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Quelques aspects de la théologie rabbinique



Quelques aspects de la théologie rabbinique…

Si j’ose reprendre pour ces quelques pages le titre d’un célèbre ouvrage de Salomon Schechter (paru en anglais : Some aspects of rabbinic theology), ouvrage dont je fis mon profit dans mes années d’étudiant, c’est pour rendre hommage à ce grand maître et aussi à celui qui me le fit connaître.

Jusqu’ici, je me suis contenté de parler de l’extérieur, il est temps, à présent, de me mettre à parler des doctrines que les sages de la Tora orale ont extrait de la Tora écrite en usant des règles herméneutique déjà évoquées dans les précédentes études, publiées ici même.

Nous pouvons donc aborder les thèmes de cette tradition orale à un autre niveau. On peut alors se concentrer sur une formule appartenant elle aussi, d’une certaine manière à la Tora orale, même si elle est d’une naissance moins antique. Il s’agit d’une sorte de trinité juive puisqu’elle condense en une seule unité, ou entité unique à la fois le Saint béni soit-il (formule déférente de la tradition pour évoquer le Créateur de l’univers), la Tora et Israël. Cette formule trouve son origine dans ce grand roman mystique qu’est le Séfer ha-Zohar lequel se donne pour une œuvre antique mais qui ne remonte, en vérité, qu’au XIIIe siècle de notre ère et dont l’auteur de la partie principale n’était autre qu’un génial exégète et écrivain hors du commun, Moïse de Léon, mort en 1306 à Avila.[1]



Quelques aspects de la théologie rabbinique…

 

 

La formule dont il est question sera légèrement retouchée par un éminent kabbaliste du XVIIIe siècle, Moshé Hayyim Luzzato (1707-1746) ; cet érudit, fin mais trop délicat eut maille à partir avec une certaine orthodoxie de son temps qui le soupçonnait de vouloir se faire passer pour le Messie d’Israël aux yeux des membres de son cénacle mystique. Traumatisés par le tragique épisode de Sabbataï Zewi (1626)1676) qui s’acheva par une lamentable débandade et une épidémie de conversions, l’élite talmudique de sa ville (Luzzato vivait en Italie) ne pouvait pas rester inerte dans de telles circonstances. Par prudence, et en vue d’échapper à la vindicte de ses adversaires doctrinaux, même imaginaires, il prit les devants et alla se réfugier en Terre sainte où il mourut prématurément.

Cette formule synthétise le mieux la vocation d’Israël sur cette terre, son attachement à Dieu et à la Tora. Un lien indissoluble semble les unir pour n’en faire qu’un élément unique. Une véritable dialectique trinitaire mais qui ici ne divinise personne.

On peut donc parler du règne de Dieu sur la terre. Voici l’intitulé originel de cette formule en araméen : Qudsha berikh hu, orayta we-Israêl kulla had… Le Saint béni soit-il, la Tora et Israël, tout ne font qu’un. C’est l’identité indissoluble d’Israël avec la Tora de Dieu. Cela montre aussi la co-extensivité d’Israël avec le divin grâce à la Tora ; c’est la raison pour laquelle j’adopte ce plan suggéré par cette formule frappée par un éminent mystique juif, cité plus haut, Moïse de Léon, et légèrement modifiée par un lointain successeur du milieu du XVIIIe siècle, Moshé Hayyim Luzzato, de son acronyme Ramhal. La théologie de cette Tora orale s’articule autour de ces trois points, à vrai dire inséparables, le Saint béni soit-il, la Tora et la communauté d’Israël.

On a longtemps cru que ce dictum provenait directement du Zohar, lequel a exprimé en réalité une idée qui en était très proche (Zohar III, fol.73a) : un triple lien, écrivait-il, existe entre trois choses : shelosh deragim innoun mitkasherim zé ba-zé Et il édictait la même trinité ou trilogie : Dieu, la Tora et Israël. La formule provient donc du commentaire de Luzzato sur une strate très importante du Zohar, L’Idra rabba (la grande assemblée) :

On dit dans le Zohar (III fol 73a) que le Saint béni soit-il, la Tora et Israël en font qu’un… Mais il faut que tu saches que les âmes proviennent des luminaires… C’est pour ça qu’il est dit que les âmes d’Israël tirent leur origine de la Tora. Il existe donc trois choses : les luminaires, les âmes qui en proviennent et l’expansion des luminaires qui produit les âmes. Donc trois choses qui sont le Saint béni soit-il, la Tora et l’assemblée d’Israël. (M.H. Luzzato, Addir ba-marom, 1731.

