François Cheng : De l’âme. Sept lettres à une amie (Albin Michel) (en allemand : CH. Beck)
Il fallait oser et un membre de l’académie française, François Cheng, l’a fait : il a tressé des couronnes à une partie essentielle de nous-mêmes mais dont plus personne ne parle, l’âme ! D’ailleurs, la traduction allemande, parue chez la prestigieuse maison d’édition de Munich, Beck Verlag, parle dans son titre : De la beauté de l’âme (Über die Schönheit der Seele). Mais qui tient encore compte de l’âme, depuis la disparition de l’école romantique allemande et française ? Quiconque oserait en parler en public ou en compagnie, même d’amis, serait aussitôt la cible de moqueries ou de dédain…
C’est à une véritable promenade au fil des siècles et des civilisations que nous invite l’Académicien. Sans prétention aucune, sans jamais user d’un jargon incompréhensible, l’auteur nous offre, dans un style élégant et sobre, ses sagaces réflexions sur ce qu’il nomme la partie essentielle de nous-mêmes.
François Cheng : De l’âme. Sept lettres à une amie (Albin Michel) (en allemand : CH. Beck)
Le défi a donc été relevé et on lit ces subtils développements avec ravissement. Comme c’est la plupart du temps le cas, la rencontre entre un homme, philosophe profond, et une femme d’une beauté renversante, se fait dans le métro. L’auteur est assis sur un strapontin, la beauté en question lui fait face et tout à coup, le sourire aux lèvres, elle vient s’asseoir à ses côtés. Notre auteur est à la fois très honoré et gêné par un tel geste. Il explique à cette belle femme qu’elle irradie une beauté hors du commun et demande comment elle fait pour accepter une telle distinction… Un tel don de beauté est incomparable. Mais après quelques rencontres, le lien se détisse : la femme ne se rappelle au bon souvenir de l’auteur que quarante ans après leur première rencontre et lui adresse par lettre une requête : lui expliquer la beauté, la définir, réfléchir sur le sujet. Comme tout homme, l’auteur établit d’abord les rapports entre la beauté féminine et le désir brûlant du mâle qui rêve de la posséder (le terme n’est pas de moi) : est ce l’unique moyen de faire ? Non point. La première lettre –le livre en compte sept- situe les enjeux, l’auteur promettant de revenir vers sa correspondante pour la faire bénéficier de ses lectures et de ses réflexions.
L’auteur rappelle brièvement les noms que les différences civilisations ont donné à l’âme qui forme un tout avec le corps, bien que leur origine respective soit différente. Sans corps, pas de consistance, sans âme pas de vie autre que sensorielle. Mais l’âme a d’autres fonctions, notamment celle de la mémoire : elle conserve en nous des événements traumatisants, comme des attaques aériennes qui ravagent une ville voisine, des avions de guerre qui volent en rase-motte et tuent aussi bien des enfants que leurs mères pleurant à haute voix la mise à mort de leur progéniture.
François Cheng domine bien l’érudition qui est inséparable du sujet : il expose les doctrines asiatiques de l’âme et montrent leur spécificité. La Chine s’oriente différemment de l’Inde, laquelle, n’a rien à voir, à son tour, avec la conception juive, chrétienne ou islamique de l’âme.
Ce qui fait la beauté de ce livre, mis à part le sujet même qu’il traite, c’est l’application à nous faire partager l’idée que l’âme est certes invisible, incolore, abstraite, et malgré tout cela, elle demeure présente et incontournable. On ne peut pas parler d’âme sans s’en référer à la tradition philosophique grecque et notamment à Aristote mais aussi à Platon que Cheng cite abondamment, en particulier Phèdre, le Banquet et Phédon. Au fondement de cette conception qui a modelé notre pensée occidentale git le principe que l’âme et le corps s’originent de deux univers différents mais qu’ils doivent quitter pour cohabiter un certain temps, à savoir la durée d’une vie humaine. On se souvient des descriptions mythiques de Platon parlant des âmes qui tombent dans les rets du corps auquel elles sont contraintes de s’unir. Une fois libérée de ce carcan ou de cette cage, les âmes s’en reviennent à leur région originaire, transcendant le temps et l’espace. Et là commence une vie de toute éternité puisqu’elles existaient avant et qu’elles existeront après leur voyage sur terre.
