Franz Kafka assiste à la circoncision de son neveu à Prague en 1911
Dans un récent ouvrage dont j’ai rendu compte ici même sur Le physique et le vivant dans le judaïsme, je suis tombé sur une longue citation de Franz Kafka qui s’était rendu à Prague en 1911 afin d’assister à la circoncision de son neveu. Son témoignage, consigné dans ses journaux intimes (1948, page 209s), se fait discrètement l’écho de cette pratique qui avait, au cours du siècle précédent, provoqué de très vifs débats au sein des communautés juives, opposant les partisans de ce rite ancestral fondateur (voir les chapitre 15 et 17 de la Genèse) aux rabbins libéraux et réformateurs qui, au cours de maints synodes rabbiniques (entre 1844 et 1845), considéraient qu’il fallait en finir avec cette pratique d’un autre âge.
La seconde partie de la déclaration de Kafka a des relents de la terrible Lettre au père où le fils s’en prend sans ménagement à son géniteur qu’il accuse de lui transmettre une coque vide en guise de tradition religieuse juive. A la fin de cette mention dans son journal intime, l’auteur du Procès souligne qu’il n’eut besoin que d’un bref laps de temps pour comprendre que le rite de la circoncision et même les jours du judaïsme de l’Europe de l’ouest (par opposition à celui d’Europe orientale et centrale) étaient comptés… Les gens, dira t il, se contentaient de porter plus loin ce qu’on leur avait transmis, sans chercher à comprendre.
Franz Kafka assiste à la circoncision de son neveu à Prague en 1911
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Dans mon livre Le judaïsme libéral (Paris, 2015, Editions Hermann) j’ai relaté ces rencontres rabbiniques et décrit les arguments des uns et des autres. La plupart des rabbins traditionnalistes refusèrent de jeter cette prescription de la Torah (gouf Torah) par dessus bord et en firent la pierre angulaire de tout le judaïsme rabbinique. Je ne peux pas revenir dans cet article sur les enjeux de ce débat passé de mode. Mais il faut retenir qu’il fut terrible et a fait trembler la tradition sur ses fondements. Avec Sigmund Freud, pas débat possible car pour le père de la psychanalyse la circoncision est une castration et provoque l’un des plus grands traumatismes…
Je vais commencer par parler ici des motifs invoqués en faveur de la circoncision, dans l’esprit d’un homme qui fut probablement le premier au monde à le faire ; il s’agit du philosophe judéo-grec Philon d’Alexandrie, contemporain de l’avènement du christianisme qu’il contribua à diffuser et à propager (consciemment ou inconsciemment) en recourant à l’exégèse allégorique des commandements divins sans en rejeter formellement l’accomplissement pratique
C’est un passage des Lois spéciales (Specialibus legibus) de Philon que je vais citer ici :
En premier lieu, la circoncision sert à nous prémunir contre une maladie particulièrement grave et difficile à soigner, comportant bien des douleurs et des inflammations, et que l’on nomme anthrax, une affection à laquelle les incirconcis sont plus facilement exposés. Deuxièmement, il y va de la propreté intégrale du corps, nécessaire aux prêtres égyptiens, ce qui explique que leurs plus grands pontifes veillaient scrupuleusement à la propreté de leur corps car sous les poils et les prépuces se cachent des impuretés qu’il importe d’éloigner à tout prix. Troisièmement, la circoncision permet à cette partie du corps que l’on retire d’avoir une similitude avec le cœur ; en effet, les deux organes servent à créer ce qui est nouveau. C’est bien l’esprit qui a son siège dans le cœur qui est l’organe de la connaissance, tout comme les parties génitales des êtres vivants servent elles aussi à connaître. C’est la raison pour laquelle les Anciens ont jugé bon d’établir une similitude entre cette partie visible dont dérivent les sensations corporelles, et cette partie à la fois noble et cachée, source de l’appréhension intellectuelle. Et la quatrième et dernière raison de l’utilité de la circoncision, peut-être même la plus importante, tient à la fécondité et à l’abondance de la descendance.. On affirme aussi que l’éjaculat ne dévie pas de sa route, ne se perd pas dans les replis du prépuce, ce qui explique que les peuples circoncis débordent de fécondité et sont les plus nombreux.
