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Elie Wiesel, tel qu’il fut et tel que je l’ai connu…

 

Elie Wiesel, tel qu’il fut et tel que je l’ai connu…

A l’annonce hier soir de la disparition d’Elise Wiesel chez lui à New York, je me suis aussitôt souvenu d’un vieil apologue talmudique, si souvent cité par Emmanuel Levinas lui-même : ne crois en toi que le jour même de ta mort (al ta’amin al atsmékha ad yom motekha. Qu’est-ce à dire ? Dans le cas qui nous occupe, la disparition d’un grand homme, d’un grand maître, bien au-delà des quatre coudées de la dimension juive, nous rend conscient de notre dette à son égard.

Et si j’ose aujourd’hui prendre la plume pour témoigner en toute modestie de la grandeur de cet homme, c’est parce qu’au fil des ans, j’ai pu mesurer l’influence qu’il a exercée sur moi, comme sur des millions d’individus, juifs et non-juifs, puisqu’il fut même Prix Nobel de la paix…

Je l’ai rencontré au moins deux fois physiquement dans ma vie, mais spirituellement la lecture passionnée de ses livres m’a mis à son contact des centaines de fois.

 

Elie Wiesel, tel qu’il fut et tel que je l’ai connu…

La première fois, j’étais moniteur de colonies de vacances dans la région niçoise et Elie Wiese, son épouse et la fille de celle-ci étaient venu passer quelque temps au soleil. Il fallait trouver un lieu de villégiature pour la jeune demoiselle tandis que les parents pourraient profiter du beau temps et des environs. Elie Wiesel partagea notre modeste déjeuner et à l’heure du café, accepta de dire quelques mots. Je me souviens encore très bien de cet échange où le jeune homme impétueux que j’étais (21 ans !) s’engagea dans une grande discussion avec un homme dont l’aura était déjà considérable. Elie Wiesel m’écouta avec attention, me demanda mon nom et répondit à mes questions avec une infinie patience.

Comment avais-je entendu parler de lui ? Le premier à m’avoir dit des choses sur l’écrivain fut un de ses amis qui relisait ses livres, le conseillait sur les choix de maisons d’éditions et qui était devenu son famulus, était Georges Lévitte, le père de l’ambassadeur de France Jean-David Lévitte. Cet homme qui a beaucoup compté dans mon développement intellectuel fut le premier à me mettre en garde contre un savoir livresque et à avoir insisté sur la nécessité d’une rencontre avec autrui. La vérité n’est humaine que parmi les humains, me dit-il, paraphrasant un mot célèbre de Hegel.

Auparavant, avant même de me présenter au baccalauréat, je découvris à la bibliothèque de Boulogne Billancourt, les ouvrages d’Elie Wiesel : L’aube, La nuit, Le jour, dont la lecture m’avait à la fois passionné et bouleversé. Comment était ce possible ? Certes, mes parents qui s’étaient mariés le 13 mars 1941 avaient une claire connaissance de la Shoah et avaient vécu les lois anti-juives de Pétain. Mon père m’avait maintes fois parlé de la haine hitlérienne des juifs mais je n’avais encore jamais lu de tels témoignages. Jamais lu un adolescent de 15 ans , narrant ce qu’il avait vécu dans les camps de concentration, l’horreur à bout portant.

Né en Roumanie, Wiesel faisait donc partie de la communauté juive de ce pays, jadis la plus importante d’Europe après la Pologne. Comme je l’ai appris plus tard par le Grand Rabbin Alexandre Safran, lui aussi issu de Roumanie dont il devint à un âge très tendre le guide spirituel et le représentant à la chambre des députés, la population juive avoisinait les huit cent mille âmes.… Donc nettement plus que les Juifs de France. Et ce qui faisait de cette communauté roumaine une cible de choix des nazis.

