De l’idée juive du sens : Autorités et herméneutique de la Tora orale
Pour qu’une tradition écrite échappe à la sclérose, elle se doit de progresser avec son temps. Pour ce faire, elle met sur pied des règles herméneutiques qui lui permettent d’être à jour sans jamais renier son âme. Comme on l’a déjà vu, l’herméneutique rabbinique ne constitue pas d’exception à cette règle générale. Les anciens docteurs des Ecritures ont donc élaboré un certain nombre de règles exégétiques qui leur sont propres et par lesquelles ils extrayaient des textes révélés de nouvelles doctrines qui se situaient dans le prolongement direct de la tradition. Pour la commodité de l’exposé ou pour leur conférer une certaine aura sacrée, la Tora orale a regroupé trois grandes rubriques herméneutiques, au nombre, respectivement, de 7, 13 et 32., qu’elle attribue à Hillel l’Ancien, à rabbi Ishmaël (seconde génération des tannaïm) et à rabbi Eliezer ben Yossi ha-gelili (seconde génération des tannaïm).
De l’idée juive du sens : Autorités et herméneutique de la Tora orale
Nous commencerons par les sept règles de Hillel l’Ancien :
- Qal wa homer, le simple et le complexe, ce qui signifie que l’on passe de l’un à l’autre. On peut se servir de cette règle tant au plan juridique qu’au plan moral ; voir Ketubbot 11b qui évoque le cas du grain de froment, que l’on enfouit tout nu dans la terre et qui en ressort tout habillé. en le comparant aux justes que l’on enterre habillés et qui, par conséquent, ressortiront dans des conditions encore meilleures.
- Gezéra shawa : proposition équivalente, raisonnement par analogie. Lorsque la Tora utilise en plusieurs endroits différents les mêmes termes avec des connotations identiques, on est en droit d’appliquer les conclusions tirées d’un passage à un autre passage où le cas est similaire. Néanmoins, les sages n’usaient de cette règle qu’avec circonspection puisqu’ils interdisaient le recours à ce raisonnement sans se fonder sur l’autorité d’un maître (Keritot 5a).
- Binyan av mi-katouv éhad (érection d’un principe générique à partir d’un seul verset), par exemple la condamnation à mort pour un délit grave ne pourra intervenir que sur la foi d’au moins deux témoins (Dt. 17 ;6).
- Binyan av mi-shené ketoubbim, (érection d’un principe générique à partir de deux versets bibliques).
- Kelal u-ferat u-ferat u-kelal : (le général et le particulier, le particulier et le général. ) Cette règle permet de déterminer avec précision l’objet dont il est question. Lévitique 1 ;2 parle d’animaux domestiques qu’il est permis d’offrir en sacrifice, mais Exode 22 ;9 cite nommément un certain nombre d’animaux et conclut par la phrase «et tout autre animal domestique.»
- Ka-yotsé be-maqom aher ; (uns similitude avec un autre passage.) Voir par exemple deux versets bibliques (Ex. 3 ;6 et Lev. 16 ;42) qui citent chacun les patriarches dans un ordre différent. Ceci infirme quelque peu la règle selon laquelle la Tora observe toujours une certaine préséance et cite en premier ceux qui figurent en première place.
