De l’idée juive du sens
Commençons par énoncer une évidence qu’il n’est, peut-être, plus nécessaire de rappeler tant elle va de soi : la religion ou la culture juive, tout ce se rapporte au fait juif, se fonde sur une double tradition, une double Tora ou loi, bien que la traduction du terme Tora par loi entraîne un appauvrissement, une limitation du champ sémantique de ce concept hébraïque charnière). Nous allons à faire à une double légitimité, l’une consignée par écrit, l’autre, transmise oralement qui la coiffe, la détermine, lui donne son champ d’application en lui conférant un sens. Cette approche binaire du Tout, de Dieu, du monde et de l’homme entraîne une confrontation intellectuelle permanente avec ce qui est écrit, c’est-à-dire les vingt-quatre livres du canon biblique : les cinq livres du Pentateuque, les prophètes et les hagiographes. Les adeptes du judaïsme sont donc en quête permanente de sens, plus précisément du sens du message divin contenu dans la Révélation du Sinaï.
Comme on le verra dans nos développements, les matériaux transmis oralement préservent cette Tora écrite du danger des pétrification ou de sclérose. Sans vouloir anticiper en parlant d’ores et déjà des contestations judéo-chrétiennes portant justement sur le statut de cette Tora orale, consignée par écrit dans la littérature talmudique et midrashique, on doit rappeler que conformément aux critiques des premiers chrétiens, la lettre se pétrifie tandis que la parole vivifie. Le problème est que le judaïsme qui s’est scindé en deux à l’époque de l’église primitive n’est pas une religion purement biblique, mais bien une religion biblico-talmudique : c’est cette littérature talmudique, dépositoire de tout l’effort intellectuel et exégétique, qui donne le ton. Nous verrons qu’elle précise le sens et l’étendue des commandements bibliques, leur confèrent un contenu et, au besoin, en délimite le champ d’application.
Evoquons rapidement, pour commencer, deux institutions majeures de ce judaïsme appelé rabbinique, grâce à cet apport de la tradition orale, bien que le rabbinat soit d’existence récente, c’est-à-dire médiévale : le rabbinat, tel que nous le connaissons aujourd’hui est une institution médiévale. Les rabbins peuvent être considérés comme les héritiers spirituels des sages du Talmud lesquels se présentent eux-mêmes comme des Erudits des Ecritures (en allemand : Schriftgelehrten) ou des disciples des sages (en hébreu : talmidé hakhamim). Ce sont ces hommes qui érigèrent une haie protectrice autour de la Tora afin de la conserver dans de bonnes conditions et d’en préserver l’authenticité. Nous y reviendrons plus bas.
De l’idée juive du sens
La question majeure, l’épine dorsale de toute cette problématique se situe dans le domaine de l’exégèse : comment interpréter le juste sens de la parole divine ? Comment pouvait-il en être autrement ? L’intellect humain, si puissant, si fin, soit-il, au point de prendre l’exacte mesure de ses manques et de ses insuffisances, ne peut pas se comparer à cet intellect suprême qu’est Dieu, si l’on me permet de parler comme Maimonide dans son Guide des égarés. Cette même disproportion se reflète ou se retrouve dans l’exégèse de cette même révélation divine. Partant, les maîtres de la tradition juive ont exercé leur ingéniosité exégétique pluriséculaire afin de découvrir le sens de la parole divine. Mais ces hommes auxquels nous devons l’élaboration de cette Tora orale protéiforme savaient que le verbe et l’intellect divins ne sauraient se comparer aux facultés intellectuelles de l’homme, et encore moins les égaler.
L’un des tout premiers principes qu’ils érigèrent en tant que norme exégétique de premier plan s’énonce ainsi : La Tora s’est exprimée dans le langage des hommes ; il faudrait traduire encore plus précisément ainsi : la Tora s’est exprimée COMME le langage des fils de l’homme (dibbéra Tora ki-leshon bené Adam. En termes théologiques, cela revêt une très grande importance : non seulement l’intellect humain est essentiellement limité mais même le langage dont il se sert pour analyser, définir, traduire ou simplement comprendre butte, lui aussi, contre des limites in déplaçables.
