Al-Andalus, un paradis qui n’aurait jamais existé?
C’est bien ce qu’affirme avec force, sur plus de sept cents pages, Sérafin Fanjul, l’auteur de ce véritable pavé, intitulé Al-Andalus, l’invention d’un mythe. Et pour être certain d’avoir été bien compris, il enfonce le clou en ajoutant un sous titre des plus explicites La réalité historique de l’Espagne des trois cultures. Tout est dit avec ces trois termes : l’histoire, à ne pas confondre avec la littérature ou la poésie, l’Espagne dont l’auteur va s’attacher à prouver sur des pages et des pages le caractère spécifiquement chrétien ou hispano-romain ou -wisigothique, et enfin les trois cultures religieuses que sont le christianisme, le judaïsme et l’islam, ces deux derniers ayant été sacrifiés sur l’autel de la monarchie catholique unificatrice, pour faire de la péninsule ibérique ce qu’elle est aujourd’hui.
Al-Andalus, un paradis qui n’aurait jamais existé?
Le propos de l’auteur est absolument univoque : il combat avec force les thèses modernes ou anciennes de l’hispano-arabisme et fait preuve d’une érudition absolument écrasante tant en matière historique de son pays l’Espagne, qu’en littérature arabo-musulmane dont il est, sans conteste, un spécialiste reconnu. Voici ce qu’on peut lire dès la page 71 et cela se poursuivra jusqu’à l’ultime page de sa conclusion :… La proximité géographique avec le Maroc et le fait historique indiscutable qu’une part de l’Andalousie a été le dernier territoire musulman de la péninsule ibérique. C’est sur ces bases aussi fragiles et critiquables que repose l’arabité de l’Andalousie…
L’ouvrage que nous recensons, et qui en contient deux en réalité, a été ainsi conçu pour la version française dont la parution va sûrement provoquer des réactions de soutien mais aussi de rejet.
On a un peu tendance à l’oublier, tant on se focalise sur l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique en 1492, mais les morisques (musulmans convertis au catholicisme, pour la plupart, de force, mais qui saisissaient chaque opportunité pour islamiser en secret) furent eux aussi victimes de massacres et de bannissements collectifs en 1609 et en 1614. L’Espagne, ou pour être plus précis, les régions qui la constituent aujourd’hui encore mais qui n’avaient pas, à l’origine, d’autre ciment unificateur que géographique et religieux, fut conquise dès les premières années du VIIIe siècle par un islam expansionniste. Le conquérant musulman ne sera chassé des domaines, jadis indépendants les uns des autres, de la couronne espagnole, que vers la fin du XVe siècle avec la chute du royaume de Grenade. Mais durant tant de siècles, près de sept, l’occupant arabo-musulman a imprimé sa marque à tant de lieux dans la péninsule, à sa culture, à ses pratiques, y compris religieuses, au point qu’une certaine historiographie, énergiquement dénoncée et rejetée par Sérafin Fanjul, a tracé les contours d’une terre intrinsèquement musulmane et fait de pans entiers de la lexie hispanique, un sous produit de la langue arabe.
Les cités les plus connues de cette terre d’accueil que fut l’Andalousie ont été magnifiées, portées au pinacle par des historiens, notamment arabo-musulmans, suivis de près (de trop près selon Fanjul) par des collègues ou des littérateurs espagnols qui accréditèrent ce que l’auteur considère comme un mythe, une pure invention, une idée qui a germé dans l’esprit de gens qui étaient soit des idéologues soit des ignorants, parlant de choses qu’ils ne connaissaient pas. On discerne ici, bien que l’expression ne soit jamais utilisée, une sorte de haine de soi que l’auteur combat avec acharnement. Il parle de gens qui adorent détester l’Espagne dans sa composante actuelle. Et il cloue au piloris des auteurs qui imputent à la foi catholique la responsabilité de ce qui ne marche pas bien dans la péninsule. En termes encore plus clairs : le catholicisme serait venu troubler gravement une entente profonde et durable entre les différentes cultures présentes en Andalousie, une paradis que l’auteur considère avoir été une pure fiction historique.