Dans ses rapports avec le divin, la tradition juive oscille entre deux orientations, séparées par une tension polaire : l’immanence et la transcendance. Le Dieu omniprésent et omnipotent, créateur et autorité suprême de l’univers, se doit d’être transcendant, mais le soin qu’il apporte à sa créature et la providence qu’il exerce nécessitent une certaine proximité ou immanence. La Tora orale, c’est-à-dire la littérature talmudique, formera un terme qui ne figurait pas dans le corpus biblique mais dont la racine verbale y était présente : la Shekhina (Présence divine au monde, immanence) a été frappée par les sages à partir du verbe shakhan. Telle est la problématique de la transcendance et de l’immanence de Dieu dans la Bible hébraïque et ensuite dans toute cette littérature talmudique qui fait l’objet de nos recherches présentes.

Dans la Genèse déjà, on voit Dieu discuter vivement avec Abraham au sujet des villes pécheresses, Sodome et Gomorrhe ; en Dt. 8 ;5, on compare Dieu et Israël à un père qui corrige son fils avec fermeté mais dans cette correction tout amour est loin d’être absent. Mais ce même livre éprouve le besoin de rétablir une certaine distance, même vis-à-vis d’Israël, lorsqu’il supplie Dieu de «regarder depuis la résidence de sa sainteté et de bénir son peuple Israël.» La transcendance ou distance de Dieu par rapport à sa créature est probablement exprimée avec le plus de force dans le chapitre 40 du prophète Isaïe  (Deutéro-Isaïe) ; c’est Dieu qui commence par ordonner que l’on console son peuple, rappelle, pour finir, que c’est lui le maître, que son altérité est absolue, voire même inconcevable. Les peuples ne sont rien face à lui…

Mais dès le premier verset du chapitre suivant, l’amour de Dieu pour Israël se donne libre cours. On dira donc que Dieu est alternativement proche et lointain. C’est aussi l’enseignement du Psaume 149 ; 7-10. Job lui-même (36-26) n’est pas seulement terrassé par la douleur, il est aussi écrasé par la puissance et le caractère impénétrable de l’essence divine.

Faut-il croire en Dieu ? Cela va de soi et cela constitue une des croyances cardinales du judaïsme. Shabbat fol. 97a dit des enfants d’Israël qu’ils sont des croyants fils de croyants, ce qui signifie que la foi en Dieu remonte chez eux à très loin et que cela représente leur héritage premier depuis le patriarche Abraham (Genèse 15 : Abraham crut en Dieu et Dieu le lui imputa en justice). D’autres passages talmudiques (Ta’anit fol. 8a et Hagiga fol. 14a) parlent des croyants comme de possesseurs de la croyance (Ba’alé émouna).

Contrairement à la Tora écrite qui s’adresse à Dieu sans circonlocutions, la Tora orale frappé un certain nombre de formules qui définissent Dieu suivant quelques unes de ses actions et de sa manifestation dans notre monde. En plus du Tétragramme, des termes Elohim et Shaddaï, les maîtres de la tradition disposaient aussi d’un grand nombre de termes et des qualificatifs pour désigner ou invoquer Dieu. Le premier nom ou qualité attribué (e) à Dieu est celui de roi de l’univers (Elohénou mélékh ha-olam). La totalité des actions de grâce et des bénédictions l’attestent. On le dit aussi Créateur de l’univers, Père de l’univers, Ancien de l’univers au sens où il lui préexistait ; il est aussi le Juste de l’univers (Yoma fol. 37a) L’expression ribbono shél olam (maître du monde) est classique (Berachot fol. 4a, Baba Batra fol. 134a parle du Très-haut. Les sages ont aussi eu recours à des adjectifs substantivés comme ha-rahman (le miséricordieux). Dans le traité Pessahim, l’équivalent araméen de ce terme Rahamana connaît au moins une quarantaine d’occurrences. Par exemple, dans ce point cardinal de la théologie talmudique, Rahamana libba ba’é, Dieu préfère le cœur (Sanhédrin fol.106b.) Ce qui veut dire que Dieu s’intéresse à la sincérité profonde de l’orant qui lui ouvre son cœur au lieu de sacrifier mécaniquement à des rites galvaudés.

Lévitique rabba (4 ;8) dit que Dieu emplit l’univers comme l’âme le corps. Voici d’autres appellations : ha-Makom (le lieu, l’omniprésent), ha-Kadosh baroukh hou, la même formule en araméen, rencontrée plus haut, Qudsha berikh hou, ha-shamayim, le Ciel, ha-guevoura, la Bravoure…

Mais la création la plus originale de la théologie talmudique reste bien la Shekhina[2], la Présence divine au monde, l’immanence. A quand remonte l’usage de ce terme pour désigner la divinité dans sa relation au monde ? Il semble que ce soit le Targoum (traduction araméenne du Pentateuque), réputé pour son combat sans merci contre les anthropomorphismes et soucieux de purifier l’idée de Dieu. Certaines désignations se révélaient inconciliables avec la dignité de l’essence divine. C’est sous l’influence d’un converti, Onqelos ha-guer (Onqelos le converti) que le Pentateuque fut rendu dans ce sens qui combat toute idée de corporéité en Dieu.