J’ai relevé un passage, portant sur les conceptions asiatiques de la question où il faut dire qu’à la mort l’âme quitte enfin le corps et non pas rendre l’âme… Mais que recouvre exactement ce terme âme ? Ce sont les Grecs, et singulièrement Aristote, plus concret et moins idéaliste que son maître Platon, qui ont parlé des diverses facultés de l’âme : il n’existe pas plusieurs âmes mais simplement diverses fonctions. On parle de volonté, d’entendement, de mémoire, etc…
Mais quand donc pouvons nous dire que cette âme entre en action ? Selon l’auteur, notre âme, à nulle autre pareille, existait bien avant notre propre existence corporelle ; et elle nous survivra, ce qui est une manière d’affirmer son immortalité.
L’âme dirige le corps, ou pour parler comme Aristote, l’âme est l’entéléchie du corps, ce qu’il a de meilleur. Mais pour écrire de la poésie par exemple, c’est l’âme du poète qui entre en action. Et qu’est ce qui distingue l’âme de ce qu’on nomme communément l’esprit ? L’auteur répond qu’il est très difficile de définir les deux notions si proches dans leurs moindres détails
Après la philosophie grecque, fondement incontournable de notre civilisation, Fr. Cheng expose quelques idées sur les différentes traditions monothéistes, à commencer par le judaïsme dont il cite à la fois des passages de la Tora et du talmud, la Tora orale. Le traité babylonien de Berakhot est mis à contribution, après le passage de l’Ecclésiaste qui s’interroge gravement sur le destin de l’âme : rejoint-elle les régions élevées ou sombre-t elle dans les anîmes comme les animaux ? Le Talmud compare l’âme à Dieu qui voit sans être vu, qui emplit le monde tout en demeurant à l’extérieur, au-dessus de la matière.
La vraie vie ne se limite pas au fait de connaître le fonctionnement des choses, activité parfaitement méritoire s’il en est. Elle consiste plutôt à être en empathie avec les autres, avec d’autres vie, d’autres âmes… A elles seules, ces deux phrases résument bien le propos de l’auteur. C’est dans un tel contexte que s’épanouit l’âme de l’homme. Et dans la triade humaine (corps, esprit, âme) cette dernière occupe une place de choix. Cheng parle même, un peu fugitivement, de l’âme du monde (en allemand Weltseele) qui consonne avec celle de l’être humain. Mais il ne fait pas tomber dans l’opposition stérile âme / corps. Et pour ceux qui font de l’esprit le critère suprême, aucune tendresse, aucune sensibilité ne compte. On l’aura compris, l’auteur refuse l’abstraction.
Mais l’apogée de cette belle étude poétique se trouve dans la sixième lettre, l’avant-dernière, qui analyse les conceptions de l’âme chez la philosophe Simone Weil qui a développé des spéculations où prédomine l’âme en tant que telle. J’ai hélas peu de temps pour m’y étendre. Certes, on peut émettre des réserves sur le bien-fondé des idées de cette philosophe, née juive puis convertie au catholicisme, mais il serait difficile, voire malvenu, de contester sa profonde sincérité. Elle éprouve au plus profond d’elle-même les violences, les injustices, els souffrances de l’être sur cette terre et compte sur sa foi pour continuer à espérer.
Je recommande vraiment la lecture de ce beau texte, de préférence en français, même si je dois féliciter le traducteur allemand qui s’est admirablement bien acquitté de sa tâche. Mais il reste tant à dire sur l’âme qui, sous la plume de Fr. Cheng, retrouve toute sa place dans notre vie individuelle.