Cette thèse de l’absence de tout âge d’or, ou de relations sereines ou fécondes, mutuellement profitables aux adeptes des trois grandes cultures religieuses, est défendue avec force par cet auteur qui ruine jusqu’à ses fondements. Pour donner une idée de ce qui se passe ici, disons que le dialogue interreligieux, intercivilisationnel et interculturel entre les Juifs et les musulmans n’aurait jamais existé en cette Andalousie des premiers siècles de la conquête arabe. Des gens comme Abraham ibn Ezra ou Moshé ibn Ezra et avant lui, Salomon ibn Gabirol de Malaga ou Juda ha-Lévi, qui avaient tous une excellente connaissance de la langue arabe, n’auraient alors jamais joué le rôle qu’on leur prête habituellement dans la plupart des livres d’histoire… Certes, Fanjul souligne avec raison que les minorités ethniques et religieuses vivant sous la férule arabe à Cordoue et ailleurs, étaient des citoyens de seconde zone, des dhimmis ; l’auteur n’hésite pas à utiliser le terme d’apartheid qui aurait réglé durant tous ces siècles la vie quotidienne des juifs et des chrétiens. On rappelle même que ces non-musulmans furent contraints de choisir entre l’exil, la conversion forcée ou la mort. Fanjul cite même des passages tirés de livres du grand islamologue anglo-américain et juif Bernard Lewis qui semble s’accommoder, dans ses analyses historiques de grande valeur, de tels traitements dégradants. Exemple : si un créancier juif a un débiteur arabe il doit observer bien des règles de politesse, voire de soumission, en lui réclamant son argent. Il parle en baissant les yeux, use de formules les plus respectueuses, comme un sujet de seconde zone s’adressant à quelqu’un appartenant à la classe supérieure. Et là Fanjul n’a pas tort : les relations sociales ne reflètent pas du tout un âge d’or…
Même si je trouve que la thèse de la nature mythique de cet âge d’or, de cette époque bénie des VIIIe-XVe siècles, n’est pas dénuée de force, le ton constamment polémique adopté par l’auteur finit par m’agacer et par émousser ses propres arguments. Ce que nous pouvons rappeler, cependant, pour bien montrer qu’il est dans le vrai, du moins partiellement, ce sont les persécutions dont Maïmonide (1138-1204), donc bien avant la Reconquista, et l’ensemble se famille, furent victimes dans sa ville natale, Cordoue, qu’ils durent quitter pour échapper à la conversion forcée. C’est ce que dit Maimonide littéralement dans une missive : we-nitsalti min ha-shemad… Mais même dans leur fuite éperdue vers la ville marocaine de Fès ils ne se sentirent guère plus en sécurité et durent reprendre la route pour s’établir en Orient, d’abord à Alexandrie, ensuite dans la région du Caire. Si l’Andalousie avait réellement été ce havre de paix et de sérénité, respectueuse de la diversité religieuse de ses habitants et avait tenu compte de leurs libertés fondamentales, les natifs non-musulmans de cette contrée ne se seraient pas précipité sur les routes de l’exil…
Mais par-delà cette analyse historique du passé, ce qui importe aux yeux de cet auteur, c’est de réaffirmer que les racines de l’hispanité sont tout sauf arabo-musulmanes, même si sept siècles de présence islamique dans la péninsule ne se sont pas évanouies sans laisser la moindre trace. Un autre facteur semble obséder l’auteur, c’est le mélange des populations, les habitants originels du pays et les hispano-arabes considérés comme des conquérants et des occupants. Et on en vient à parler des yeux de braise des femmes sévillanes dont les reflets rappelleraient indéniablement la présence arabe au temps jadis. Les Maures, comme on les appelait au Moyen Age, se seraient mêlés à la population locale en contractant des mariages et en provoquant des conversions, la plus souvent forcées..
