De l’idée juive du sens III
Voici la personnalité talmudique qui incarne au mieux l’hégémonie de cette tradition orale : Rabbi Akiba, contemporain de Bar-Kochba et victime des persécutions d’Hadrien au début du IIe siècle de notre ère ; ce sage est réputé avoir fait partie des dix martyrs de la foi, exécutés par Rome ( assara harougué malkhout). Plusieurs récits talmudiques[1] relatent avec plus ou moins de détails, historiques ou fictifs, les souffrances endurées par les suppliciés. Assurément, si le fond de la relation n’est pas une invention pure et simple, certains détails relèvent de la volonté de faire de ces hommes des héros immortels de la nation juive, qui ont préféré le trépas à la transgression. Mais Rabbi Akiba représente bien plus qu’un simple martyr de la foi. Il est censé être l’homme le plus érudit du judaïsme rabbinique. La tradition orale, donc talmudique, ne tarit pas d’éloges à son sujet et met en avant son impressionnante ingéniosité exégétique. Un seul exemple illustre à merveille ses inépuisables ressources en matière d’interprétation biblique : il existe en hébreu une toute petite préposition, ET, qui introduit le cas de l’accusatif et qui connaît, par conséquent, d’innombrables occurrences dans le corpus biblique. Eh bien, Rabbi Akiba est censé avoir donné des interprétations originales de ce ET partout dans la Tora écrite (rabbi Akiba haya dorésh kol ha-ITTIM shél ha-Tora…). De telles hyperboles ont contribué à faire de ce sage hors du commun une figure semi légendaire de la littérature talmudique. Ce qui rend assez malaisé l’établissement d ‘une biographie digne de ce nom.
De l’idée juive de sens III
des richesses de la Tora écrite. Et après s’être interrogé le plus simplement du monde sur le sens de la vie sur terre, il s’adonna à l’étude passionnée de la Tora. Pour rendre encore plus impressionnante la carrière de cet homme et montrer que chacun possède en lui-même les moyens de devenir un aussi grand maître de la tradition, le Talmud en fait un paysan, fils d’un converti… Donc, parti de rien, il a tout de même atteint les sommets. Un exemple à suivre.
Cette affaire des dix martyrs de la foi a fait l’objet d’une thématisation : les victimes ne furent pas suppliciées le même jour ni au même endroit pour la bonne raison qu’ils n’étaient pas tous des contemporains. On en a fait un événement collectif afin d’en renforcer l’impact sur le peuple qui était appelé à s’inspirer d’un si haut exemple. Ce qui ne signifie guère qu’on appelait chacun à mourir en martyr, automatiquement, sans autre forme de procès. Dans la littérature talmudique, le recours à l’abnégation suprême est sévèrement réglementé et ne s’impose que dans trois cas que je cite dans le désordre : la contrainte de verser un sang innocent, de pratiquer un culte idolâtre et de se vautrer dans la luxure. Dans ces trois cas seulement –car il n’en existe pas d’autre- il est recommandé de trépasser au lieu de transgresser. Rabbi Akiba et ses compagnons d’infortune étaient dans l’un de ces trois cas ; c’est la raison pour laquelle la vie n’avait plus d’importance à leurs yeux. Le Talmud a frappé une formule spécifique pour cette mort en martyr : massrou et nafsham al kiddoush ha-Shem (donner sa vie pour la sanctification du Nom). Il s’agit évidemment du Nom de Dieu.
Rabbi Akiba a vu son nom associé à une métaphore qui illustre bien cette recherche constante des sens de la Tora écrite. Il s’agit du marteau du forgeron qui s’abat sans cesse et avec force sur l’enclume au point que des étincelles en jaillissent. Mais ici, il s’agit d’étincelles de sens (Menahot 29b). La Tora écrite est donc comparée à l’enclume et l’ingéniosité du commentateur au marteau qui s’abat sur elle.
Commentant cette référence talmudique (Menahot 29b) qui exalte l’œuvre de Rabbi Akiva, Emmanuel Levinas fait cette remarque très éclairante dans ces lectures talmudiques : Il y a de l’ irrévélé dans la Révélation.[2] C’est le meilleur fondement apporté à la légitimité de la Tora orale et à l’action du grand exégète talmudique. Cela nous ramène à nos précédentes remarques concernant l’inégalité entre l’intellect divin et l’intellect humain : ce dernier ne pourra jamais égaler son modèle.
