Le 30 octobre 2017 aura lieu à Riga (Lettonie) un colloque sur La Réforme et ses conséquences politiques, à l’initiative de l’Académie Européenne «société et religion», sous le haut patronage du Conseil de l’Europe. Le professeur Maurice-Ruben HAYOUN y prononcera une allocution intitulée : Judaïsme et protestantisme, qu’on lira ci-dessous
Judaïsme et protestantisme : survol de l’interaction de deux faits culturels et religieux en Europe.[1]
A l’évidence, ces deux courants culturels et religieux ont, à des degrés divers et même parfois conjointement, façonné la spiritualité et la culture européennes sous toutes leurs formes. Nous savons depuis le Traité décisif d’Averroès que la religion est la première éducatrice de l’humanité. Grâce à des prêches ou à des sermons prononcés dans des édifices religieux, même les hommes les plus éloignés de la culture, ont eu un certain accès à l’univers de la philosophie religieuse.
Ces deux religions, judaïsme et protestantisme, n’ont, certes, pas eu le même impact, mais leur rencontre revêt une importance non négligeable dans l’histoire de la culture européenne, ancienne comme contemporaine, et aussi dans l’élaboration d’une philosophie politique moderne. Le protestantisme ne s’est détaché du catholicisme romain qu’après plus d’un millénaire et demi de vie commune. Alors que le judaïsme, suivi de sa fille rebelle qu’est l’église, gît, depuis toujours, au fondement même de l’âme de l’Europe…, Aux côtés Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Maimonide et Averroès, le judaïsme fait donc partie des pères spirituels de l’Europe.
Le 30 octobre 2017 aura lieu à Riga (Lettonie) un colloque sur La Réforme et ses conséquences politiques, à l’initiative de l’Académie Européenne «société et religion», sous le haut patronage du Conseil de l’Europe. Le professeur Maurice-Ruben HAYOUN y prononcera une allocution intitulée : Judaïsme et protestantisme, qu’on lira ci-dessous
Judaïsme et protestantisme : survol de l’interaction de deux faits culturels et religieux en Europe.[1]
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En dépit des persécutions, de rejets, de caricatures souvent dégradantes et d’accusations infondées et mensongères (notamment de meurtre rituel) depuis plus d’un millénaire et demi, le judaïsme a assisté avec une certaine fascination à la naissance du protestantisme et observé son développement plus ou moins librement sur le sol européen. Car, dès le XVIe siècle, l’idéologie protestante qui avait fait de la Bible hébraïque son livre de chevet, a sérieusement attaqué cette conception catholique qui a voulu opposer la tradition juive ancienne à la religion de Jésus. Pour le protestantisme naissant, et même plus tard, mise à part certaines attitudes isolées, la tradition juive n’a pas été l’ennemi à abattre.
Comme l’écrivait si justement Blandine Kriegel (en 2006, dans une conférence prononcée à Bruxelles), les Protestants ont aidé les juifs à transformer cet universel abstrait (comme le leur reprochait la philosophie allemande) en un universel concret. C’est la main secourable du protestantisme qui a permis cette mutation bénéfique pour l’humanité civilisée et pour la nouvelle approche du judaïsme dans l’histoire des idées et de la philosophie politique moderne. Nous y reviendrons plus bas en parlant de Jean Bodin, Hobbes, Spinoza et Mabillon.
Le protestantisme se confond, du moins à ses débuts, avec le courant luthérien qui a fait ses premiers pas dans l’aire culturelle germanique, c’est-à-dire, en gros, dans l’Europe du nord. Or, cette partie du monde est connue pour avoir abrité de grands centres de populations juives, notamment à Hambourg , où ce nouveau courant religieux exerça une influence déterminante. Toute l’histoire culturelle de l’Europe en a été imprégnée et c’est ainsi qu’on en est venu à parler d’un «protestantisme culturel», en allemand Kulturprotestantismus .