Telles sont les raisons parvenues à mes oreilles, transmis par des hommes de Dieu qui ont scrupuleusement étudié les doctrines de Moïse.
Que lisons nous ici ? Fidèle à sa méthode, Philon met toujours en avant la sagesse qui a dicté au législateur divin des lois profitables au genre humain. On sent ici un homme qui fait fond sur une double culture qu’il aime de manière égale : la grecque et l’hébraïque. Quand il parle de connaissance, il signifie connaître bibliquement et quand il évoque le cœur, c’est aussi parce que la Bible évoque la circoncision du cœur, ce que nos frères chrétiens ont fini par rejeter, à la demande de Sain Paul (Epître aux Galates) : l’idée même de toute ablation du prépuce… Cela montre aussi que pour ce grand philosophe nourri de Bible et de lettres grecques, qu’était Philon, ces lois spéciales ne heurtent en rien ni la raison ni la nature.
Venons en à Franz Kafka qui se fait durement l’écho d’un violent débat autour de la circoncision dans l’aire culturelle germanique et auquel à j’ai fait allusion plus haut. Il a, certes, l’impression d’assister à une fin de partie, face à ce rite qui lui semble venu d’un autre âge.
Voici l’intégralité du passage tiré de ses journaux intimes :
Arrivé hier à W. j’entendis la voix de sa sœur qui me souhaitait la bienvenue mais je ne l’ai vraiment vue qu’au moment où sa frêle silhouette se détacha de son fauteuil à bascule qui se trouvait devant moi. Aujourd’hui avant midi aura lieu la circoncision de mon neveu.
Un petit homme aux jambes arquées, Austerlitz, qui a déjà 2800 circoncisions à son actif, a prestement accompli son œuvre. L’opération est rendue difficile par le fait que le bébé n’est pas allongé sur une table mais posé sur les genoux du grand père et que l’opérant psalmodie des prières au lieu de se concentrer pleinement sur ce qu’il fait. Tout d’abord, le bébé est immobilisé par des langes qui ne laissent apparaître que le membre viril ; ensuite on circonscrit la partie à opérer par un petit disque en métal, enfin a lieu la circoncision avec un couteau habituel, semblable à un couteau à poisson. A présent, on peut voir du sang et de la chair à vif, le mohel (en yiddish le moule) y enfonce ses doigts tremblants et aux longs ongles et il étire la chair au dessus de la blessure, un peu comme on introduit ses doigts dans un gant.
Mais tout est fini en un tour de main et le bébé a à peine pleuré. Arrive encore une petite prière au cours de laquelle le circonciseur boit du vin et en applique quelques gouttes sur les lèvres du bébé de ses doigts encore dégoulinant de sang. Les hommes présents entonnent la prière suivante : De même que ce bébé est parvenu à entrer dans l’alliance, puisse-t-il accéder à l’étude de la Tora, a son mariage et à la pratique des commandements. Lorsque j’entendis l’adjoint du circonciseur prier aujourd’hui, alors que les participants, à l’exception des deux grands pères, attendaient, dans l’indifférence la plus totale et l’ignorance absolue des prières récitées, que le temps passe, j’avais sous les yeux ce judaïsme d’Europe de l’ouest pris dans une imprévisible transition, et au sujet duquelceux qui étaient les plus immédiatement concernés ne se faisaient pas le moindre souci, et se contentaient, en fins de race qu’ils étaient, à porter ce qui leur avait été imposé. Ces rites religieux parvenus en fin de course, usés jusqu’ç la corde, avaient, même dans leur pratique actuelle un caractère si incontestablement historique, que le simple écoulement d’un si bref laps de temps ce matin a suffi pour rendre les participants attentifs à l’usage ancien et suranné de la circoncision et de ses prières chantées à voix basse…
Nous avons affaire ici à l’une des exécutions les plus sommaires de l’une des pratiques juives les plus fondamentales du judaïsme rabbinique. Comme je le disais plus haut, Kafka vise surtout son père (l’un des deux grands pères) auquel il reprochera froidement de ne pas lui avoir transmis un judaïsme intelligent, conscient de lui-même et faisant pleinement partie de son temps.
On a tendance à l’oublier parfois, mais l’Europe chrétienne a largement contribué à disqualifier et à dévaloriser les rites juifs. Heureusement, cette époque est révolue. L’enseignement de l’estime a remplacé celui du mépris.