- Davar ha-laméd mé inyano, (un sujet qui nous renseigne par son contexte.) Exemple : Exode 20 ;16 dit «tu ne voleras point» et Lev 19 ;11 stipule «vous ne volerez point.» Le premier verset a trait au rapt d’êtres humains (eu égard au contexte) tandis que le second vise l’argent, compte tenu du contexte (voir Sanhédrin 66a)
Les treize middot (mesures ou critères) de rabbi Ishmaël. Le terme hébraïque midda (pluriel middot) signifie aussi dimension, qualités morales. Pourquoi avoir choisi le nombre treize alors que les règles herméneutiques attribuées à Ishmaël sont seize si l’on recourait à une subdivision normale. Le nombre treize est donc purement traditionnel. Mais ce qui frappe le plus, c’est le dit rabbinique que l’on rencontre dans le Midrash ha-Gadol, à la section ou péricope Mishpatim (les lois). En procédant à l’exégèse d’un verset de ce passage (Exode 21) où il est dit : voici les lois (dispositions légales) que tu leur soumettras (placeras devant eux), rabbi Ishmaël dit : ce sont les treize middot servant à l’exégèse de la Tora et qui furent transmises à Moïse au Mont-Sinaï. La tradition rabbinique prétend donc que la Tora fut livrée à Moïse avec les règles destinées à l’interpréter. On comprend dès lors que la recherche moderne n’a eu aucun mal à montrer, en analysant le corpus talmudique lui-même que Ishmaël ne se servait pas de toutes les règles exégétiques qu’il est censé avoir mises sur pied. Les trois premières d’Ishmaël correspondent aux quatre premières de Hillel. La cinquième règle de Hillel se décompose pour donner, à elle seule, huit règles de Ishmaël. La nouveauté est incontestablement la treizième règle d’Ishmaël qui s’énonce comme suit : Deux références scripturaires (shené ketoubim) sui se nient l’une l’autre ou s’opposent entre elles, que vienne la troisième référence scripturaire pour les départager (we-yakhriya bénéhém).
Les trente-deux middot de rabbi Eliézer ben Yossi ha-gelili ne sont pas nommés par le Talmud. Hullin fol. 89b dit qu’il faut examiner avec toute l’attention qui convient les propos de rabbi Eliezer ha-gelili : Que ton oreille prenne la forme d’un entonnoir, métaphore voulant dire qu’il ne faut pas en perdre une goutte ni une miette. D’où proviennent ces règles ? Les chercheurs sont divisés sur ce point. Comme le Midrash ha-Gadol qui cite ces règles herméneutiques avait lui-même pour source le midrash Agour, on propose généralement une date située entre 600 et 800. Sans que cela n’infirme l’hypothèse d’une présence de matériaux plus anciens.
- Ribbouy, accroissement, inclusion. Le meilleur exemple nous est offert par Genèse Rabba (1 ; 14), la particule hébraïque ET, que nous avons déjà rencontrée, est utilisée deux fois dans le même verset ( ET ha-shamayim we ET ha-aréts) : les cieux et la terre. La répétition sert à dire que ces deux entités furent créées avec tout ce qu’elles contiennent…
- Mi’out, amoindrissement, limitation, restriction. La particule hébraïque AKH ( plus que, seulement) du verset de Genèse 7 ;23 est interprétée (Il ne restait plus que Noé) dans le Midrash Rabba ad locum comme signifiant que même Noé avait été soumis à rude épreuve et que sa propre vie ne tenait qu’à un fil…
- Ribbouy ahar ribbouy, accroissement sur accroissement. Exemple tiré de I Samuel 17 ;36 qui dit textuellement gam et ha-ari, gam ha-dov (même le lion et même l’ours ton serviteur a abattu. Les particules gam, et et, l’article ha comptent chacune pour un lion, en plus du terme lui-même, ce qui donne quatre au lieu de deux.
- Mi’out ahar mi’out, restriction sur restriction. Nombres 35 ;23 et Dt.19 ;4 disent respectivement «sans le voir» et «sans préméditation» à propos d’un homme qui commettrait un meurtre accidentel. Les sages en déduisent que deux restrictions consécutives donnent une inclusion et émettent l’opinion que même l’aveugle, impliqué dans un tel accident, doit fuir dans ville-refuge.
- Qal wa-homer meforash (processus évident allant du simple au complexe). Qal wa-homer satum, on procède allusivement du simple au complexe. C’est la première règle de Hillel.
- Gezéra shava, le raisonnement par analogie.
- Binyan av, érection d’un principe générique ; voir la deuxième et troisième règle de Hillel.
