Enrico Norelli, La naissance du christianisme. Comment tout a commencé. (Gallimard)
Voici un ouvrage qui se lit aisément, admirablement bien traduit de l’italien, certes il n’apporte rien de radicalement nouveau mais il synthétise très convenablement tout ce que nous savions déjà sur les origines du christianisme. Dès les premières lignes, l’auteur, ancien professeur à l’Uni de Genève, s’arrête sur cette métaphore biologique, la naissance de… Comment dater exactement l’apparition d’un phénomène religieux aussi protéiforme, aussi divers que cette religion chrétienne qui a subi, dès ses origines, tant de changements d’orientation, d’infléchissements et de courants parfois opposés en son propre sein ? Comment une forme de christianisme a t elle pu s’imposer, marginalisant toutes les autres ? Comment a t elle fait pour que la rusticité triomphe de l’ éloquence ?
L’auteur pose quelques questions auxquelles on ne peut toujours pas apporter de réponses définitives : pourquoi le mouvement de rénovation du judaïsme de l’époque, initié par Jésus, s’est il poursuivi après sa mort, surtout une mort aussi ignominieuse qui aurait pu servir de pierre tombale à tous les espoirs placé en cet homme transformé en divinité ? ? Comment expliquer que de cet amas de disciples, de membres de la famille du crucifié a pu surgir, au fil des tout premiers siècles, une église puissante, structurée, et apte à élaborer un large corps de doctrines ? Certes, il y eut bien des hérésies à combattre et tant d’hétérodoxies à condamner, mais le résultat est là, absolument stupéfiant : près d’un milliard et de demi d’hommes et de femmes se reconnaissent dans le succès planétaire de cette petite secte judéenne qui a déraciné le monde païen pour le convertir à sa foi, à ses règles et à ses conceptions philosophiques et théologiques.
Enrico Norelli, La naissance du christianisme. Comment tout a commencé. (Gallimard)
Quand on regarde les choses de plus près, on se demande pourquoi, par quelle force, les , ne quittant sa Galilée natale qu’un nombre réduit de fois. Comment les tout premiers chrétiens qui étaient tous de naissance juive, ont ils pu conserver leur foi en Jésus tout en respectant, pour certains d’entre eux (surtout Jacques, le frère de Jésus et sa communauté de Jérusalem, opposée à celle d’Antioche ), les règles de la Tora, notamment celles de la pureté qui réglementaient strictement les relations avec les non-juifs ?
Que savons nous des actions de Jésus en terre d’Israël puisque ce prédicateur juif n’a jamais quitté les limites de son pays ? Ce qui constitue réellement la colonne vertébrale de son enseignement ou de sa prédication, n’est autre que l’annonce du royaume du ciel. En hébreu malkhout shamayim et en araméen, malkhouta di shemaya. Cette prédiction d’ un changement radical sur terre atteste les indicibles souffrances d’une population juive opprimée sur sa propre terre par l’empire romain ; d’ailleurs, le royaume du ciel ayant comme roi Dieu en personne, s’opposait au royaume impie de César qui bafouait toutes les règles de l’éthique. C’est aussi l’aspect messianique de la prédication de Jésus en Galilée mais aussi à Jérusalem.
Cette volonté d’asseoir sur terre le règne de Dieu constitue une grave menace pour le pouvoir en place. Ce thème du royaume de Dieu sur terre recèle une charge révolutionnaire, un potentiel explosif dont l’occupant romain a du prendre conscience. Instaurer le royaume de Dieu sur terre, c’est combattre tout régime qui s’appuie sur la force et la violence pour se maintenir. Vouloir le remplacer par un ordre universel divin, c’est chercher à le renverser.
Enrico Norelli se demande comment les disciples mais aussi les membres de la famille ont pu gérer l’héritage du crucifié dont la mort même constituait un défi impossible à relever : en bonne logique, au terme du cycle de son existence terrestre, Jésus devait revenir, d’où l’idée de parousie. Ce ne fut pas le cas, il fallut donc tenir compte de cette théologie du retour qui ne s’était pas effectué… Même Paul, le grand diffuseur et propagateur du mouvement espérait en un retour proche, de son vivant. Mais au fil des ans, il commença à envisager que ce retour n’aurait lieu qu’après sa mort. D’où l’infléchissement de certains points concernant cette théologie autour de Jésus.