Il est vrai que ce débat autour de la présence arabo-musulmane durant tant de siècles suscite tout un questionnement au sujet de l’identité de la péninsule ibérique et donc du statut de la religion catholique, sans laquelle l’Espagne contemporaine ne serait pas ce qu’elle est, depuis au moins les premières années du XVIIe siècle, après l’expulsion massive des derniers morisques. Alors, pouvons nous dire qu’une certaine arabité est constitutive de l’identité nationale de ce pays où certains n’hésitaient pas à opposer l’Espagne à l’Etat espagnol ? Et l’Espagne en tant que telle, formée par le fer et le sang, serait-elle en opposition presque ontologique avec cette terre de paix et de fraternité qu’aurait été cette Andalousie si disputée…
Ce serait cet héritage paradisiaque ou prétendu tel que la Reconquista aurait annihilée, arrachant l’Espagne à sa destinée première ? Alors quel serait le vrai fondement de ce pays qui s’est uni par la force et la guerre : l’islam des premiers siècles de l’Hégire ou le catholicisme qui a uni toutes ces provinces sous la bannière de l’église et le sceptre de ses rois ?
A la page 96 on peut lire ceci : … nous affirmons que l’unification plus politique que religieuse (nous insistons à ce sujet) entreprise par les Rois catholiques et poursuivie par leurs successeurs a évité à l’Espagne de très graves conflits internes qui subsistent dans des pays comme la Turquie. Ce type de phrases pourrait passer pour des justifications de toutes les expulsions des minorités religieuses vivant dans le royaume. Il est vrai que dans la phrase suivante, Fanjul écrit qu’il vaut mieux une expulsion qu’une extermination, notamment des Arméniens… La thèse se laisse défendre mais elle implique tant de choses que la saine raison se doit de désavouer.
A la page 102, l’auteur revient sur un sujet délicat concernant la participation de roitelets africains au commerce triangulaire et souligne que sans l’intervention active de ces négriers noirs, le transfert de millions des leurs n’aurait pas été possible. Ce n’est pas faux même si une telle traite est abominable, quels que soient leurs promoteurs. Dans un excellent volume regroupant de très belles études de Bernard Lewis et intitulé sobrement Islam, on lit une étude très fouillée sur l’islam et l’esclavagisme. L’éditeur souligne que la plupart de ces études furent traduites en langue arabe, à l’exception, toutefois, ce celle signalée plus haut.
Dans le chapitre sobrement intitulé l’Espagne perdue et retrouvée, on lit ceci page 104 : Subitement, les vaincus voient s’abattre sur eux en même temps une religion totalisante et fascinante, exaltée par ses triomphes militaires, une organisation sociale qui n’avait pas encore dépassé le stade du tribalisme et une culture embryonnaire qui devait tout aux pays récemment conquis, encore loin de la splendeur à venir. L’énoncé est si clair qu’il se passe de commentaire ; il y a, certes, du vrai là-dedans, mais le ton et la perspective étonnent quelque peu sous la plume d’un collègue si érudit.
Fanjul est du côté de la vérité historique lorsqu’il stigmatise l’idéalisation tardive et à distance (comme il le dit lui-même) des musulmans et de leur influence bienfaisante en Andalousie durant leur domination pluriséculaire. Fanjul parle de culture ennemie et juge que ce fut sur le plan religieux que s’effectua le plus fort rejet de la culture arabo-musulmane. C’est justement là que se situe la pomme de discorde entre l’auteur et l’historiographie qu’il dénonce comme étant à la fois ignorante (volontairement ou involontairement) des faits historiques et animée par une idéologique discutable..
J’ai noté dans le camp chrétien de l’époque, un élément qui m’a rappelé la préoccupation majeure des communautés juives de l’Espagne médiévale : lors de confrontation militaires ou d’invasions de territoires, voire d’actes de piraterie, les Maures enlevaient des soldats ou des habitants et exigeaient de fortes rançons pour leur libération (p. 168). Or, les chrétiens faisaient preuve d’un zèle comparable à celui des communautés juives désireuses d’obtenir la libération des captifs. Car, tant les chrétiens que les juifs redoutaient plus que tout des conversions forcées de leurs coreligionnaires détenus par les Arabes. A la fin du chapitre, voici la conclusion qu’on peut lire (p. 173) : Dans tous les cas, on assiste tout au long de ces sept siècles à la constitution d’un esprit d’auto-défense d’abord, de vengeance ensuite et enfin de reprise collective de l’idée d’une justice divine.
