1064, Barbastro. Guerre sainte et djihad en Espagne (Gallimard)*
Voici un ouvrage très important mais qui est pourvu d’un titre qui ne paie pas de mine. Et pourquoi, ce toponyme, Barbastro, d’une petite cité andalouse ainsi que cette date, 1064 cachent des événements qui ont changé la face du monde de cette époque ainsi que la notre, et une date si proche d’un événement majeur qui avait soulevé tout l’Occident contre les musulmans et l’islam en général, les croisades : 1096, et la première croisade.
De quoi s’agit-il ? D’une terre âprement disputée entre des princes catholiques qui se voulaient les miliciens du Christ et des dignitaires arabo-andalous qui entendaient eux aussi faire valoir leurs droits fort anciens sur ces mêmes territoires. Deux écoles historiques s’affrontent concernant l’importance à accorder à la prise de cette cité par les forces chrétiennes et à sa reprise, peu après, par les forces musulmanes. Mais l’enjeu est de taille : est-ce à cette époque, en 1064, qu’il faudrait faire remonter la date de la première croisade, même s’il s’agit d’une terre de l’Europe méridionale ? Est-ce ici, dans cette ville et à cette époque que se décida l’avenir de la terre d’Espagne ? Est-ce que l’invasion de la cavalerie chrétienne pour libérer Barbastro a donné des idées au pape et à l’aristocratie européenne de répondre positivement à la volonté de reconquête ? N’oublions pas que le débat en Espagne sur la légitimité de la présence arabe, supposément bien plus ancienne que celle de l’église catholique avec l’arrivée des envahisseurs wisigoths, continue de faire rage.
1064, Barbastro. Guerre sainte et djihad en Espagne (Gallimard)*
Deux tendances historiques s’affrontent au sujet de l’identité originelle de la terre d’Espagne : l’une considère que les Arabes y ont laissé une empreinte indélébile dans tous les domaines, y compris au sein même de population ( La belle de Cadix a des yeux de velours ), suite au brassage des cultures et au métissage des habitants. Selon moi, la trace la plus durable et la plus indéniable est lexicale et philologique : de très nombreuses racines de la lexie espagnole, même dans les mots de tous les autres, proviennent de la langue arabe. Mais certains, s’appuyant sur de telles affinités dans de très nombreux domaines (la musique, l’architecture, l’agriculture, les modes vestimentaires, la cuisine, etc…), quelques historiens marqués idéologiquement, veulent y voir l’origine et le fondement de droits que les dynasties arabes en Andalousie et ailleurs pourraient faire valoir sur la propriété de tous ces territoires.
Ce livre, paru aux éditions Gallimard et presque passé inaperçu, revêt pourtant une importance capitale car il nous présente l’état des possessions de la couronne espagnole vers le XIe siècle. On y constate d’abord un éparpillement en petites principauté (taïfas) qui se faisaient la guerre, nouaient des alliances parfois surprenantes, comme ce prince chrétien qui, voulant assouvir une vengeance personnelle ou simplement mettre la main sur du bon butin, n’hésite pas à s’allier aux musulmans qui attaquent ce haut lieu de la chrétienté qu’est Compostelle… Certains mariages princiers voyaient figurer parmi les invités de marque des souverains arabes. Certains, de part et d’autre, faisaient passer leurs intérêts bien compris avant l’intérêt collectif de leur église.
Al-Andalous, tel est le nom de cette Espagne musulmane mythique. Les musulmans, quant à eux, nommaient la partie du pays qu’ils occupaient, Hispaniya. Et la ville de Barbastro n’était en réalité qu’une modeste bourgade à l’est de cette même région. Mais on trouve chez les chroniqueurs arabes une sorte d’idéalisation de la cité perdue car reconquise par les armées chrétiennes ; probablement plus de nostalgie d’historien ou de poète que de descriptions fidèles, à prendre au pied de la lettre. Témoin, cette déclaration d’un historien de l’époque al-Hayyan qui affirme que la ville vivait sous le pouvoir musulman depuis plus de trois cent soixante-quatre ans… Une éternité. Mais cela est vrai de cites autrement plus importantes, situées dans des régions fertiles et bien irriguées, favorisant un accroissement régulier de la population locale. On peut déceler la même exagération en ce qui concerne les forteresses défendant la ville de Barbastro. On n’a jamais pu prouver l’existence de cette véritable barrière de châteaux-forts tenant en respect les forces chrétiennes. Les fortifications ne semblent pas avoir été ici plus redoutables qu’ailleurs. Mais de telles hyperboles dans les chroniques arabes témoignent plutôt de l’amertume d’une défaite qui mit fin à un puissant désir d’expansion et de puissance. Il faut bien comprendre que les deux communautés vivaient dans un face à face permanent et que, malgré certaines entendes locales intéressées, la ligne directrice de la chrétienté a toujours été d’expulser les envahisseurs musulmans.