Sans vouloir brûler les étapes ni aborder directement le début du XIXe siècle judéo-allemand, je signale que le grand philosophe judéo-allemand Hermann Cohen (mort en 1918), fondateur de l’école néo-kantienne de Marbourg, a incontestablement subi une influence de l’idéologie protestante (qu’il aimait bien, par ailleurs) en parlant de sa propre religion, le judaïsme, comme d’une Kulturreligion, c’est-à-dire une religion qui avançait main dans la main avec l’évolution culturelle de son temps, combattait l’ignorance et promouvait l’étude de la Bible au rang de valeur religieuse suprême… Cela représentait une nouveauté absolue en comparaison de l’attitude catholique. Ce lien a rapproché le judaïsme du protestantisme[2] qui plaidait en faveur du libre examen des Ecritures alors qu’un certain catholicisme médiéval interdisait aux petites gens d’entreprendre une lecture des textes sacrés sans l’étroite surveillance d’un clerc.
Mais reprenons les choses depuis le début. Lorsque Luther apparaît sur la scène de l’histoire religieuse de notre continent, il est scandalisé par la déchéance morale, politique et théologique de la papauté romaine lors d’une visite dans la capitale italienne. Il est révolté par la vente des indulgences et par le mode de vie princier des prélats, sans même parler de l’un des successeurs de Pierre qui menait, à la face de tous, une vie aux mœurs dissolues… Pour le jeune moine augustinien, c’en était trop : c’est dans ce rejet des indulgences, pratiquées pour financer la construction de la somptueuse basilique Saint-Pierre à Rome, que s’enracine la doctrine luthérienne de la Grâce : ce que Dieu donne, il le donne à qui il veut et l’argent n’est d’aucun secours pour parvenir à la félicité éternelle. Or, la papauté avait émis un dicton qui suscita l’indignation du futur Réformateur : Aussitôt que tinte la pièce dans le coffre, s’évade l’âme du purgatoire… Et c’est ainsi que naquirent les 95 thèses de Luther placardées en 1517 (Thesenanschlag) sur le portail de l’église de Wittenberg.
Ce qui retient ici toute mon attention, c’est l’attitude de Luther vis-à-vis du judaïsme, sans toutefois m’y limiter car ce serait méconnaître de multiples actions bienfaisantes menées conjointement par ces deux confessions.
Malgré une franche hostilité à l’égard des juifs et de ce qu’ils représentaient à ses yeux, Luther commença par adopter une attitude faussement conciliante, dénonçant le traitement des juifs par l’église catholique romaine qui ne leur accordait guère plus de considération qu’à des chiens (sic). Il va même jusqu’à rédiger un libelle intitulé Jésus, notre Seigneur, est né juif (geborener Jude)(1523). Mais cela n’a évidemment pas suffi à convaincre les rabbins contemporains de le suivre, même si certains d’entre eux acceptèrent de l’aider à rendre en allemand des versets difficiles du Pentateuque, traduction entreprise dans son refuge, au château de la Wartburg. Pour faire court, trois ans avant sa mort, c’est-à-dire, en pleine possession de ses moyens, et alors que sa pensée n’était plus susceptible de changer en profondeur, il commit un terrible pamphlet intitulé Les Juifs et leurs mensonges où il procède à une exécution sommaire de la religion d’Israël. Mais, je le répète, il ne faut pas s’y arrêter entièrement, car la doctrine protestante, en constante évolution, a fini par prendre ses distances avec le Réformateur sur ce point précis. Ce ne fut pas chose aisée car l’attaque menée fut, comme on va le voir succinctement, très violente. Aujourd’hui, les relations entre la fédération protestante et la communauté juive sont au beau fixe, d’autant que des intellectuels comme Jacques Ellul ont toujours avec l’état d’Israël des relations fraternelles.
Voici quelques échantillons des «préconisations» de Luther pour faire pièce à ce qu’il considérait comme un véritable travail de sape de l’exégèse talmudique de la Bible contre les fondements du christianisme : il faut, écrivit-il, brûler leurs synagogues, détruire leurs livres sacrés, notamment le Talmud, interdire aux rabbins d’enseigner, expulser les juifs des marchés et des villes, les exproprier et aussi les soumettre à des travaux forcés. Toutes ces idées s’éloignaient gravement de la douceur évangélique qui enjoint, avant toute chose, d’aimer son prochain.