On a dit plus haut que Tora orale et Tora écrite étaient consubstantielles, qu’il existe une connaturalité entre elles, que l’une s’interprète par l’autre. Il convient à présent de citer au moins un verset biblique sur lequel le Talmud se fonde pour asseoir cette théorie dans la Tora écrite. Cette référence se trouve en Exode 24 ; 12 : Dieu dit à Moïse : Monte vers moi à la montagne et sois là ! Je te donnerai les tables de pierre, la loi et la règle, que j’ai écrites pour les instruire. Le traité talmudique Berachot fol. 5a se saisit des trois termes mentionnés pour les faire correspondre aux différentes composantes de des deux Torot (pluriel de Tora): les tables de pierre renvoient à la Tora écrite, la loi à la Tora orale et la Règle à la halakha, la règle normative juive.
Pour accorder une certaine crédibilité à sa théorie de l’interdépendance des deux Torot, le Talmud s’empare des quarante jours passés par Moïse en compagnie de Dieu. Pourquoi tant de temps et qu’à bien pu faire Moïse, le seul prophète-législateur du judaïsme durant toutes ces semaines ? Le Talmud n’a aucun mal à répondre à cette question : Moïse a suivi les cours de Dieu qui lui a enseigné toutes les interprétations possibles de la Tora, c’est-à-dire qu’il lui a confié l’essence même de la Tora orale. Ce qui renforce la thèse selon laquelle Moïse n’a pas reçu une seule mais deux Torot lors de la Révélation du Mont Sinaï.
Nous avons évoqué précédemment deux institutions fondamentales au sein du judaïsme mais que la Bible se contente de mentionner sans plus de détails. Ces compléments constituent la Tora orale, considérée comme une tradition religieuse à part entière. Le Pentateuque évoque, certes, le repos et la solennité du sabbat, il évoque aussi la consommation exclusive de pain azyme durant la Pâque, sans jamais entrer dans le détail. La Tora orale, quant à elle, consacre deux épais traités talmudiques à ces questions : Shabbat et Pessahim où sont détaillés les trente –neuf travaux interdits le jour du sabbat ; par ailleurs, la préparation du pain azyme est détaillée dans le traité talmudique idoine . Il en est de même des divorces, des relations commerciales, des dégâts causés à des tiers, des tribunaux, etc…
On a fait allusion plus haut aux soixante-dix visages ou aspects de la Tora (Bamidbar Rabba 13 ;16) ; il a bien fallu aussi intégrer des sujets que la Tora écrite n’avait même jamais mentionnés.
Une dernière remarque dans ces pages introductives : il s’agit de l’obligation de respecter les enseignements de la Tora orale par toutes les générations de juifs. Dans le livre du Deutéronome (29 ; 9-14), il est spécifié ceci au sujet de l’alliance avec Dieu et de son respect scrupuleux qui s’impose à tous, tant aux présents qu’aux générations futures ; Vous êtes tous debout ici, en présence de Dieu ; vos chefs, vos tribus, , vos anciens et vos scribes, , tous les hommes d’Israël, vos petits enfants, vos femmes, ton hôte qui se trouve au milieu de tes camps, depuis celui qui abat tes arbres jusqu’à celui qui puise ton eau. C’est pour que tu passes par l’alliance de l’Eternel ton Dieu, et par son adjuration, que l’Eternel ton Dieu conclut aujourd’hui avec toi, afin qu’il t’érige aujourd’hui pour son peuple et qu’il devienne ton Dieu, selon ce qu’il t’a dit et selon ce qu’il a juré à tes pères Abraham, Isaac et Jacob. Et ce n’est pas avec vous seuls que je conclus cette alliance et cette adjuration mais encore avec quiconque se trouve ici présent aujourd’hui avec nous, en présence de l’Eternel notre Dieu, et avec quiconque ne se trouve pas ici aujourd’hui avec nous.
… Et avec quiconque ne se trouve pas ici avec nous : c’est bien la phrase-clé : l’alliance contractée avec une seule génération, celle de la Révélation au Mont Sinaï, engage toutes les générations à venir. Cela vaut pour la Tora écrite, cela vaut aussi pour la Tora orale. Cette alliance, dirons nous, est trans-générationnelle. Il faut se reporter à l’excellent ouvrage du regretté Yosef Hayyim Yerushalmi sur Le Moïse de Freud et sur le judaïsme terminable et interminable.
(A suivre)
[1] Quelques exemples tous tirés du Talmud de Babylone : Avoda Zara fol. 18a, Sanhédrin fol. 14a, Berachot fol. 61b, Pessahim fol. 50a. Les commentateurs ultérieurs de la tradition n’ont pas manqué d’étoffer ces matériaux talmudiques
[2] Voir Maurice-Ruben Hayoun, Emmanuel Levinas. Une introduction, Paris, Agora, 2018 page 231.