Et les déclarations pontificales n’y ont pas peu contribué. La question qui se pose et qui a divisé les historiens spécialistes de cette période est de comprendre si l’attaque de Barbastro fut le germe ou le grain de la guerre sainte, autrement dit, le moule génétique de la croisade. Il est vrai que bien des papes et pas uniquement Urbain II à Clermont avaient incité les princes chrétiens à repousser les musulmans et à conquérir leurs territoires. Et il saute aux yeux qu’ils ne purent le faire qu’en se prévalant d’arguments religieux, du type de la guerre sainte. D’ailleurs, toute l’idéologie qui traverse la notion même de Reconquista ne pouvait être que religieuse. Que cela ait servi de légitimation à l’action militaire, nul ne peut le nier. Mais qu’il y ait eu aussi des motivations d’un tout autre ordre, ne fait pas l’ombre d’un doute. La volonté de s’enrichir, de faire main basse sur des taifas en perte de vitesse et dont l’étendue se réduisait comme peau de chagrin, tout cela a dû jouer un rôle au sein d’une Europe chrétienne placée sur une courbe ascendante.
Ce discours subliminal de la papauté touchait intimement les milieux chevaleresques qui en furent les destinataires naturels. Ce livre fait aussi mention de certaines déclarations publiques de roitelets chrétiens qui attribuaient leurs victoires sur l’occupant musulman à des interventions divines. Les dynasties régnant à Saragosse ou à Huesca joignirent le geste au discours lorsqu’ils promirent à leurs églises une partie du butin et des tributs imposés aux vaincus. Certaines taifas ne purent continuer à vivre qu’à la condition d’acquitter un tribut durant de longues années. Et lorsque les armées chrétiennes s’estimaient en capacité de les envahir, elles ne s’en privaient guère. Et dans ce vaste mouvement qui ne tarda pas à devenir général, la parole pontificale a joué un grand rôle.
Ce livre qui est d’une érudition absolument écrasante (près de 80 pages de notes de bibliographie et d’indices) puise aux meilleures sources des chroniqueurs de l’époque. Aux pages 99s, on peut lire de longues citations d’Al-Hayyan et de Al-Himyari sur la prise de la ville de Barbastro par les armées chrétiennes. On nous parle même de l’historien-théologien ibn Hazm (Xe siècle) auteur andalou des Fisale… sans oublier le poète-théologien juif Salomon Ibn Gabirol qui faisait partie de l’entourage lettré de dirigeants musulmans.
Pour les deux premiers chroniqueurs, la nouvelle de la chute de Barbastro fit l’effet d’un tremblement de terre. Aj-Hayyan plonge dans l’hyperbole en décrivant les horreurs du siège, lorsque les armées chrétiennes privèrent d’eau les assiégés de la ville, grâce à la trahison d’un soldat musulman. Le chroniqueur donne des exemples : du haut des murailles, des femmes musulmanes implorent leurs assiégeants de leur fournir un peu d’eau pour elles et leurs nourrissons. Les soldats chrétiens réclament une contre partie et les femmes alors attachent à une perche à la fois leurs bijoux et un seau que les soldats ayant récupéré leurs gages renvoient remplis d’eau. Mais lorsque le chef de ce corps expéditionnaire chrétien apprend ce qui se passe, il excite les envies de ses soldats en les exhortant à être patients : bientôt, vous aurez bien plus, mais en leur donnant de l’eau, vous prolongez d’autant le siège…
Les chiffres des assaillants et des victimes sont largement exagérées mais ce qui est intéressant, c’est que le chroniqueur impute la défaite au péchés des habitants, surtout aussi aux autorités qui instaurèrent des impôts extra coraniques, attirant sure elles et leurs concitoyens l’ire divine. On sent ici aussi une lecture théologique de l’histoire : la victoire comme la défaite sont le résultat de la volonté de Dieu.
Il faut rappeler aussi que Moïse Maïmonide naquit à Cordoue, en Andalousie peu après la conquête de Barbastro : de 1138 à 1064, 74 ans se sont écoulés. Et on peut avancer que cette affaire de Barbastro préparait la voie à l’expulsion des juifs d’Espagne… Après les musulmans, les juifs seront à leur tour expulsés afin de favoriser l’unité religieuse de la couronne espagnole.
On s’interroge encore sur ce que représente cette campagne militaire chrétienne contre cette ville musulmane, la première à avoir été prise ou reprise. A partir de 1100 elle restera définitivement chrétienne. On peut peut-être avancer, sans trop de risque de se tromper, que ce fut, par la force des choses, une croisade avant les Croisades.
*Philippe Sénac et Carlos Laliena Corbera