Mais au sein de l’histoire religieuse, on doit distinguer entre l’attitude incompréhensible (aux yeux de nos contemporains) du Réformateur qui reflétait l’idéologie de son temps, et l’évolution du protestantisme qui a aussitôt pesé de manière indubitablement positive sur le développement, voire même l’amélioration et la modernisation du judaïsme, notamment dans l’aire culturelle germanique. Les Juifs ne se sentaient plus seuls : un éminent rabbin de l’Allemagne du nord Jacob Emden (ob. 1776), qui entretint une correspondance avec Mendelssohn, nous confie dans son autobiographie (Meguillat séfer, traduite en français au Cerf en 1996) que cette attitude des Protestants marquait l’apparition d’une approche nouvelle, moins dogmatique, des Ecritures.
Mais déjà au XVIIe siècle à Amsterdam, havre de paix pour ceux qui fuyaient la théocratie et l’intolérance religieuse des tribunaux de l’Inquisition, la cité hollandaise offrait un abri sûr aux marranes et aux libres penseurs comme le juif Spinoza. Nous y reviendrons plus bas en citant un long extrait de l’étude de Blandine Kriegel, signalée supra.
Le véritable adversaire de la réforme protestante n’était pas le judaïsme talmudique mais bien l’église catholique romaine dont les théologiens évangéliques ne supportaient plus les dogmes et les déviations religieuses. Alors que l’église avait, durant toute la période médiévale et même au-delà, interdit de lire directement la Bible hors la férule d’un moine ou d’un ecclésiastique quelconque, les Protestants avaient promu comme idéal suprême le libre examen de l’Ecriture. Ils rejetaient certains dogmes essentiels auxquels l’église tenait comme à la prunelle de ses yeux. Ce faisant, quelques exégètes réformés puisèrent dans les commentaires bibliques des juifs pour tenir en échec leurs anciens frères, devenus leurs ennemis jurés. On peut donc parler d’une sorte d’alliance objective entre deux communautés religieuses en butte aux persécutions d’une même église majoritaire dont le credo bafouait leur idéal d’une vie religieuse réussie et épanouie. Mais surtout en accord avec la conception qu’ils se faisaient de la liberté de conscience…
Laissons de côté Abraham ben Méir ibn Ezra (ob 1160), considéré avec Spinoza comme l’un des pères de la critique biblique, pour nous arrêter quelques instants sur la grande figure du philosophe juif des Lumières Moses Mendelssohn dont l’amitié avec Gottlob Efraïm Lessing, fils d’un pasteur luthérien et futur éditeur des Fragments d’un anonyme (Hermann Samuel Reimarus) est devenue légendaire grâce à sa pièce de théâtre Nathan der Weise. C’était l’incarnation même de la personne de Moses Mendelssohn. Lessing met dans la bouche de son personnage juif cette merveilleuse formule, attribuée à Dieu : je n’ai jamais voulu que tous les arbres de la forêt aient la même écorce. En clair, Dieu lui-même souhaite, exige la diversité religieuse. Et tous les êtres ont la même essence, seule la superficie, l’extérieur, est diffèrent. Et nous voyons dans la correspondance de ce juif des Lumières, de multiples échanges épistolaires avec des exégètes protestants qui portaient sur des idées théologiques, des interprétations de passages bibliques obscurs et des critiques bienveillantes. Mendelssohn a aussi beaucoup contribué à l’ADB (Allgemeine Deutsche Bibliographie) ouvrant la voie à une collaboration fructueuse interreligieuse.
Dans le Béour, sa propre traduction allemande commentée, -imprimée avec des caractères hébraïques car les enfants du ghetto ne déchiffraient pas le gothique- et réalisée avec l’aide de toute une équipe d’autres juifs, pieux mais éclairés, Mendelssohn a voulu montrer que ses coreligionnaires pouvaient occuper une place honorable dans la société allemande de son temps. Lui aussi ressentit, comme ses collègues protestants, la nécessité de dépoussiérer les traductions existantes de la Bible et d’en donner une version nouvelle, sans rompre avec l’interprétation traditionnelle. Même si ce Béour commença par être mis au pilori par les orthodoxes de son temps… Et contrairement à ceux qui exigeaient (comme Luther, d’ailleurs) l’existence préalable d’une fusion entre l’appartenance nationale et l’appartenance religieuse, Mendelssohn penchait pour la neutralité religieuse de l’Etat, ce qui en fait l’un des théoriciens précurseurs de la laïcité. . Il fallait une diversité religieuse dans la société, l’état ne pouvait plus se contenter d’être un simple état chrétien et d’exclure de son sein tous ceux, parmi les plus méritants et les plus qualifiés, au motif qu’ils pensaient, croyaient et priaient autrement.
