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Esquisse de la kabbale chrétienne…

Esquisse de la kabbale chrétienne…

Les Belles Lettres ont bien de publier cette nouvelle traduction annotée de l’Esquisse de la kabbale chrétienne.

Qui a bien pu commettre ce petit monument d’érudition kabbalistique au profit avoué de la religion chrétienne dont les savants les plus éminents de l’époque, ont conçu le projet de convaincre, par ce truchement, leurs contemporains juifs de venir s’abriter enfin sous les ailes de l’Eglise ? On pense généralement que le projet a été réalisé par F.M. Van Helmont et porté à la connaissance du public cultivé en 1684. Le nouveau traducteur de cette Esquisse… Jérôme Rousse-Lacordaire, juge qu’il faut laisser ouverte la question de la paternité littéraire. Et il faut bien reconnaître que ce traducteur, appartenant à l’ordre des Dominicains, a mobilisé une érudition écrasante, notamment dans les notes qui dépassent en volume le texte de la traduction. C’est un travail d’orfèvre.

Parlons un peu du contexte dans lequel le monde chrétien de la fin du Moyen Age, et même un peu avant, a commencé de s’intéresser durablement à cet étonnant renouveau de la pensée juive, qui semblait renaître justement sous la forme d’un mouvement mystique et ésotérique. Les théologiens chrétiens qui avaient un peu hâtivement enterré le judaïsme, considéré comme une incompréhensible séquelle d’un passé révolu, virent apparaître sous leurs yeux médusés une nouvelle floraison de cette même pensée juive dont la fécondité, la profondeur et la fascination ne manquèrent pas de produire leur effet. Y compris et tout particulièrement sur les têtes pensantes du culte établi.

Esquisse de la kabbale chrétienne…

Les Belles Lettres ont bien de publier cette nouvelle traduction annotée de l’Esquisse de la kabbale

Cet essor de ce qui fut appelé la kabbale, de Qabbala, en hébreu, pour dire, tradition, transmission du passé à chaque nouvelle génération, se fit sentir par l’apparition de deux textes fondamentaux, séparés par environ un siècle, l’un de l’autre : le Sefer ha-Bahir (Livre de l’éclat) dont les premières citations datent d’environ 1170/1180 et le Sefer ha-Zohar (Livre de la splendeur), environ un siècle plus tard, comme on l’a noté. Il faut rappeler que l’allégorisme maïmonidien, sous-tendu par un vaste courant rationaliste, voire intellectualiste du Guide des égarés, avait découragé certains étudiants, déçus par tant de froideur et de concepts impersonnels. Le meilleur exemple en est le cas de Moïse de Léon, l’auteur de la partie principale du Zohar (expression reprise d’Adolphe Jellinek ) ; cet auteur médiéval migra de la philosophie néo-aristotélicienne vers la kabbale, après avoir découvert les écrits d’auteurs prézohariques comme Ezra de Gérone et son probable cousin, Azriel de Gérone, entre autres.

Mais les choses allaient évoluer en faveur du nouveau courant mystique qui entendait faire bloc contre la vague déferlante du maimonidisme dont l’inclinaison intellectualiste inquiétait les gardiens de la tradition rabbinique en raison de son abstraction, voire du risque de volatilisation du contenu positif de la Bible. En un petit siècle, le rapport de forces changea totalement. Un exemple : un averroïste déterminé comme Moïse ben Josué de Narbonne (1300-1362), grand connaisseur des textes philosophique de provenance gréco-arabe, cite au moins à deux reprises des passages du Zohar et du Bahir… C’est dire combien le nouveau courant mystique et ésotérique avait réussi à se faire une place dans la formation intellectuelle des élites de cette époque. Et lorsqu’interviendra l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique, on verra apparaître une floraison encore plus nouvelle et plus stupéfiante, nommée kabbale de Safed ou lourianique, du nom de son fondateur Isaac Louria (1534-1572), et qui entendait insuffler de fortes raisons de continuer d’espérer en un avenir meilleur. Dieu, nous dit cette historiographie mystique, n’avait pas rejeté son peuple, l’engageant de continuer de croire et d’espérer en un salut proche. Et les représentations kabbalistiques devaient fonder cette nouvelle interprétation des événements politiques (expulsion, conversion forcée, spoliation, massacres, exil, etc…).