On se tourna vers une interprétation plus globale : de son vivant, Jésus aurait déjà amorcé son retour en incarnant des actions susceptibles de hâter l’avènement de royaume du ciel, guérir des malades, rompre l’isolement d’êtres rejetés ou de grands pécheurs, exorciser ou désenvouter des possédés, etc… Dans ce redéploiement doctrinal, Paul allait jouer un rôle important. Reste aussi la définition du domaine d’action de Jésus, et par voie de conséquence, de ses propres disciples, à commencer par le premier cercle : avions nous à faire à un Messie pour Israël, chargé de ramener les brebis égarés dans le droit chemin, ou à un Messie, issu d’Israël mais doté d’une vocation universaliste au sein des nations ? Ce fut l’une des plus importantes pommes de discorde entre le judaïsme rabbinique naissant et les membres de l’église primitive, désireuse, comme disait Renan, d’élargir le sein d’Abraham et de convertir tous les peuples de la terre à la vraie foi ? Se posait alors l’incontournable question de l’observance ou de l’inobservance des règles de la Tora. Là, on discerne une certaine ambiguïté dans les écrits de Paul et dans ceux qui lui sont attribués : le judéo-christianisme est parfois mis en avant, et parfois c’est le pagano-christianisme qui prime. La direction prise a assuré le succès de la petite secte judéenne des origines mais à quel prix, un prix exorbitant aux yeux des juifs restés fidèles à la synagogue qui insérait la foi en Jésus au sein même des règles de la Tora ; en d’autres termes, Jésus était un Messie juif pour des juifs : cesser d’observer les commandements de la Tora revenait à trahir l’esprit et l’action de celui qui était mort sur la croix.
On présente Paul généralement comme l’apôtre (sic) de l’antinomisme, une sorte de théologie qui n’acceptait pas la thèse de la rémission des péchés par l’observance des commandements puisque l’essence même de Jésus et la nature de son sacrifice rendait cette Tora superfétatoire… Norelli accorde une large place à cette théologie particulière de Paul dont il éloigne les traits légendaires : ainsi la fable faisant de Paul un ancien disciple de rabban Gamliel. Il montre aussi que les épîtres portant son nom ne proviennent pas toujours du fruit de sa plume. En revanche, son combat acharné contre la pratique rituelle juive ne fait pas l’ombre d’un doute.
En tout état de cause, le christianisme actuel lui doit beaucoup. Il fut l’un des tout premiers ) placer la personne même du Crucifié au centre même de sa théologie : il a identifié Jésus à la Sagesse universelle ayant servi à créer le monde. Une fois sa venue sur terre avérée, plus rien d’autre ne pouvait compter. Son sacrifice surclassait tout le reste. Et la loi n’avait plus de raison d’être : c’est du moins ce que pensait Paul.
Il faut signaler que tant d’autres exaltés, du temps de Jésus, voire même avant ou après, se présentaient volontiers comme les Messies d’Israël, ses libérateurs et ses défenseurs. Et pourtant, toutes ces personnalités n’ont pas réussi à s’imposer. Enfin, comment Jésus se nommait il lui-même ? Parfois Messie (surtout de la part des autres) et assez souvent, par un emprunt au livre de Daniel, modèle classique de toute apocalypse juive, fils de l’homme… Mais la tradition chrétienne ultérieure a préféré jeter son dévolu soit sur Christ soit sur fils de Dieu… et le Seigneur.
Le recrutement de nouveaux adeptes ayant foi en Jésus a été grandement facilité par la présence, notamment à Jérusalem, de juifs hellénisés dont les synagogues offraient un terrain propice au prosélytisme. Paul s’en servira maintes fois pour tenter de s’implanter en ce terrain encore proche du judaïsme de la Tora. En effet, l’aire missionnaire de l’apôtre s’étendait à tout le monde habité. D’où un puissant zèle convertisseur qui se voulait le véhicule d’une sorte de judaïsme light, débarrassé de ses aspects les plus contraignants. On dit aussi que dans certaines cités de l’empire romain, la plupart des femmes de la bonne société optaient pour une adhésion sélective au judaïsme, sans avoir à en respecter toutes les règles à la lettre. Mais il était évident que la prévalence de l’aile expansionniste de l’église conduirait à sortir progressivement du judaïsme pour ne plus s’adresser qu’aux non-juifs. Ce qui conduisit le pagano-christianisme à se tailler la part du lion dans la nouvelle foi.
On ne peut pas entrer dans les détails de tous les points discutés dans ce bel ouvrage mais quelques questions doivent être abordées. Comment sont nées certaines églises locales, mais aussi de beaucoup plus grandes, comme celle de Rome par exemple : il y avait, en dépit des persécutions et des expulsions, un grand nombre de juifs à Rome dont certains admettaient la foi en Jésus sans la couper de l’accomplissement des commandements.
Alors, pourquoi donc cette tendance de l’église naissante fut réduite à la portion congrue et sombra dans la marginalisation la plus totale ? Un événement de portée mondiale dont les effets se font sentir aujourd’hui encore, se produisit en l’an 70 lorsque les armées de Titus saccagèrent Jérusalem et incinérèrent le Temple. Une question : a quoi aurait ressemblé le judaïsme de nos jours, deux millénaires après les faits si ce terrible événement ne s’était pas produit ? Il est probable que l’église de Jérusalem, sous la conduite de Jacques, le frère de Jésus, ou même sans lui puisqu’il fut lapidé peu avant la catastrophe, se serait renforcé et aurait peut-être pris le dessus… Alors qu’une fois le centre de la foi juive anéantie, des milliers de Judéens se répandirent dans le monde, sans aucun lien ne soit établi entre eux dans cette nouvelles diaspora… La nature ayant horreur du vide, les adeptes, anciens païens, de la nouvelle foi, occupèrent l’ensemble du terrain.
Au fond, les bouleversements et les révolutions tiennent parfois à peu de choses. Merci à Monsieur Enrico Norelli pour cette belle synthèse.