En termes d’aujourd’hui, Mendelssohn explique dans son livre Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme (Berlin, 1783) qu’il faut procéder à un découplage entre la foi d’un individu et la fonction à laquelle il peut aspirer dans le cadre social. En d’autres termes, on ne devait pas écarter les juifs de certaines fonctions au seul motif qu’ils étaient juifs… En agissant ainsi, il suivait les préconisations de Christian Wilhelm von Dohm qui se rendit célèbre par la rédaction de la fameuse contribution à l’Emanicpation, De l’amélioration sociale des juifs (Über die bürgerliche Verbesserung der Juden).
Une certaine idéologie d’inspiration protestante est à l’œuvre ici : ayant subi les persécutions et les brimades en tant que minorité religieuse, les Protestants ne pouvaient négliger le sort des juifs, même si leur comportement n’était pas toujours dénué d’arrière-pensées empreintes de prosélytisme. D’ailleurs, lorsque au cours du XIXe siècle allemand, les juifs voulurent intégrer la bourgeoisie allemande, ils choisissaient plus facilement l’église évangélique que l’église catholique romaine dont les dogmes les rebutaient. Dans son autobiographie, Salomon Maimon (1752-1800) se gausse sans retenue d’un ecclésiastique qu’il assaille de questions alors qu’il était venu le voir pour envisager sa propre conversion. Le nombre de ces conversions est frappant: Heinrich Heine rallia l’église protestante, même la fille aînée de Mendelssohn, devenue Dorothea von Schlegel commença par adhérer au protestantisme avant de se faire catholique… Même le beau-père de Thomas Mann, le célèbre mathématicien Alfred Israël Pringsheim (1850-1941) s’était converti au protestantisme… On a fini par parler d’une véritable épidémie de conversions (Taufepidemie). Et les Protestants ont pu profiter de cet afflux.
Toutefois, ce ne fut pas là l’axe central de l’idéologie religieuse des Protestants qui allaient marquer aussi l’histoire politique du continent d’une manière indélébile. Ils partageaient avec les juifs persécutés le même souci d’élucider correctement le sens des Ecritures sacrées et la volonté de vivre dans une structure sociale moins autoritaire et moins théocratique.
Sans les Protestants qui donnèrent l’exemple en ouvrant la voie, nous n’aurions jamais eu une si riche et si féconde science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) qui préconisait l’approche historico-critique de la Bible et de tout l’effort intellectuel des juifs à travers les âges. Ce sont des penseurs et des théologiens protestants qui donnèrent le tempo. Les juifs ont imité cet effort moderne d’interprétation des Ecritures. Ceci est particulièrement frappant chez Hermann Cohen pour lequel Luther, en dépit de ses outrances, avait ouvert la voie à une véritable liberté religieuse. Je note que ce fut un protestant Paul Rabaud-Saint-Etienne qui, en 1789, exigea qu’on parlât de liberté religieuse et non plus de simple tolérance… Il est indéniable que c’est son propre vécu religieux et celui de sa communauté qui l’y incitèrent.
Nous avons découvert des racines protestantes à la Science du judaïsme, il faut aussi dire que la réforme et le libéralisme au sein du judaïsme allemand et, par la suite, américain, se sont tant inspirés du rite et du décorum protestants. Même la tenue vestimentaire des rabbins, l’orgue, le prêche synagogal du vendredi soir et des grandes fêtes juives avaient des allures inspirées par l’église réformée. Songez que certains rabbins de Vienne au cours du XIXe siècle ne se faisaient plus appeler Rabbiner, mais Prediger. Le cas le plus célèbre est celui du Dr Adolf Jellinek, grand précurseur des études kabbalistiques menées par la suite par Gershom Scholem, qui signait, Dr Jellinek, Prediger zu Wien !! (Prédicateur à Vienne)
Et toujours comme leurs compatriotes protestants, les rabbins tenaient leur sermon en haut allemand, bannissant toute référence à une langue étrangère (i.e. l’hébreu) : cet article figurait en bonne place dans les règlements synagogaux de Vienne.
