Lettres d’Israël IV : Au bord de l’eau
Dans une station balnéaire avec des kilomètres de plage au sable fin sans le moindre galet, un peu comme à Agadir, la baignade compte beaucoup. Les gens sont là, certes en moindre nombre qu’au cours du mois d’août où se déversent ici toutes les banlieues de Paris, mais on ne peut pas dire que la plage soit déserte, comme dirait Aznavour.
Ici, comme dans les rues de cette ville balnéaire, le français est la langue la plus usitée, avant l’hébreu et le russe. C’est une véritable mosaïque qui se déploie sous vos yeux. En général, mis à part le mois d’août, je peux lire tranquillement des textes difficiles (Heidegger, Arendt, etc…) et la plage n’est guère brillante. Tout cela change lorsque les Français viennent.
Ce sont eux, d’ailleurs, qui sont aussi là, mais ce n’est pas la même clientèle. Il s’agit principalement de retraités français qui ont fait leur alya mais qui n’ont pas coupé tout lien avec la France. Leurs conversations gravitent toujours autour des mêmes sujets : le taux de convertibilité de l’Euro, monnaie en laquelle est libellée leur pension… Ensuite viennent les difficultés d’insertion surtout pour des personnes âgées qui ne peuvent pas assimiler l’hébreu. J’ai même entendu une dame dire : nous sommes ici des analphabètes ! Elle a raison, mais à qui la faute ? Certes, il faut avoir de la compassion pour des gens d’un certain âge, peu cultivés mais qui ne sont plus en mesure d’acquérir les bases d’une langue sémitique, si différente du français, langue indo-européenne. Et qui sont perdus, incapables de déchiffrer l’alphabet hébraïque, de comprendre ce que leur dit le guichetier de la banque. Heureusement il y a un francophone qu’on appelle à la rescousse ; mais au lieu de durer cinq minutes, l’explication prend une bonne demi-heure.
On entend aussi des critiques accablantes contre les Israéliens, surtout les commerçants et les artisans qui considèrent ceux qui viennent de l’extérieur, comme de véritables vaches laitières, taillables et corvéables à merci. Il y, certes, à prendre et à laisser. Il est indéniable que l’Israélien moyen abuse de l’inexpérience et ou de la naïveté du nouveau venu qui se croit protégé de tous ces requins par d’hypothétiques ou imaginaires valeurs juives. Je ne vais pas donner d’exemples que les antisémites pourraient nous envoyer à la figure.
Si vous voulez acheter des cartes sim, réparer votre portable, faire marcher votre téléviseur, remettre à jour la climatisation ou l’eau chaude, c’est un véritable parcours du combattant. Je puis en parler en connaissance de cause. D’autres subissent comme un traumatisme les vicissitudes entourant l’achat d’un appartement. Ici, tous les avocats sont aussi notaires et les choses ne se passent pas toujours sans accrocs.
Un vieille dame, non loin de mon transat, hurle au téléphone en français sa mésaventure de ce matin même à la banque. On l’a fait attendre, elle a à peine pu visiter son coffre… Une autre se plaint des incivilités de l’Israélien moyen qui ne dit jamais ni bonjour ni merci… C’est du moins ce que ces braves dames disent. Mais elles n’ont pas entièrement tort…
Il existe incontestablement un fossé entre les deux cultures, celle du pays d’origine et celle du pays d’accueil. Quiconque s’attendrait à trouver ici le même service qu’en Europe, en France ou en Suisse, ferait fausse route et se préparerait de tristes lendemains.
Comment s’explique cette rugosité israélienne ( ha hispous ha israélien) ? La guerre, les lendemains incertains, une administration tatillonne, les périodes militaires obligatoires, la vie chère, le terrorisme, la pression des religieux, la crise du logement, l’enseignement supérieur payant ? Ou d’autres choses ? Peut-être une volonté délibérée animant les éducateurs et les pédagogues israéliens de produire un Juif nouveau, fier de lui-même, valeureux, courageux, défiant le monde entier… J’y crois un petit peu et ce n’est pas pour me déplaire. Mais cela reste difficile à supporter car l’éducation reçue ne s’emboîte guère avec ce qui se passe en Israël.
A toutes ces récriminations, plus ou moins fondées, les Israéliens natifs, les sabras, répondent que ce n’est rien, comparé aux défis que le pays doit relever à toute heure du jour et de la nuit, confronté à la méchanceté, à la cruauté des ennemis d’Israël qui proclament urbi et orbi sa disparition. Mieux vaut un soldat courageux, valeureux qu’un individu policé et bien élevé…
Comment départager les deux parties ? Comment établir une passerelle entre ces deux visions ? La société israélienne évolue selon des critères qui lui sont propres. Elle bouge sans cesse, comme les routes et les infrastructures de ce pays. Certains sont pour d’autres sont contre. Sommes nous à l’orée d’un point de fracture ? J’espère que non, même si la vraie cassure oppose les religieux aux laïcs.
Selon moi, l’élite rabbinique locale n’a pas accompli l’effet qu’on attendait d’elle. Elle se préoccupe plus de son pouvoir d’achat et de sa situation matérielle que de l’avenir spirituel de la nation. Or, mis à part les rabbins, aucun autre corps n’est en mesure de le faire.
On m’a raconté des comportements de gardiens de la foi qui font flèche de tout bois pour s’assurer des revenus et un niveau de vie confortable. Je ne suis pas contre. Mais le rabbinat est une vocation, ce n’est pas une profession avec échelle mobile des salaires ou cumul de points de retraite. Israël est très fort militairement, c’est bien et c’est même rassurant. Mais il ne doit pas accumuler les retards spirituellement.
Il nous faut des rabbins convaincus, fidèles, conscients de leurs devoirs vis à vis de nous tous. Il faut laisser à d’autres le trafic ou le commerce des indulgences. On oublie que pour être un Etat juif et le rester il faut que cette condition soit remplie : le respect des enseignements de la Tora, d’abord par ceux qui sont chargés de l’enseigner au kelal Israël…
(Prochaine lettre d’Israël V : Au bord le Mer morte)