La vivace culpabilité judéo-chrétienne, fondement de la haine de soi de l’Occident…
C’est la lecture attentive de l’interview du professeur Joshua Mitchell, parue dans Le Figaro des 20-21 juillet, qui m’y a fait penser. L’universitaire américain soulignait la persistance d’une vision judéo-chrétienne du monde, entièrement axée autour de deux notions théologiques si présentes à la fois dans le judaïsme et dans le christianisme : la nature peccamineuse de l’être humain et son corollaire, la nécessité d’obtenir le pardon par la purification. Tant que ces deux notions restaient confinées exclusivement à la sphère religieuse, elles ne posaient pas de problème majeur ; mais dès qu’elles furent transférées dans l’espace public, c’est-à-dire politique, les effets ont généré une conscience, à la fois mauvaise et malheureuse. Au plan des théologoumènes, ce qui se passait dans l’âme du croyant ne connaissait aucune traduction au plan politique, par exemple la promulgation des lois, la bonne marche de la cité, ect… mais lorsque la ligne-frontière entre la politique et l’éthique s’estompe, le citoyen occidental sombre dans une maladie peu connue mais aux effets ravageurs, la haine de soi.
La vivace culpabilité judéo-chrétienne, fondement de la haine de soi de l’Occident…
C’est un Juif d’origine allemande, Théodore Lessing, qui a introduit cette notion de haine de soi (juive) dans un curieux ouvrage au titre éponyme, publié en 1930 au Jüdischer Verlag de Berlin, Der jüdische Selbsthass. Ce livre que j’ai traduit de l’allemand il y a plus de trois décennies (1991) et réédité en 2911 chez Pocket, dans une version revue et augmentée, continue de se vendre régulièrement.
Dans l’esprit de son auteur, Th. Lessing (1872-1933) -personnage à la fois génial et aussi un peu excessif, voire déséquilibré, qui épousa publiquement des causes perdues d’avance, s’en prenant même, pour finir, au maréchal-président von Hindenburg, accusé d’être un tueur en série- il s’agissait de montrer que les racines d’un tel sentiment, fort répandu chez les Juifs d’Allemagne et d’Autriche de son temps, ont justement pris naissance dans la spiritualité religieuse juive. Et de là, ce sentiment ou ce ressentiment est passé au christianisme qui en a fait un véritable article de foi de son credo, axé autour de la nature pécheresse de l’homme et de l’absolue nécessité pour lui de se purifier afin d’obtenir la rémission de ses péchés. Cette dialectique de la faute et de la Grâce a été très développée notamment par Saint Paul dont les vues ont été prolongées par Saint Augustin et Luther.
Au fur et à mesure de la déchristianisation du continent européen et de ses deux têtes de pont que sont les USA et l’Australie, la vie spécifiquement religieuse a perdu de sa force mais sa Weltanschauung, elle, demeure profondément ancrée dans notre mentalité judéo-chrétienne.
Le christianisme ne fut pas le premier à propager cette conception, cette approche de la nature de l’homme et de sa vocation sur cette terre ; c’est bien le judaïsme, d’abord biblique et ensuite talmudico-rabbinique, qui s’en fit le grand thuriféraire. Toute la religion juive du premier et du second Temple de Jérusalem est axée autour du culte sacrificiel, extrait du livre du Lévitique de Moïse, et qui est l’unique manière, avant la survenue de la prière et des Psaumes, de se laver de ses péchés et d’obtenir l’absolution.
Cette espérance se niche au plus profond de l’âme juive, et aussi de l’âme chrétienne dont la Bible hébraïque est et demeure le fondement. D’ailleurs, le sommet de la spiritualité juive est incarnée par Yom Kippour, qui signifie mot à mot le jour des propitiations (Yom ha-Kippourim) ; or, le mot kippour a la même racine que le verbe le-khapper (absoudre) et kapporét (propitiatoire). Et tout dans cette grande cérémonie, depuis le temps du Temple à nos jours, est mis en action pour obtenir la pardon des fautes commises par les hommes que nous sommes. Maintes fois, dans la liturgie de ce jour redoutable au cours duquel les Juifs s’abstiennent de toute boisson et de toute nourriture, les implorations du pardon, de la purification, de l’absolution, sont d’interminables refrains. Toute la journée de jeûne se passe ainsi à la synagogue mais le point culminant est la restitution du service sacrificiel du Grand prêtre (Seder ha’ avoda) dans le saint des saints : le grand pontife prie Dieu d’accorder à son peuple Israël le pardon des fautes, la rémission des péchés (khapper na kol ha hataïm we ha ‘awonot). C’est une obsession de la religion juive : retrouver la pureté du croyant en Dieu.
