne vit pas que de pain (lo al ha-léhém levoda yhyé ha-adam).
Pourquoi cette amnésie ? Laissons de côté l’ignorance, l’inculture des uns et des autres ; on découvre en creusant un peu une sorte de haine de soi, ce non acceptation de soi, de son histoire et de son patrimoine spirituel. Certes, ce n’est pas à l’auteur de ces lignes dans cette Tribune de Genève, qu’on rappellera les fautes, les crimes graves, impardonnables, inoubliables de cette Europe qui avait nié lors de la Shoah, ses racines vétérotestamentaires et néotestamentaires, perpétrant le plus gigantesque des massacrées de tous les temps. Mais est-il permis, est-il simplement juste de réduire l’Europe à cela ?
L’Europe chrétienne, nourrie par un humus, un sol nourricier juif, a régénéré les peuples païen, elle leur a appris à vivre, elle leur a enseigné un sens de l’existence humaine sur cette terre, elle leur a appris à mourir, leur inculquant que la mort n’était pas la fin de tout, qu’il y avait un au-delà, une vie après la mort, une immortalité de l’âme. Bref elle implanté dans leur cœur l’idée du monothéisme éthique.
Un juriste allemand au passé loin d’être sans tache, Carl Scmitt, compagnon de route des Nazis, avait réuni, au début des années vingt, quatre conférences (traduite en français chez Gallimard), auxquelles il donna le titre suivant : Politische Theologie : Théologie politique). Il y expliquait que tous les thèmes politiques de l’Europe moderne étaient le fruit d’une laïcisation, d’une sécularisation d’idées bibliques : solidarité entre les générations, instauration d’un jour de repos hebdomadaire, respect de la vie humaine, respect de la dignité humaine (l’homme créé à l’image de Dieu), sécurité sociale, etc… Même l’idée des Lumières au sujet de l’infinie perfectibilité de l’homme peut se rattacher à l’idée messianique d’un monde meilleur, développée par les prophètes d’Israël. Il est donc permis de parler d’une genèse religieuse de la politique..
Ceux qui nient les racines chrétiennes ou judéo-chrétiennes l’Europe n’ont pas lu les grands maîtres qui ont façonné l’idéologie du continent : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Maimonide, Maître Eckhard, Spinoza ; j’ajouterai, pour ma part, des représentants musulmans de la philosophie grecque : Al-Farabi, Ibn Badja et Averroès.
Pour ce qui est de l’époque moderne, je me contenterai de citer quelques philosophes allemands, juifs, catholiques ou protestants : Moses Mendelssohn, on l’oublie toujours, fut le pionnier de la laïcité dès 1783 dans son ouvrage Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme. Kant, Fichte et Hegel ont mis en avant l’universalité de la loi morale. Certes, la conscience morale dépassait la Révélation mais elle en demeurant la fille et l’héritière… Et Hegel, ne l’oublions pas, a écrit un essai biographique (Vrin, 2009) de Jésus… Tous ces penseurs ont démontré la compatibilité de l’identité judéo-chrétienne et de la culture européenne.
On se souvient que Lionel Jospin et Jacques Chirac s’étaient jadis opposés à la proposition allemande de parler des racines spirituelles et religieuses (geistig-religiös) de notre continent. Grave erreur car quand on a des convictions on se mobilise pour les défendre.
Je finirai sur une note un peu désabusée : je rends hommage au pape François qui nous incite au partage et à l’ouverture à notre prochain. Mais il ne faut pas exclure le prochain quand il est des vôtres. En ramenant dans son avion quelques syriens musulmans le pape aurait dû offrir le même hospitalité à des chrétiens. L’un n’empêche pas l’autre.
Ne dit-on pas que charité bien ordonnée commence par soi-même ? Et si l’exemple vient de si haut, alors…
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 11 mai 2016