A cette époque, au lendemain de l’expulsion, l’histoire juive devait recevoir une nouvelle grille de lecture, elle devait être réorientée dans un autre sens. Etait-ce une punition divine, comme le pensait un esprit aussi fin qu’Isaac Abrabanel, le familier des rois et des reines, mais qui finit par trouver refuge dans le Ghetto d’une grande ville d’Italie ? Les juifs se considéraient coupables d’avoir délaissé la Torah de Dieu au proft de la philosophie grecque. Ce qui leur tombait sur la tête n’était qu’un châtiment divin pour cet abandon.

C’est ainsi qu’Isaac Louria dont le système kabbalistique est le plus souvent cité dans cette Esquisse… fonde son approche historico-théologique sur trois thèmes fondamentaux : le tsimtsoum, contraction de l’essence divine en elle-même afin de dégager un espace primordial destiné à la création, le bris des vases (shevirat ha-kélim), supposés abriter en ce réceptacle les influx divins vivifiants de cet univers tout juste né, et enfin, la part de l’homme, chargé, par ses prières et ses oraisons de restaurer l’harmonie cosmique, (tikkoun) mise à mal par cette catastrophe cosmique laquelle n’est pas sans rappeler la transposition de ce drame personnel que des centaines de milliers de juifs avait enduré en raison de l’expulsion : tout un peuple, désarmé, à l’abandon, était jeté sur les routes, en quête d’un rive accueillant où mettre pied à terre. De fait, le malheur du peuple juif n’était confiné aux limites de celui-ci, il embrassait la terre et l’humanité dans leur entièreté.

Les autorités chrétiennes étaient à l’affût : comment réagir face à cette culture secrète, ésotérique des Juifs dont la religion était comparée à un tronc desséché dont toute la vitalité avait migré dans un rameau chrétien où affluait la sève : c’est l’ancêtre de la théologie de la substitution. La naissance même de la kabbale infligeait un cinglant démenti à cette approche, plus dictée par un préjugé religieux que par une analyse historico-critique digne de ce nom… Les chrétiens se mirent à l’œuvre, d’où la naissance de cette kabbale chrétienne. Un tel titre apparaît pour la première fois dans cette Esquisse… sous la forme latine : kabbalah christianae. Il s’agit d’une tentative assez réussie, il faut bien le reconnaître. Entre la fin du Moyen Age et la date de publication de cette Esquissse…, 1684, les chrétiens kabbalistes en herbe eurent le temps de prendre connaissance de ce legs judéo-mystique de deux manières : soit en apprenant eux-mêmes les langues hébraïque et araméenne et les sources juives anciennes (midrash, talmud), soit, et c’était moins glorieux, en se faisant les disciples de Juifs apostats qui apportaient avec eu, pour leur nouvelle religion, les trésors de l’érudition juive traditionnelle, réorientée, repensée dans un esprit christianisant..

Le débat qui occupe les historiens modernes concernant l’âge du Zohar par exemple, et des textes kabbalistiques en particulier, était tranché dans un seul sens, jadis : les chrétiens qui avaient besoin des thèmes kabbalistiques pour mieux assurer la fondation de leur propre religion, avaient tout intérêt à faire valoir l’antiquité du Zohar et à présenter les auteurs de cette tradition mystique comme des contemporains des Apôtres, entendaient découvrir dans cette littérature, alliée inespérée, des allusions plus ou moins obscures au Christ et aux Apôtres… En somme, ils voulaient montrer que les Juifs rabbiniques ne comprenaient pas leurs propre patrimoine religieux puisqu’ils se détournaient d’un Messie dont parlaient leurs documents les plus anciens. Donc, la kabbale chrétienne poursuivait des objectifs apologétiques et prosélytes . On a parlé de Jean Reuchlin, l’auteur du De arte cabbalistica et du De verbo mirifico, sans oublier Jean Pic de la Mirandole dont le maître d’hébreu fut Eliya Demedigo (mort en 1493) et dont le maître en kabbale ne fut autre que Johanan Allemano.