Et lorsque les tout premiers chrétiens, membres de l’église primitive de Jérusalem, commencèrent à faire leurs tout premiers pas, ils ne pouvaient que reprendre les formes de piété de leur entourage dans lequel ils étaient nés. Petit à petit naquit l’idée de l’agneau de Dieu, sacrifié, nous dit-on, pour laver l’humanité de ses péchés. C’est cette idée originellement juive mais entièrement revue et redéployée dans un certain sens par le christianisme qui a influencé la mentalité et l’histoire de l’Occident. Cette pensée d’une divinité qui dépêche son fils innocent mourir sur terre pour expier les péchés des hommes n’a jamais été reprise ni par la théologie juive ultérieure ni par l’islam. Le christianisme est le seul à l’avoir fait, pour des raisons qui le concernent. Et Saint Paul va aller encore plus loin, enracinant toujours un peu plus cette théologie binaire de la faute et du pardon, accordé à l’humanité pécheresse grâce au sacrifice de Jésus…
Théodore Lessing qui était à la fois professeur d’université à Hanovre et correspondant de plusieurs journaux de province, savait tout cela. Il commence d’ailleurs par analyser toutes ces confessions synagogales de péchés qui semblent inimaginables tant les fautes sont nombreuses. Aucun homme ne peut avoir commis tant de manquements dans toute son existence ; et Lessing de répondre que la tradition juive envisage la communauté des croyants comme un tout où les uns sont solidaires des autres.
Les conséquences de cette approche du monde et de la vie sont présentes aujourd’hui encore ; elles ont même été sécularisées et se reflètent par exemple dans la mauvaise conscience que l’Occident, éminemment judéo-chrétien, éprouve à l’égard de toutes sortes de minorités. Cette mauvaise conscience a généré la haine de soi, le refus d’être ce qu’on est, d’être tels que nous sommes. On a honte de son histoire car elle est jalonnée d’exactions, de persécutions et de violences en tout genre. Certains en viennent même à rejeter violemment leur histoire, leurs origines, leurs traditions et même les valeurs dont ils ont fait l’apostolat au reste de l’humanité (monothéisme éthique, messianisme, etc…
C’est le cas des six personnalités du monde culturel germanique, analysées par Lessing dans son ouvrage, qui ne pouvaient pas s’accommoder de leur ascendance juive. Ils l’ont vécue comme une tâche indélébile dont elles avaient honte Je me contente, pour des raisons d’espace, de citer leurs noms qu’on peut retrouver dans l’ouvrage lui-même : Maximilian Harden (nom d’emprunt à la place de Vitowski) Otto Weininger, Walter Cale, Arthur Trebitsch, Max Steiner et Paul Rée…
Selon Lessing qui scrute leurs faits et gestes, et surtout leur fin tragique, ce fut le combat désespéré entre leur judéité de naissance et leur germanité de culture qui leur a été fatal. On retrouve cette sempiternelle opposition entre vie vivifiante et conscience malheureuse. Au bout du compte et quand on n’y arrive plus, c’est le drame. Lessing parle de plante poussant sur un terreau (juif) qu’elles haïssent…
Le livre de Lessing avait donc des accents prophétiques ; il avait compris que cette conscience malheureuse finirait par provoquer une profonde crise morale de tout l’Occident, un Occident qui se lamente du matin au soir d’être ce qu’il a été. Au lieu de procéder autrement et de quitter une fois pour toutes ce purgatoire qu’il a lui-même inventé de toutes pièces grâce à la médiation chrétienne… C’est un débat aux racines très profondes qu’on ne peut qu’esquisser ici
Voici, pour finir, un bref extrait du livre de Lessing qui montre comment les vicissitudes de l’histoire ont dévié le peuple d’Israël de sa vocation première :
Le peuple juif n'a pas eu le loisir de passer son temps à prier devant les arbres et les nuages. Il n'a jamais eu la possibilité de s'adonner au particulier et au singulier, on l'a toujours forcé de s'adonner à une généralisation hardie qui allait devenir de plus en plus pâle. Le juif a toujours dû être grincheux en agissant... Dans l'ancien Israël on tenait la balance égale entre la joie du présent et l'édification du futur. Le peuple avait donné naissance à des psalmistes et à des prophètes. Mais au sein du nouvel Israël, les Psalmistes qui chantaient la vie se firent de plus en plus rares alors que le nombre de prophètes allait croissant. Pour finir, on ne percevait presque plus de Minnelied (chant d'amour) à la gloire du présent alors que des cantiques d'espoir ou de colère étaient de plus en plus nombreux. On pourrait penser que notre peuple s'est mué en un peuple de vouloir éthique et spirituel, au point que le juif ne ressentait plus la religion et la poésie comme elles sont: de la sécurité, du bonheur, de l'éternité et de la sérénité. Les beaux apôtres de la vie allaient céder leur place à d'ardents zélateurs et prédicateurs de la justice.
Ce passage parle de lui-même et se passe de commentaire.