Par quelque bout que l’on considère l’histoire assez controversée de cette entité politique et géographique qu’est l’Espagne ou l’Etat espagnol actuel (ce n’est pas vraiment la même chose) on relève la présence indiscutable d’une certaine imprégnation religieuse. Parfois, c’est dans ce domaine mystérieux qu’on est allé chercher un principe d’explication aux catastrophes nationales ou au déclin qui s’est emparé de ce pays et de ses habitants. Nul besoin de parler de l’image catastrophique de l’Espagne et de ses très catholiques souverains dans la conscience juive. Certains rabbins avaient même jeté l’anathème sur ce pays, interdisant à tout bon juif d’y résider, en souvenir des atrocités commises… Il y avait un slogan en judéo-arabe pour vouer l’Espagne aux gémonies : Spanya khaliya. Mais les Espagnols eux-mêmes pensaient parfois que les malheurs qui s’abattaient sur leur royaume étaient une punition, un châtiment venu d’en-haut. Avoir jeté sur les routes de l’exil des centaines de milliers de Juifs et de Morisques, avoir arraché à leur terre natale tant d’innocents dont le seul crime était de penser, de croire et de prier autrement, ne pouvait pas laisser la divinité indifférente à un tel malheur. On lit ceci page 234 : … des fantaisies à la mode ou des clichés les plus burlesques : on doit bien entendu la décadence espagnole à l’expulsion des Juifs et des Morisques…
Ce combat autour de l’origine de l’identité (est-elle hispano-mauresque ou hispano-romaine ?) parcourt aussi tout un chapitre dont le titre prête à sourire : Les Maures ont-ils apporté le Flamenco ? Je vous laisse deviner la réponse tant elle est facile à deviner… P 322 : Les Arabes s’enorgueillissent du fait que nous leur devons le Flamenco alors que cette filiation est loin d’être claire..
Bien que je n’aie pas épuisé la moitié des remarques que j’entendais faire sur cet ouvrage qui est important et qui fera date, il faut conclure. L’auteur conteste formellement l’expression qu’il cire en page 363, «les présupposés culturels islamiques». Mais il est peut-être excessif de parler de chimère d’Al-Andalus, de sa falsification, de son édulcoration. IL serait plus juste et plus vrai historiquement de dire ceci : (p 396) Nous ne pouvons pleinement comprendre notre passé sans étudier l’existence de l’Espagne musulmane.
Il faut lire ce livre de Sérafin Fanjul qui se veut, c’est évident, iconoclaste. Il nous recommande jeter un regard neutre, sans préjugés sur les racines culturelles d’une Espagne musulmane, Al-Andalus, dont le mythe ou la réalité a illuminé l’existence de tant de gens. Mais lui-même ne respecte pas toujours les règles qu’il édicte. Outre le ton souvent polémique et la volonté de se confronter durement à ceux qui ne pensent pas comme lui, l’auteur a négligé, selon moi, un aspect dans son grand libre : l’aspect philosophico-religieux ou théologique. Averroès, Maimonide et ibn Nagrela ne sont cités qu’en passant alors que l’historiographie que dénonce l’auteur fait fond sur eux pour déployer cette Andalousie de notre passé ou de nos rêves.
Souhaitons à cet ouvrage qui fera date une réédition prochaine au cours de laquelle il sera débarrassé, non point de sa thèse principale qui en constitue l’épine dorsale, mais de certaines déclarations polémiques qui en déparent le contenu.
Sérafin FANJUL : Al-Andalus, l’invention d’un mythe. La réalité historique de l’Espagne des trois culture. Editions l’Artilleur, 2017