Bertrand Vergely, Notre vie a un sens. (Albin Michel)
C’est à une très vaste réflexion sur le sens de l’existence humaine sur terre que nous invite cet auteur dont la pensée a au moins un avantage, celui de ne pas exclure les thèmes théologiques ou religieux du domaine de la spéculation philosophique. Au fond, il est, sans le savoir peut-être, un disciple de Franz Rosenzweig, l’auteur de L’étoile de la rédemption (1921), qui préconisait le recours à son Nouveau Penser (das neue Denken). Lequel consiste à instiller une dose de théologie dans la spéculation purement philosophique.
Tous les grands noms de la philosophie occidentale sont évoqués, sans omettre aussi des références à la Bible, à l’exégèse talmudique et la kabbale. Notamment les différentes règles herméneutiques évoquées par l’acrostiche PaRDeS, ce qui donna chez les médiévaux chrétiens la notion du sens quadruple des Ecritures.
Consacrer un peu plus de trois cents pages à l’existence d’une vie ordonnée à un but plus ou moins précis, témoigne de l’importance de ce sujet. Au fond, qu’est ce que vivre ? A ce sujet, on aura garde de ne pas se cantonner au seul domaine philosophique, tant le sujet concerne tout le monde, absolument tout le monde. Un exemple qui me revient à l’esprit : une journaliste interviewe un homme politique en délicatesse avec la justice pour faits de collaboration avec l’occupant nazi durant la seconde guerre mondiale. Qu’est ce qui est difficile, lui demande t elle… C’est vivre qui est difficile, lui répond il.
Bertrand Vergely, Notre vie a un sens. (Albin Michel)
Avec cette réplique, tout est dit, nous sommes au cœur du sujet. Et pourquoi donc vivre est il si difficile ? Parce que la quête d’un sens de notre vie n’est pas chose aisée. De la philosophie grecque à Gilles Deleuze (qui n’est pas, loin de là, mon maître à penser) en passant par Shakespeare, on n’a pas manqué de dépouiller notre existence de tout sens. Même la notion d’Histoire universelle a été remise en question au motif que nous ne parvenons pas à distinguer les traits bien identifiés de ce que les théologiens nomment la téléologie, à savoir qu’il existe une intelligence cosmique, créatrice de notre univers et veillant de très haut à l’application d’un plan divin préconçu. Cet intellect absolu, à nul autre comparable, absolument unique, serait le seul à savoir ce qui va se passer car il est le seul à savoir déchiffrer les illisibles carnets de la Providence. Un véritable dessein divin. Tout ceci, à condition qu’on veuille bien dire que notre passage sur cette terre revêt quelque importance. Si l’histoire n’a aucun sens, si la vie humaine n’a aucune signification, si elle ne poursuit aucun but ni aucun objectif, à alors à quoi sert la vie, pourquoi mériterait elle d’être vécue ?
Cette problématique centrale est le cœur de tant d’autres interrogations puisqu’il s’agit de voir si ce sens existe vraiment, si son actualité est soutenue par des arguments solides et des faits indubitables. Il ne faudrait pas qu’il fût le résultat d’une projection de notre part sur la vie.
Et si, comme le supposait une certaine école philosophique grecque, le hasard, la chance, l’imprévisible, l’indiscernable étaient les maître-mots de la vie ? Là, l’intellect humain prend bien conscience de ses limites indépassables. L’exemple donné par l’auteur, celui qui discute de la mort accidentelle d’un passant qui reçoit sur la tête un pot de fleurs, est particulièrement parlant : quelques seconde plus tôt ou plus tard, un changement d’itinéraire à la derrière minute, auraient pu dévier ce tragique événement. Le destin de cette vie eût été tout autre, très différent. Mais comment le savoir, comment le prévoir ? Et pouvons nous supposer que quelqu’un le savait, en d’autres termes, que l’avenir est écrit quelque part ? La prudence ne suffit pas, qui invite à s’éloigner ou à contourner tous les échafaudages ou toutes les balconnières… Mais comment définir conceptuellement ce fait, ce hasard ? Aristote en personne n’a pas réussi à conceptualiser ou à théoriser (comme con dit de nos jours) ce fait. C’est une loterie. Et le mot chance lui-même, comment le mettre en équation ? Certains ont cru que les mathématiques avec leurs calculs statistiques avaient la réponse : en fait, il n’en est rien. On procède à une logificatio post festum. Après coup, on sait, mais jamais auparavant.
Ces thèmes inexpliqués ou inexplicables ont favorisé la fuite vers l’horizon de la religion, et notamment de la Bible où l’auteur procède à une lecture approfondie du récit de la création. En effet, pour l’humanité judéo-chrétienne, le livre de la Genèse donne certaines réponses, lesquelles furent remises en question à l’époque de la Renaissance et des Lumières, avant de tomber dans le creuset de la critique anti religieuse du XIXe siècle. On connaît la violence du débat entre modernistes et traditionnalistes, notamment au sujet de l’emploi de la critique biblique. Fallait il croire à la véridicité des Ecritures ou, au contraire, les évacuer par l’intermédiaire de l’interprétation allégorique ou du commentaire philosophique ?
