Mai 68, une énigme? Retour sur les études de la revue LE DEBAT
Si j’osais, je dirais, ce qui est faux, que les publications sur les événements de mai 68 ont fait couler plus d’encre que les changements induits par la Révolution de 1789. C’est évidemment une hyperbole qui est loin de couvrir la réalité. Il demeure que mai 68 a conduit nombre d’historiens et de journalistes à exercer leur ingéniosité exégétique sur la question suivante : pourquoi mai 68 et surtout comment ? Le livre que je recense aujourd’hui est remarquable car il regroupe les études parues dans Le Débat et a mobilisé les meilleurs esprits au fait de la question.
Une chose demeure indéniable et je l’avais déjà effleurée dans mon précédent éditorial sur la question : cela faisait une bonne décennie que la France vivait sous la férule gaulliste et se nourrissait de la mythologie gaullienne. Une sorte de théologie politique. Les jeunes en ont eu assez et espéraient rapidement remplacer cette vieille génération qui décidément s’accrochait de toutes ses forces au pouvoir… Ce n’est pas le seul élément qui fut déterminant mais si on l’associe adroitement à d’autres, tout aussi puissants, on peut risquer une explication partielle. Dans ses Recherches de France parues il y a moins de deux ans, Pierre Nora a montré que le gaullisme et le communisme se faisaient face et tentaient d’imposer leur mythologie politique.
Mai 68, une énigme? Retour sur les études de la revue LE DEBAT
Il est difficile de dire que certains chercheurs sont parvenus jusqu’aux racines de cette question, à savoir qu’est-ce qui, au fond et tout bien considéré, a provoqué cette explosion où des jeunes gens bien nourris, favorisés par le système social, issus de milieux bourgeois, se sont mis à défiler dans les rues, à occuper leurs universités et à humilier parfois même leurs professeurs ? Exemple horrible : le professeur Paul Ricœur humilié à Nanterre… dont il fut le doyen.
Le fait qu’un dirigeant âgé se soit tenu si longtemps à l’Elysée sans rénover les mœurs qui en avaient pourtant bien besoin, explique aussi cette hantise des milieux jeunes en général : comment un si vieil homme, certes auréolé du halo de la France libre, pouvait il comprendre leurs aspirations ? C’est du reste ce que nous enseigne une analyse raisonnée des slogans de l’époque dont on ne peut que se gausser aujourd’hui… Il est interdit d’interdire… Soyons réalistes, demandons l’impossible, nous sommes tous des Juifs allemands, etc… la bourgeoisie a ses humanistes mais elle a aussi ses policiers…
J’ai été très intrigué par une étude contenue dans ce volume (Mai 68 Le Débat, Gallimard) et portant sur l’émergence d’une discipline presque nouvelle, la sociologie dont les coryphées de l’époque, se méfiaient un peu, et non sans raison, d’ailleurs. Car on touchait aux piliers fondamentaux de l’ordre social. Même si, par la suite, les classes laborieuses ont fini par rejoindre le mouvement, les partis d’opposition comme le PCF n’ont jamais fait mystère de leurs doutes face à ces éruptions qui, selon lui, masquaient une manipulation gaulliste, visant à détourner la classe ouvrière, le prolétariat des grandes villes, de sa mission historique. Ainsi, les membres des mouvements gauchistes qui pullulaient alors, étaient dénoncés aux portes des usines comme des idéologues de la bourgeoisie… Tout un programme.
D’autre études, notamment celle de JJ Le Goff , intitulée La France entre deux mondes, est , absolument remarquable, probablement la plus claire et la mieux documentée, son auteur sachant exposer son argumentaire le plus nettement possible. Généralement, ce sont les pauvres, les miséreux, les sans grades, qui secouent et rejettent un ordre social qui agit en leur défaveur. Dans le cas qui nous occupe, c’est le contraire qui se passe : comment expliquer cette anomalie ? A l’évidence, la France avait un problème avec son temps. Les trois présidents sui se succédèrent dans ces années là, la fin des années soixante et une bonne partie des années soixante-dix (De Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing) ont évoqué, chacun à sa manière, la nécessité de moderniser la France. C’est le signe d’un décalage, voire d’un déphasage. Surtout quand une partie de la jeunesse, la plus militante, refuse de suivre et ne veut plus adhérer à l’avenir qu’on lui prépare.
Encore un paradoxe : c’est Valery Giscard d’Estaing qui a abaissé la majorité à dix huit ans, fait voter la loi Veil sur l’avortement et favorisé les techniques de contraception… Intéressant de constater que des vœux exprimés par la gauche ou l’extrême gauche éclosent grâce à un président de droite ou de tendance libérale…
Est ce que la prospérité qui était présente partout a suscité un malaise ? On évoque aussi l’envie d’un équilibre sexuel des étudiants et des étudiantes qui aspiraient à une certaine libéralité des mœurs… C’est vrai, c’est même très important mais cela n’explique pas tout. On ne peut pas avoir plongé un grand pays comme la France dans un chaos de plusieurs semaines, à la seule fin d’assouvir des envies qui s’emparent d’une certaine jeunesse dorée… Il est vrai que des déclarations de quelques ministres, de l’intérieur notamment, n’ont pas conduit à l’apaisement : il ne faut pas les lire avec l’esprit d’aujourd’hui, il faut les situer dans le contexte de l’époque où la révolution sexuelle ne battait son plein que dans les livres de Herbert Marcuse et de quelques autres, comme Wilhelm Reich.
Il faut ajouter à tout cela des retombées assez lointaines des guerres coloniales, même si le problème algérien avait été réglé en 1962. Mais il restait le problème assez grave des rapatriés qui ne furent pas accueillis comme il fallait, provoquant un certain malaise dans certaines franges de la population, aux yeux desquelles le pouvoir avait bradé l’Algérie.
Lorsque Georges Pompidou est revenu d’Afghanistan, il ne prit pas immédiatement conscience de la gravité de la situation, allant jusqu’à y voir la main mise de certains services étrangers. Et puis il y eut le voyage secret de De Gaulle à Baden-Baden pour y rencontrer le général Massu : durant tout ce laps de temps, en dépit de sa brièveté, la France fut livrée à elle-même avant l’immense succès aux élections législatives de juin.. Encore un paradoxe dans le paradoxe.
Victoire du gaullisme ? Non point, simple repêchage car quelque chose s’était brisé, le mythe gaullien en l’occurrence et ses mots d’ordre qui aujourd’hui prêtent à sourire : une certaine idée de la France, la grandeur de la France… Il y a quelques années, Henry Kissinger disait que la France est une grande puissance… de taille moyenne ! C’est un peu humiliant mais bien plus proche de la vérité.
Enfin, l’un des paradoxes de mai 68 dont il est peu question : la plupart des meneurs de cette époque ont fini par rejoindre dès le milieu des années soixante-dix les grandes banques, la haute administration, les maisons d’édition, etc… La plupart sont devenus de bons conservateurs, s’accommodant de l ‘ordre social existant, celui là même qu’ils avaient voué aux gémonies dans leurs jeunes années. Certains ont même parlé, comme Hegel, d’une ruse de l’Histoire. On fait des choses, on prend des mesures qui nous mènent vers des résultats situés aux antipodes de ce qu’on cherchait à réaliser.
C’est aussi cela l’énigme de mai 68.