- Dérékh quetsara, la voie la plus courte, la plus rapide. Parlant du cas de la belle captive (Dt. 21 ;11), les sages relèvent l’expression hébraïque eshét yefat to’ar, on utilise l’état construit, ce qui veut dire la femme de… donc il peut s’agir d’une femme mariée.
- Une répétition peut servir d’auxiliaire à l’exégèse. Genèse 41 ; 3-6 (sept vaches maigres et sept épis desséchés), on peut en déduire que l’Egypte aurait dû subir la famine non point sept ans mais quatorze.
- Sof passouk, signe de cantillation biblique qui indique la fin d’un verset et le commencement du suivant. Dans certains cas, on peut en faire abstraction pour asseoir une exégèse. Le meilleur exemple en est Dt 25 ;2 qui se termine par be-mispar (en nombre) alors que le verset suivant commence par arba’im (quarante). On supprime la séparation des deux versets, ce qui donne : au nombre de quarante. Les sages en déduisent que la punition ne doit pas aller au-delà de quarante coups de fouet, voire ne pas dépasser trente-neuf.
- Un passage dont on se sert pour une comparaison. Cela nous fait penser à la septième règle de Hillel.
- Le cas d’un principe général suivi d’un ma’assé (une action particulière) : Genèse 1 ;3 et Genèse 1 ;14 semblent parler de deux choses alors que la première déclaration est simplement complétée par la seconde.
- Comparaison d’une chose importante et d’une chose de moindre importance. En vue de parvenir à une meilleure intelligence de cette chose là.
- Shené ketubim, les deux références scripturaires qui se contredisent. Voir la treizième règle d’Ishmaël.
- Une expression qui revêt une importance particulière dans un passage biblique. Nombres 15 ;18 dit : «lors de votre entrée dans le pays.» Ce terme entrée semble aux yeux de rabbi Ishmaël revêtir une importance particulière et il en déduit que dès leur entrée en Terre sainte les enfants d’Israël ont respecté le précepte de la teruma (prélèvement).
- Un élément peu explicite dans un passage majeur. Nous trouvons un exemple de cette exégèse dans un passage du Midrash ha-Gadol sur la Genèse ; la description donnée par Genèse 2 ; 8 du paradis doit être complétée par Ezéchiel 28 ;13.
- Citation d’un cas alors que c’est l’ensemble qui est visé. Sifré sur Deutéronome § 194 dit au sujet de Dt 20 ; 5s que ce n’est pas seulement celui qui s’est construit une nouvelle demeure qui est dispensé d’aller au combat. Il faut y inclure celui qui en achète une ou qui en hérite. Voire même celui qui reçoit une profusion de cadeaux.
- Ce qui est dit d’un objet mais qui peut aussi s’appliquer à un autre. La Mekhilta de rabbi Ishmaël (Edition J.Z. Lauterbach, Londres, III, p 53) fait à propos d’Ezéchiel 21 ;18 (Lorsqu’un homme bat son prochain à l’aide d’une pierre ou de son poing…) le commentaire suivant : De même que le poing peut être identifié, la pierre peut l’être aussi.. Mais si la pierre se trouve mêlée à d’autres pierres, le responsable n’est plus répréhensible.
- L’action de prédiquer quelque chose d’un objet sans que ceci ne lui soit vraiment applicable. Sifré sur les Nombres § 118 fait au sujet de Nombres 18 ; 15 le commentaire suivant : (Tu rachèteras le premier-né de l’homme et le premier-né de l’animal impur tu rachèteras). Ici, il ne s’agit pas de tous les animaux impurs, mais uniquement de l’âne puisque ceci est spécifié par Exode 13 ; 13. Le midrash ajoute qu’on peut racheter l’ânon par un mouton, mais pour d’autres animaux on peut s’en tenir à des vêtements ou à d’autres ustensiles. Mais comme un autre verset (Exode 34 ;20) réitère (Tu rachèteras le premier ânon par un mouton), ceci nous indique qu’il s’agit bien d’un mouton et non d’ustensiles ni de vêtements.