Si l’on voulait moderniser le discours de cette problématique, on parlerait, à l’instar de Kant, beaucoup plus tard, de l’impossibilité de toute métaphysique, tant l’intellect humain peine à maîtriser convenablement les réalités métaphysiques. Mais les adeptes de la religion, quelle qu’elle soit, inclinent plus vers la théologie que vers la philosophie. Peuvent-ils se contenter de cette impossibilité de connaître intimement l’essence divine ? Mais ils disposent d’un expédient, en ce sens peuvent suivre la méthode et la voie des talmudistes qui essaient de lever le voile sur ces réalités métaphysiques ou encore, emboîter le pas à un Maimonide, un Averroès ou à un Thomas d’Aquin. Ce dernier a bien illustré la fameuse via negativa (Dieu est sage, non par la sagesse mais par son essence ; Dieu est omniscient mais pas par la science mais bien par son essence…) Ainsi, en ramenant tout à l’essence divine d’une unicité et d’une simplicité absolues, on ne porte pas atteinte à son essence. Maimonide qui adopte indépendamment de l’Aquinate la même méthode, celle de la théologie négative, se concentre sur le Nom de Dieu. Au terme de longs développements il aboutit à la conclusion que nul ne percer le mystère de l’essence divine mais que l’on peut se rapprocher de son Nom étant entendu que le Nom de Dieu renferme en lui-même bien des éléments de réponse…
Les talmudistes ont tenu compte du principe de l’incognoscibilité de l’essence divine qui avait été érigé pour servir de règle absolue aux limites de l’exégèse : l’intellect humain ne parviendra jamais à épuiser tous les sens de la Révélation. La polysémie, le poly sémantisme du Verbe divin est invinciblement transcende tout effort humain. Mais les sages du Talmud et du Midrash, deux catégories fondamentales de la Tora orale dont il sera question dans cet ouvrage, ont su encadrer le principe de l’immensité incomparable du Verbe divin par d’autres principes qu’on va citer ici. Car la Bible a beau compter 5881 versets, les thèmes, les sujets abordés requièrent d’incessants commentaires, ou mises à jour, pour pouvoir avancer avec la vie qui est en constante évolution. Certes, les talmudistes n’ont pas regroupé, de manière systématique, dans un même chapitre ni une même rubrique, les règles herméneutiques en vigueur. Mais les différentes générations de ces pères-fondateurs, les tannaïm, les Amoraïm et les Saboraïmes (sur lesquels nous reviendrons) ont accompli ce travail de classification et d’ordonnancement : le Talmud parle des treize règles herméneutiques qu’il attribue à un maître de la tradition orale, le célèbre rabbi Ismaël bien que celui-ci ne se distingue pas vraiment par un recours appuyé à ces mêmes règles dont il se voit attribuer la paternité. Il est possible que cette attribution ne soit que le fait d’une génération tardive, soucieuse de simplifier l’impression d’une littérature abondante et un peu chaotique.
Interpréter la Tora, c’est tout d’abord en reconnaître la grande richesse et la diversité. La Tora possède, nous dit-on, soixante-dix visages ou aspects (Shiv’im panim la-Tora), ce que la tradition musulmane a repris en accordant au Coran pas moins que soixante-dix mille sens… Il faut rappeler que le chiffre soixante-dix jouissait d’une grande notoriété dans l’antiquité sémitique et hébraïque. Le Talmud illustre cela en parlant de soixante-dix nations, soixante-dix langues, soixante-dix pays, etc… Ne pas oublier que c’est un multiple de sept, chiffre qui jouit lui aussi d’une certaine célébrité (les sept jours de la semaine, les sept lois des Noachides, les membres du Sanhédrin, les sept signes du zodiaque, les septante de la Bible d’Alexandrie etc…)
Cette pluralité de sens pouvait comporter en soi un danger qu’il convenait d’éviter : si l’on disposait de tant de sens, qui peut alors nous prémunir contre les erreurs, qui peut bien nous en préserver et nous dire avec certitude que l’on tient le sens qui convient, sans erreur possible ? En d’autres termes, sans sombrer dans l’hérésie ! Nous verrons plus loin qu’il y eut de graves controverses entre les adeptes du Talmud, d’une part, et les karaïtes, d’autre part, qui optaient pour la seule Tora écrite et rejetaient toute idée de Tora orale. Un tel choix, basé sur une sorte de littéralisme biblique les a conduits à commettre des contre-sens, même si, par ailleurs, ils dominaient superbement la langue et la grammaire hébraïques.
Les talmudistes qui établirent la tradition orale juive contre vents et marées, affrontant à la fois des dissensions internes (les karaïtes) et des critiques externes ont érigé un véritable garde-fou, notamment contre les judéo-chrétiens qui vidèrent le contenu positif de la Tora à l’aide de l’interprétation allégorique qui rejetaient le sens littéral pour ne retenir que le sens spirituel ou profond. Alors que les talmudistes optaient forcément pour la solidarité des deux sens. La spiritualisation des commandements bibliques ne pouvait pas dispenser de leur accomplissement concret : nul verset (ou référence scripturaire) ne peut être dépouillé (e) de son sens littéral ou obvie : eyn migra toté midé peshuto. Le peshat étant le sens littéral des versets bibliques. Aujourd’hui, on dirait qu’il s’agit du sens philologique, loin de toute interprétation homilétique, qui demeure l’apanage du midrash. Un exemple pour aider à fixer les idées : un exégète émérite comme Rashi, véritable instituteur d’Israël comme Homère l’a été pour la Grèce antique, s’est illustré dans l’exégèse du peshat, même si son approche ne coïncide pas toujours avec notre propre approche philologique contemporaine.