Je me demande si je mesure à sa juste valeur l’influence de ces livres de Wiesel sur mon développement intellectuel. Nul n’ignore mon tropisme germanique et je me demande si, à 18 ans, ce ne furent pas les livres de Wiesel (La ville de la chance, Les portes de la forêt, et tant d’autres), qui m’orientèrent définitivement vers cette Allemagne spirituelle que j’érigeais, sans le savoir, comme un pôle opposé à la barbarie. Il fait, en étudiant le legs intellectuel de ces Juifs allemands assassinés, redonner vie à leurs œuvres impérissables, les sauver de la destruction et de l’oubli. En somme, les faire revivre. Et je dois dire d’emblée que dans aucun livre de Wiesel je n’ai trouvé des paroles de haine ni d’appel à la vengeance… Il est vrai que pour cet humaniste, pour cette conscience de la conscience juive, il y allait de l’observance du premier commandement de la Tora : lo tikkom we-lo-tittor : tu ne te vengeras point, tu n’exerceras pas de représailles. Pas de vendetta, même si la justice humaine n’a rien à voir avec la justice divine. Je pense à un dicton allemand qui s’énonce ainsi : les moulins de Dieu savent moudre lentement, lentement mais toujours efficacement ( Gottes Mühlen mahlen langsam, langsam, aber fein) . Rien le lui échappe durablement…

On pourrait penser que Wiesel a dérogé à cette règle absolue, mais si difficile à observer, lorsqu’il adjura le président Ronald Reagan de ne pas se rendre au cimetière militaire de Bitburg au motif que dans ce lieu reposaient d’anciens SS… Wiesel considérait simplement qu’une telle visite était une offense aux victimes de ces hommes, réputés pour leur inimaginable barbarie.

Ma seconde rencontre avec Wiesel eut lieu alors que j’avais déjà quarante-cinq ans et se déroula dans le cadre du consistoire de Paris dont je fus le secrétaire-rapporteur. Toujours au cours d’un déjeuner et là, je dois dire que je bus les paroles du grand maître sans rien dire. Nous eûmes juste l’occasion de mentionner le nom de Georges Lévitte pour rendre ensemble hommage à sa mémoire. Il prit la parole pour insister sur la nécessité d’une règle éthique valable pour tous et applicable par tous.

Elie Wiesel nous a appris que l’identité juive contemporaine reposait sur un trépied, Lévinas parlait lui, en 1947, de trois grosses pierres qui s’emboîtaient maladroitement. Wiesel parlait lui aussi de la fidélité au fait juif, du souvenir sacro-saint de la Shoah et de l’attachement à l’Etat d’Israël. Toute la quête identitaire juive de notre temps gravite autour de cette «trinité» judéo-hébraïque.

C’est, entre autres, cela, le legs spirituel d’Elie Wiesel. Après avoir échappé aux camps de la mort, il a choisi notre pays pour faire ses études et apprendre le français. C’est dans cette langue qu’il s’exprimait volontiers, même s’il dominait parfaitement l’anglais, le yiddish, l’hébreu et l’allemand. Ce fait renforce notre lien avec lui.

Mais avant de clore ce modeste témoignage, il faut dire un mot de son amitié avec François Mauriac, grand catholique devant l’Eternel qui témoigna au jeune réfugié juif un intérêt et une amitié qui ne se sont jamais démentis. N’oublions pas Claudel , non plus, ainsi que la relation quasi fraternelle de Wiesel avec Aaron Lustiger, devenu après sa conversion, Jean-Marie cardinal Lustiger.

Pour le grand public français, Wiesel n’était donc pas un inconnu, notamment grâce à ses magnifiques émissions télévisées sur le livre de Job en compagnie de notre ami Josy Eisenberg

Wiesel a dû méditer cette phrase de Rosenzweig dans l’Etoile de la rédemption : Dieu a certes créé le monde, mais il n’a créé aucune religion.

Ceci devrait nous inciter à placer les valeurs humanistes au-dessus, bien au-dessus des convictions religieuses, génératrices parfois d’incompréhensions et de conflits sanglants.

C’est aussi cela l’héritage spirituel légué à nous par Elie Wiesel.

Maurice-Ruben HAYOUN

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