Au fil de ma lecture, j’ai découvert des affinités avec une philosophie juive contemporaine ou plus ancienne : il existe un petit traité talmudique dans la Mishna Avot (Edition oblong de Claude Sarfati), qui s’appelle Principes des Pères (Pirké Avot) où sont traitées ces questions sur l’absolu : où allons nous, d’où venons nous ? Quel sens a notre vie (ma anou, ma hayyénou, ma gebouraténou : que sommes nous, qu’est notre vie, qu’est notre vaillance ?). Certaines lignes de ce livre m’ »ont fait penser à Abraham Heschel, Dieu en quête de l’homme (God in quest of man) ou à la rencontre des êtres, tant célébrée par Martin Buber dans son Je et Tu (1923)
Cette question du destin humain ne connaîtra jamais de réponse définitive car nous ne maîtrisons pas ses tenants et ses aboutissants. Mais quelle est la part dévolue à l’homme dans l’élaboration de ce qu’on nomme son destin ou sa destinée. Et puis, existe t il un déterminisme absolu ou simplement relatif ? Dans ce cas on ouvrirait un débat sur le libre arbitre et la responsabilité.
Il est un thème qui est presque coextensif à l’histoire de l’humanité puisqu’il est inséparable de la vie, c’est celui de la souffrance, générée par tant d’adversités qui jalonnent toute vie sur cette terre. Il suffit de s’en référer au livre de Job pour en avoir une petite idée : Job, homme vertueux, est accablé de malheurs, il perd tout, absolument tout, même la santé puisque son corps en couvert de pustules ; ses propres amis lui donnent des interprétations injustes et offensantes de ce qui lui arrive, étant entendu que si Dieu l’accable à ce point, si lui en ignore la raison, Dieu, pour sa part, n’en ignore rien. Mais lorsque nous lisons le chapitre 42 du livre, le fin mot de l’histoire, nous voyons que Job est réhabilité mais Dieu n’a pas voulu répondre aux questions concernant sa justice, la théodicée. Est ce une réponse valable ? Dire que la question est trop difficile, trop ardue pour être comprise par de simples êtres humains ?
Face à ce mythique livre de Job, le canon juif de la Bible nous a conservé un autre ouvrage, nettement plus court mais tout aussi ardu à comprendre, et qui pose cette même question centrale : la vie sur terre a t elle un sens ? C’est l’Ecclésiaste. Ce livre, joyau de la plus fine spéculation philosophique, a failli être mis au ban et n’a dû sa survie qu’à la sagacité des maîtres anciens. En douze chapitres, écrits dans un hébreu ciselé et étincelant, il expose toute la problématique avec un pessimisme foncier : il va jusqu’à dire que les morts ont un sort plus enviable que les vivants. Et il va encore plus loin : bienheureux sont ceux qui ne sont jamais nés. On ne peut pas aller plus loin dans la voie du pessimisme militant. Mais là aussi, comme on vient de le vivre avec le livre de Job, c’est le verset final ( Tout bien considéré, en fin de compte, crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là tout l’Homme) qui cachérise une pensée qui frôle l’hérésie. Les vieux sages hébreux ont compris la légitimité de telles spéculations tout en rejetant leurs conclusions : l’a vie n’a pas de sens ! Ils ont donné une conclusion qui jure avec tout ce qui précède… Oui, répondirent ils pour tempérer le pessimisme excessif de cet auteur inconnu, la vie a un sens, qui s’appuie sur la foi en Dieu et sur la pratique de ses commandements. Finies toutes ces tirades désespérées et désespérantes sur le sort de l’homme ici-bas. Il est des barrières infranchissables pour l’esprit humain, à quoi bon se livrer à des exercices stériles de métaphysique ?
Chacun connaît la fameuse formule reprise par Lavoisier : Rien ne se crée… On a coutume de la répéter sans se douter le moins du monde de son caractère antireligieux. Cela saute aux yeux : dire que rien ne se crée annihile toute foi en un Dieu créateur, détruit toute adventicité de l’univers, provoquée par un Dieu créateur, agissant en toute liberté. C’est la matière qui régit tout le reste, à commencer par soi-même. Elle n’obéit à rien sinon à elle-même, mais sûrement pas à un principe abstrait.
Alors que faire ? Se réfugier dans la foi religieuse ? Ou, tout au contraire, chercher dans l’athéisme ? Les deux solutions sont possibles mais toutes deux présentent autant d’avantages que d’inconvénients. L’auteur préconise le suicide métaphysique. Je crois qu’il se trompe. C’est la création de valeurs, comme le font, chacun à sa façon, le judaïsme et le christianisme.
C’est peut-être le message de l’Ecclésiaste qui parle : … car c’est là tout l’homme.