Je voudrais, avant d’aller plus loin, citer ici les sagaces paroles de Blandine Kriegel sur notre sujet, et notamment l’alliance historique des juifs et des Protestants pour faire émerger les structures d’un Etat républicain moderne, à l’abri de la tyrannie sociale et de la ségrégation politique :
Contrairement à ce qui se faisait précédemment, on a puisé dans l’histoire juive, dans l’histoire des Hébreux, «d’utiles exemples» pour la construction de l’Etat républicain moderne ; on a déduit les droits de l’homme, non à partir du droit romain, mais à partir des Ecritures. Et dans tout le courant anticartésien (Hobbes, Pascal, Mabillon, Spinoza), on a adorné les valeurs traditionnelles du christianisme, la foi, l’espérance et la charité, par des valeurs non moins fondamentales du judaïsme, comme la loi, la vérité et la justice.
Mabillon va même jusqu’à demander de faire coïncider piété et vérité…
(…) Cette ignorance de l’historiographie[3] religieuse par l’historiographie moderne a fait deux victimes privilégiées en la personne des médiateurs de la philosophie juive dans le monde moderne, je veux parler des MARRANES et des PROTESTANTS. Les marranes qui non seulement étaient des juifs, des juifs cachés qui très souvent judaïsaient en secret, au péril de leur vie, et des Protestants qui avaient fait de la Bible leur livre de chevet et qui se sont unis aux juifs dans un même combat contre Rome et la papauté…
Cette évacuation des marranes et des Protestants a acculturé l’idée que la seule entrée des juifs dans le siècle n’a pu s’opérer qu’avec la Haskala, c’est-à-dire à partir du XVIIIe siècle. ON A VOLONTAIREMENT OUBLIÉ LES ORIGINES MARRANES ET PROTESTANTES DE CES FONDATEURS de LA philosophie politique moderne.
Blandine Kriegel donne ensuite la liste des idéaux de ces hommes : La paix civile et non la guerre, la loi religieuse et les lois civiles, les droits de l’humain, la sûreté, la liberté de conscience…
Ces philosophes politiques, notamment Jean Bodin (auquel toute une lignée d’historiens reproche abusivement d’avoir judaïsé en secret et de ne jamais parler de Jésus, allant jusqu’à soupçonner quelques origines juives !) a cherché à établir une identité remarquable entre le judaïsme et la philosophie naturelle…
Blandine Kriegel conclut en ces termes son vibrant plaidoyer : le judaïsme, allié au protestantisme, a remporté une grande victoire dans la mise à flot du navire de la république moderne. Et au passage, elle égratigne Carl Schmitt qui avait pourtant montré dans sa Politische Theologie que les idéaux de la société civile étaient des dérivés d’idéaux religieux laïcisés (amour du prochain, solidarité des générations, respect de l’humain (Alles, was Menschenantlitz trägt).
Dans le domaine de la pensée philosophique juive, la plupart du temps, les juifs allemands furent influencés par des penseurs protestants, tout en suivant leur propre voie.
Voici un exemple particulièrement prégnant puisqu’il montre qu’il y avait aussi des joutes théologiques entre les dirigeants spirituels des deux communautés. Il y eut, par exemple, en 1900, à l’université de Berlin, un grand séminaire, très fréquenté, très suivi, d’Adolf von Harnack qui donna lieu à une publication peu après, intitulée L’essence du christianisme (Das Wesen des Christentums, 1900). Certes, ce théologien protestant, adepte de Marcion, soutenait que Jésus n’avait rien à voir avec son milieu d’origine, il serait une plante étrangère au terreau sur lequel elle a poussé… Véritable défi à la logique et à l’entendement sain ! Et le but de cette manœuvre était d’isoler la Bible hébraïque et de détruire le lien avec le judaïsme.
L’un des mérites les plus éclatants de la théologie protestante fut de resurer ce lien, de le fortifier et de le revendiquer comme reconnaissance éternelle de l’alliance d’Israël avec le Dieu et la Révélation du Sinaï.
Certes, ce fut dur, cela donna même une impulsion nouvelle à un antisémitisme qui se portait déjà très bien, mais ce livre de von Harnack incita Léo Baeck, alors jeune rabbin d’une obscure communauté (Oppeln) à lui répondre en 1905 et en 1922 par le livre Das Wesen des Judentums) que j’ai eu l’honneur de traduire en français aux PUF. Le style allemand fleuri de cet ouvrage est évidemment inspiré des prédicateurs protestants de son temps. Ce qui n’excluait pas parfois des échanges polémiques.
