Thomas Mann, apologiste du fumage de cigare…
Dans son célèbre roman, La montagne magique, le prix Nobel allemand de littérature, Thomas Mann, auteur aussi des Buddenbrooks, de La mort à Venise et surtout de l’inoubliable Doktor Faustus, se livre à un incroyable plaidoyer en faveur du fumage de cigare. Ceci est d’autant plus frappant et paradoxal que la scène se passe dans les hautes montagnes suisses vraisemblablement, non loin d’un sanatorium, où l’on tente de soigner des malades pulmonaires. Thomas Mann met dans la bouche de son personnage principal toute une page sur les bienfaits que lui procure son cigare quotidien.
La version française de La Montagne magique parut en 1931 aux éditions Fayard. Et cette apologie de la fumée d’un bon cigare ne semble pas avoir provoqué le moindre remous ni même simplement porté atteinte à la bonne réputation de l’auteur. Il en serait tout autrement aujourd’hui.
Regardons les choses d’un peu plus près afin d’en préciser le contexte où l’ironie n’est vraiment jamais absente. Un jeune homme prénommé Hans, qui se destine à l’ingénieurie de marine, décide de rendre visite à son cousin Joachim qui soigne sa phtisie dans un sanatorium situé dans les hautes montagnes suisses. L’accueil est plutôt inattendu dans un milieu où la plupart des pensionnaires finissent par succomber à ce mal quasi incurable. Thomas Mann y exhibe son ironie mordante et parfois même tragi-comique puisque même la chambre destinée au nouveau venu, au demeurant en très bonne santé, était encore occupée quelques heures auparavant par une dame, passée de vie à trépas… Mais les autorités médicales assurent à Hans que toutes les dispositions ont été prises pour qu’il ne pâtisse d’aucun désagrément… dans la chambre de la défunte.
Alors qu’ils entreprennent une longue marche afin de s’aérer et de désintoxiquer les poumons du malade Joachim, Hans se moque un peu du médecin chef qui parle du thermomètre, instrument dont aucun pensionnaire ne se sépare jamais, comme du cigare en vif-argent , ce qui est une manière assez imagée de bannir toute idée de fumer dans ce sanatorium et ses environs. Et pourtant…
La conversation qui s’engage entre les deux cousins est assez asymétrique : Hans qui n’est pas du tout malade, allume un cigare, un vrai, dit-il, comme en réponse au jeu de mot du médecin, et en propose un à son cousin qui refuse tout net et trouve cette offre saygrenue. C’est alors que Hans entonne une véritable plaidoyer en faveur de ce doux plaisir dont il ne peut plus se passer.
Je comprends pas, dit-il, je ne comprends vraiment pas que l’on puisse ne pas fumer/ La formulation un peu alambiquée de la phrase, la première de tout l’argumentaire, n’est pas le fruit du hasard. Car dès la suivante, Hans dit posément : c’est se priver de toute façon de meilleure part de l’existence et en tout cas d’un plaisir tout à fait éminent… On se demande ce que diraient aujourd’hui les défenseurs de l’écologie, de l’interdiction de fumer dans les lieux publics et de tant d’autres choses. Quelle évolution en moins d’un siècle ! Jamais un auteur, même de la renommée de Thomas Mann, n’oserait écrire une telle page qui se veut une apologie du tabagisme. Car la suite de toute cette page est encore plus éloquente : Hans dit qu’au réveil il se réjouit déjà à l’idée qu’il va savourer le plaisir du cigare : et même en mangeant, il ne savoure vraiment son repas qu’en se disant qu’il va fumer après. Je mange avec l’idée que je vais fumer un bon cigare. Et il ajoute qu’il est persuadé de ne pas exagérer. A quoi ressemble une journée sans cigare ? Mais un jour sans tabac, ce serait pour moi le comble de la fadeur, ce serait une journée vide et absolument insipide, et si le matin, je devais me dire : aujourd’hui, je n’aurai rien à fumer, je crois que je n’aurai pas le courage de me lever, je te jure que je resterai couché.
Mais Hans n’est pas un simple fumeur d’occasion, c’est un fin connaisseur, un spécialiste de ce genre de plaisir. Il évoque le cigare de qualité, un cigare qui tire bien, car, à quoi bon fumer un cigare de piètre qualité, c’est de la torture et il conclut son propos ainsi : Lorsqu’on a un bon cigare, un cigare qui tire bien, on est en somme à l’abri de tout. Il ne peut vous arriver littéralement rien de fâcheux. C’est exactement la même chose que lorsqu’on est étendu au bord de la mer, alors on est étendu et l’on n’a plus besoin de rien, ni travail ni distractions.
Hans poursuit en disant que grâce au ciel, le monde entier fume, sur toute la surface du globe, c’est un plaisir que les hommes savourent sous toutes les latitudes. Même les courageux explorateurs qui sillonnent durant de longs mois les contrées les plus inexplorées, prennent soi, avant d’entamer leur périple, de se pourvoir largement en tabac : en effet, comment feraient-ils sans tabac ? Même malade, même, dit il, dans un état lamentable, tant que j’aurai mon cigare, je le supporterai ; il m’aiderait à tout surmonter.
En un peu moins d’un siècle, les mœurs ont bien changé. Aucun auteur ne pourrait se permettre de parler ainsi du plaisir de fumer qui coûte chaque année à la sécurité sociale des centaines de millions d’Euros. Et est responsable de la mort prématurée tant de pauvres gens. Chaque année, ou presque, l’état augmente le prix des paquets de cigarettes, sans même parler des cigares lesquels, disons le in petto, font tout de même passer de très agréables moments.
Mais il ne faut surtout pas le dire…