La conversion des Juifs : C’est précisément le but recherché par Esquisse… Laquelle met en scène deux personnages, un philosophe chrétien et un kabbaliste qui se montre très conciliant, voire servile, un simple faire-valoir, qui fait la courte échelle à son interlocuteur tandis que ce dernier répond sur des pages et des pages à des questions destinées à prouver que les textes mystiques des Juifs prouvent la véracité des thèses chrétiennes, et notamment de la personnalité de Jésus, censé incarner l’homme primordial (Adam kadmon) du monde séfirotique. Jésus prend la place de la Torah, et devient l’instrument de la création du monde. Son âme devient celle du Messie.

Un tel kabbaliste, tout droit sorti de l’imaginaire très fécond d’un théologien chrétien, ami de la sodalité, n’a jamais existé dans la réalité. En fait, il permet simplement au philosophe chrétien d’ajuster ses réponses et de répondre à des questions dont l’importance est grande aux yeux de la théologie chrétienne face à un judaïsme refusant son message.

Ce traité dont on vient de tracer les limites, n’est pas vraiment polémique, ni antisémite, ni même injurieux envers les enfants d’Israël, il se veut un libelle très érudit en vue de convertir les Juifs et les rassembler autour de Jésus, censé être annoncé par toute cette littérature kabbalistique dont ils ont été les promoteurs. La question est posée ainsi : ce sont vos propres textes qui vous incitent à changer de religion et vous refusez de la faire ? A la fin de cette Esquisse, on ne nous dit pas que le kabbaliste se précipite dans la première église venue pour y abjurer sa foi juive, mais c’est bien ce qui devrait se passer, sans qu’on nous le dise clairement.

Le chapitre le plus long et le plus riche, quoique le plus fastidieux, est le chapitre VII qui porte sur l’origine des âmes humaines, leur préexistence ou leur naissance instantanée lors de leur jonction avec le corps, et bien évidemment celle de Jésus, Messie chrétien, est scrutée à la loupe. Elle est la plus pure, la plus élevée dans l’ordre de l’humain puisqu’elle est chargée d’apporter la vie et la vérité à l’humanité dans son ensemble. Et surtout parce que celle qui l’a mis au monde fut la seule à échapper au péché originel…

Il est intéressant de voir comment l’auteur reprend à son compte l’interprétation d’un verset du Deutéronome (29 ;15) où il est dit que Dieu a conclu un pacte non seulement avec les enfants d’Israël présents lors de la théophanie du Sinaï, mais aussi avec toutes les âmes à venir… Donc ces âmes absentes n’étaient pas un non-être… Selon l’expression de l’auteur : Or, Dieu a conclu une alliance avec des Israélites qui n’étaient pas encore nés ; donc, ceux qui n’étaient pas encore nés, n’étaient pas tout à fait des non-êtres, et, par conséquent, leurs âmes, soit étaient cachées dans les âmes des parents, ce qui est absurde… soit préexistaient déjà… (pp 96-97)

Enfin, pour achever ce compte-rendu déjà long, il faut dire un mot rapide des textes kabbalistiques, talmudiques et midrashiques utilisés par l’auteur qui a dû se faire aider par des mains juives discrètes, restées anonymes. Une telle érudition traditionnelle est proprement stupéfiante. Même si l’accent est mis sur les textes lourianiques, la vieille kabbale espagnole n’est pas oubliée. La plupart du temps, il s’agit de passages classiques dans les controverses judéo-chrétiennes où la partie juive doit défendre ses conceptions que leurs vis-à-vis rejettent. Les traductions latines des passages allégués sont très justes : peut-être s’est il agi de quelqu’un de l’intérieur, un converti…

Dans mon livre La Kabbale (Paris, Ellipses, 2011) j’ai consacré un long chapitre à la kabbale chrétienne. J’en ai repris des passages dans l’introduction écrite pour la réédition du livre de Gustave Meyrink, Le Golem, à paraître aux éditions Claude Sarfati (2018)

Au fond, comme le dit le livre des Juges, à l’occasion de la découverte par Samson d’une ruche de miel, de l’amer sortit le doux (Mé-‘az yatsa matok). Ces attaques chrétiennes, couronnement de l’impérialisme religieux d’une église triomphante, ne furent pas totalement contre productives car, à leur façon, contournée et indirecte, elles ont introduit la mystique juive dans l’histoire culturelle, religieuse et intellectuelle de l’Europe. Un peu comme Martin Buber a permis l’éclosion du hassidisme dans la civilisation allemande… en traduisant dans la langue de Goethe les prouesses du Baalshemtov.

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