Il y eut d’autres rencontres entre représentants des deux camps qui sont encore peu connues. Lorsque le célèbre père-fondateur de l’historiographie juive moderne Heinrich Grätz (ob. 1892) publia le dernier volume de sa gigantesque Histoire des juifs (Geschichte der Juden), il fut violemment pris à parti par le grand historien allemand Heinrich von Treitschke, auquel nous devons la triste formule : Die Juden sind unser Unglück (Les Juifs, voila notre malheur). Treitschke accusait son collègue juif de détester tout ce qui était allemand… La controverse fut des plus orageuses et nul ne prit le parti de Grätz, excepté Theodore Mommsen, le célèbre spécialiste de la Rome antique. Il répliqua à son collègue Treitschke. Mais je dois à la vérité de dire que même lui, le défenseur d’un historien juif attaqué, finit par admettre que les juifs seraient dans leur ensemble bien inspirés s’ils finissaient par se convertir au protestantisme…
Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain au motif que les Protestants entreprenaient de convertir les juifs chaque fois qu’ils le pouvaient ? Non point, au pire, je dirais que certains savaient exploiter une faiblesse de caractère…
S’il existe une compatibilité absolue, sans réserve aucune entre l’identité juive et la culture européenne, c’est parce que des savants, des érudits, des professeurs, des hommes de lettres, si souvent protestants, avaient voulu que la vérité hébraïque eût enfin droit de cité dans notre continent. Les Protestants ont donc été, pour des raisons qui les regardent, les tout premiers à reconnaître la validité du judaïsme et de ses doctrines religieuses. C’est dans l’Allemagne du XIXe siècle qu’eut lieu le renouveau de la pensée juive ; c’est à partir de cette époque que les juifs eurent enfin accès, après tant de malheurs, aux universités et aux grands établissements.
Mais il ne faut omettre de signaler la face sombre de cette relation, à savoir le terrible antisémitisme de certains pasteurs comme A. Stöcker qui n’hésitèrent pas à suivre les Nazis dans leur détestation du judaïsme. Mais cela fait désormais partie d’un passé lointain et révolu.
Trois grands penseurs juifs du XXe siècle, Martin Buber, Franz Rosenzweig et Léo Baeck eurent à connaître, parfois même à combattre, des protestants. Mais certains d’entre eux parlaient de la Bible de Luther comme de notre bonne vieille Bible allemande (unsere deutsche Bibel) ! C’est Rosenzweig qui l’a dit en parlant de la traduction de Luther. Et lorsque Buber lui soumit le projet d’une traduction nouvelle de la Bible en allemand à partir du texte hébraïque, il proposa de se contenter de retoucher légèrement la Bible de … Luther ! C’est dire… Il a fallu que Buber insiste pour que Rosenzweig accepte de tout reprendre. Or, Rosenzweig est l’auteur de l’œuvre philosophique majeure du XXe siècle, l’Etoile de la rédemption (1921) . On ne peut pas trouver esprit plus pétri de judaïsme que lui qui disait ceci : le judaïsme n’est pas ma méthode, c’est mon essence.
L’œuvre de Luther, plus que ses préjugés et ses critiques, lui a survécu. Jusques et y compris dans le chef -d’œuvre d’un grand philosophe juif qui pensait le plus grand bien de sa traduction de la Bible.
Pour reprendre une belle phrase d’Elie Wiesel, Les juifs ne sont pas là pour judaïser mais pour humaniser les nations.
Maurice-Ruben HAYOUN
[1] J’ai l’agréable devoir de dire ma gratitude à Monsieur Xavier MUSCA qui a bien voulu me relire et me faire d’excellentes suggestions dont j’ai tenu le plus grand compte.
[2] Dans son beau roman écrit en pleine guerre, Doktor Faustus, Thomas Mann évoque la figure d’un rabbin allemand de sa ville dont l’érudition, souligne-t-il, dépassait largement celle de son collègue catholique…
[3] J’ai moi-même requis la collaboration d’un ami protestant, normalien, agrégé d’histoire et membre du corps préfectoral, Alain Boyer, pour rédiger un Que sais-je ? intitulé L’historiographie juive.