- Comparer un objet à deux autres dont on ne retiendra que les aspects positifs. Psaume 92 ;13 compare le Juste à un palmier ; mais on pourrait objecter que le Juste, à l’instar du palmier, n’offre pas d’ombre, ce qui ne saurait être le cas puisque le verset suivant du même Psaume le compare à un cèdre du Liban. Mais là aussi il y a problème puisque le cèdre ne donne pas de fruits, chose inacceptable pour le Juste.
- Un passage de la Tora complété par un autre passage. Exode 23 ;1 (Ne tends pas la main au blasphémateur en portant un faux témoignage) est interprété par rabbi Natan (Tanna de la quatrième génération) comme suit : le blasphémateur mais aussi le brigand qui ne saurait être admis à témoigner.
- Rapprochement de deux versets au contenu apparemment contradictoire. Sifré sur Dt 11 ;12 § 40 Le verset parle d’un pays dont Dieu se préoccupe tandis que le Seigneur est censé veiller au bien-être de toute la terre (Job 38 ;26). Ce souci particulier provoque la prise en compte de tous les autres pays
- Mise en exergue d’un élément faisant partie d’un ensemble. Josué 2 ;1 parle de l’exploration du pays de Jéricho. Mais Jéricho fait partie du reste du pays, cependant en l’en distinguant, on veut montrer que cette ville a la même valeur que l’ensemble.
- Déduire d’un ensemble général une particularité de cette même chose : Exode 15,3 interdit de faire du feu le jour du sabbat ; mais cette interdiction est déjà contenue dans le verset précédent où le fait de travailler ce jour là est passible de mort. Faire du feu est considéré comme un travail majeur, mais l’on se rend tout aussi coupable en effectuant un autre travail majeur.
- Mashal, l’exégèse allégorique ou métaphorique. Rabbi Ishmaël interprète Ex. 22 ; 2 et relève l’expression ‘im zarha ha shémésh alaw (si le soleil s’est déjà levé sur lui) pour dire que ceci s’applique non point au vol mais au voleur. Le sage veut dire que le soleil est synonyme de paix pour tous. Si donc l’on apprend que le cambrioleur vivait paisiblement avec sa victime (ou son voisin) qui ne l’en a pas moins tué pour autant, tout en l’ayant reconnu, eh bien c’est la victime du vol qui devient désormais coupable d’un crime de sang.
- Correspondance entre versets : exemple, les quarante jours de Nb 13 ;25 et les quarante années de Nb 14 ; 34
- La paronomasie (rapprochement entre des mots aux racines semblables. Nb 21 ; 9 nehash nehoshét, serpent d’airain, ou par exemple Jérémie 23 ;2 : ha-ro’im ha-ra’im (les mauvais pasteurs)
- Guematria, action de compter la valeur numérique des lettres d’un terme et de développer leur signification symbolique. Dans le Midrash Rabba des Lamentations, Ben Azzaï explique tous les péchés d’Israël en décomposant le premier terme de ce rouleau EYKHAH (comment) : les enfants d’Israël ne furent condamnés à l’exil qu’ après avoir renié l’Un (aleph), les dix commandements (yod), la circoncision dont le précepte ne fut donné qu’après vingt génération (kaf, valeur numérique : vingt) et le Pentateuque (hé, valeur numérique cinq).
- On recourt aussi à une correspondance ésotérique appelée AT-BASH. La première lettre de l’alphabet hébraïque correspond à la dernière, la seconde à l’avant-dernière, etc…
- Notarikon, décomposition d’un terme en un autre ou en plusieurs.
- Inversion de l’ordre antérieur et postérieur. Exode 16 ;20 parle de la manne qui eut des vers et se mit à puer. En fait, l’odeur nauséabonde précède l’apparition des vers.
- Erouv parashiyot, mélange des péricopes. Par exemple, le chapitre 7 des Nombres devrait être en réalité le chapitre 1 de ce même livre.