Le second élément de cette fameuse trinité évoquée par le Zohar et reprise par Moshé Hayyim Luzzato n’est autre que la Tora dans sa globalité (écrite et orale), et se dit en araméen oraïta. Les interrogations à son suet ne sont vraiment pas superflues : Qu’est ce que la Tora ? Qu’entendaient les sages par ce terme ? Etait-ce le Pentateuque ? Ou simplement les dix commandements ? Ou encore les cinq livres de Moïse avec les prophètes et les hagiographes ? La Tora, est-ce la Mishna ? La Tora fait elle aussi partie de ce qu’il est permis de nommer, sans irrévérence aucune, l’imagination des talmudistes, et, par la suite, des rabbins ? La Tora, ou plutôt le Mishné Tora dont parle Josué (8 ; 32, 34-35) était elle la même que la nôtre ?[3] Pour finir, la Tora est-ce l’interprétation de celle-ci, à savoir Talmud Tora ? Ainsi qu’il est dit ; we-talmud Tora ké-néguéd kullam : Et l’étude de la Tora compense ou vaut tout le reste… Mais le Zohar va encore plus loin : à la question sans réponse qu’est Dieu (et non pas qui est Dieu ?), il répond : … la Tora !!

L’une des idées fondamentales des talmudistes concernant la Tora est sa préexistence au monde et son statut d’instrument de la création : sans Tora pas de monde existant. En dépit des apparences, il n’est pas très facile de définir avec soin l’essence de ce terme générique, Tora[4], qui, dans la Bible hébraïque, a supplanté tous les autres comme mishpat, mitswa, etc…

On ne peut pas faire abstraction de la part revendiquée par la polémique contre les sectes –dont le christianisme naissant, donc l’église primitive ; au moins deux préoccupations expliquent la réaction des talmudistes : renforcer l’autorité de la Tora orale et affirmer avec force la pérennité de la Tora écrite, à une époque où même certains midrashim, comme celui portant sur les Psaumes, reflétaient un certain antinomisme latent. Pour ce qui est de la Tora orale, citons l’exemple de Hillel l’Ancien, lequel recommandait aux prosélytes d’accepter les deux sources de la religion d’Israël : ce qui est écrit et ce qui est oral. (Avot de Rabbi Natan, version A, XV). La tradition constituée par les dits des maîtres et de Pères est aussi de la Tora. Bien après Hillel l’Ancien, Eléazar ben Azaria dit (Menahot fol. 88a) : Par la Tora ! Toutes ces choses furent dites à Moïse au Sinaï. Ce qui y inclut les halakhot avec tous leurs détails. Le même Eléazar optait pour une pratique absolue des commandements. C’est dans cet esprit qu’il livrera à la postérité un dit fameux selon lequel « le sha’atnez (vêtement à base de deux textures différentes dont le mélange est interdit par la Tora, ainsi que la viande de porc ne sont pas forcément mauvais, mais qu’y puis je puisque mon père qui est au Ciel me les a interdits (Sifra Kedoshin, ch. 11)… il semble que ce sage a cherché à s’opposer à une conception ou à une approche naturelle de la Tora, celle-ci ne serait pas un nomos mais d’origine divine absolument. En plaçant la Tora sur un même pied d’égalité que la nature ou la loi naturelle, on pouvait l’évacuer par l’interprétation allégorique ou spirituelle, ce que les premiers chrétiens ne manquèrent pas de faire.

 

 

[1] Pour faire court, je renvoie à mes deux ouvrages sur la question : Le Zohar. Aux origines de la mystique juive, Paris, Pocket, 1999, 2005. Et La kabbale, Paris, Ellipses, 2011.

[2] Pour des analyses approfondies de ce terme Shekhina, voir Arnold Maria Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der Schekhina in der rabbinischen Literatur. Berlin, Walter de Gruyter, 1969.

[3] Toutes ces questions furent évoquées par Lazarus Bendavid dans son étude, traduite et reproduite en fin de volume dans l’appendice (De la loi écrite et de la loi orale) en 1822.

[4] Voir l’étude d’Henri Cazelles, Tora et loi. Préalables à l’étude historique d’une notion juive in Mélanges Georges Vajda (edités par Gérard Nahon & Charles Touati) Louvain, 1980.

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