Est ce tout naturellement que l’on devient heureux ? (Gallimard)
Les clés du bonheur selon Aristote
Voici une question qui a toujours préoccupé les philosophes, le bonheur. Avec pour corollaire le problème quasi insoluble posé par l’existence du mal, la nature aveugle et l’inadéquation entre la vertu et l’homme qui la pratique de son mieux. La conscience humaine, surtout d’inspiration religieuse, s’est gravement émue du sort réservé à Job dont la Bible nous dit bien que c’était un homme vertueux et que ces souffrances atroces restent à ce jour inexpliquées. Les philosophes proprement dits ont préféré expliquer tous ces malheurs par la condition humaine qui exige que tout ait une fin, que l’homme, de par sa mortalité, doit en passer par là sans qu’on ait une explication tenant compte de la justice, surtout divine, dont les arcanes nous sont celées à tout jamais. Les théologiens ont choisi une autre voie car ils étaient soucieux de montrer que même lorsqu’un destin nous paraît injuste, il ne l’est qu’en apparence et que, dans toute cette affaire, la justice divine, la théodicée, doit garder le dernier mot. Aucun philosophe-théologien issu des trois monothéismes n’a pu échapper à ce tiraillement ; ni Maimonide, ni Averroès ni Albert le grand ou Thomas d’Aquin…
Issu d’un tout autre horizon intellectuel, Aristote, le préfet des études du jeune Alexandre le Grand, pose le problème de manière radicalement différente. L’hellénisme, sa culture fondatrice, ne connaissait ni le monothéisme éthique ni la Révélation. Il suffit de penser aux réactions immédiates des Grecs lorsqu’ils écoutaient les prêches de saint Paul : pour eux, un dieu mis à mort et qui ressuscite, cela relève du délire ou, au mieux, de la mythologie.
Est ce tout naturellement que l’on devient heureux ? (Gallimard)
Les clés du bonheur selon Aristote
Ici les textes aristotéliciens admirablement complies par l’éditeur gravitent autour d’autres thèmes, notamment l’Idée du bien, la vertu, la politique et le plaisir. Autant de thèmes autour desquels se structure, selon lui, l’Idée du bien et donc du bonheur. La discussion est minutieuse, rigoureuse, mais semble s’éloigner de l’essentiel, hic et nunc . Mais Aristote nous dit que les biens qui sont les plus recherchés par le genre humain sont la vertu, la sagacité et le plaisir. Et il les met en connexion avec trois types de vie : la vertu, la sagacité et le plaisir… A cela correspondent la politique, la philosophie et la jouissance. Le philosophe vise la vérité, le politique les belles réalisations et le jouisseur le plaisir. Aristote cite la réponse d’un sage antique auquel fut demandé quel est le genre d’homme le plus heureux ? La réponse est déroutante, mais seulement pour les non-philosophes : Aucun de ceux auxquels tu penses, c’est au contraire qui n’aurait pas de place dans tes vies à toi…
A quoi peut bien faire allusion une telle réponse ? Probablement à la distinction entre le bonheur social, terrestre, d’une part, par opposition au bonheur métaphysique, d’autre part. le premier type de bonheur vise le confort matériel, un bon emploi, une bonne santé, une famille heureuse et unie, à l’abri des manques et des besoins non satisfaits ; l’autre bonheur, le plus authentique aux yeux du philosophe, est celui qui vise l’éternité, l’incarnation de la vérité et le détachement du monde… un gouffre sépare ces deux approches. Et cela rejoint la fameuse phrase de Montaigne : philosopher, c’est apprendre à mourir… Mais est ce la définition du bonheur ? Pour l’homme simple, oui, mais pas pour l’élite de l’humanité, la seule apte à poursuivre la recherche du vrai.
Dans le présent florilège, Aristote analyse l’Idée même du bien qui, nous apprend l’auteur, se dit de plusieurs choses différentes ; il est notamment quelque chose de beau… Il est évidemment question de beauté spirituelle. Et parfois, ce bien est à portée de l’action, donc exécutable, et parfois non. Car l’Idée est immuable et hors de portée de l’action.
Tout en reconnaissant que n’est pas facile à réaliser, Aristote admet que le bonheur est le meilleur des biens. Mais cette assertion ne résout tous les problèmes car parfois d’un mal peut naître un certain bien. Aristote cite un passage tiré de Solon qui n’est pas sans avoir un certain rapport avec un passage talmudique. Voici le texte cité : Ne pas proclamer quelqu’un heureux de son vivant, mais attendre qu’il arrive à la fin… Or, dans le traité Avot du talmud, il est spécifié ceci : ne sois sûr de toi-même que le jour de ta mort (al ta’amin al atsmékha ‘ad yom motekha)
Dans la seconde partie de ce florilège, la plus étendue, Aristote se livre à une analyse minutieuse de l’Idée d’amitié, signalant au passage que la solitude est la chose la plus terrible qui soit. Comment choisit-on ses amis ? Le plus souvent par leur ressemblance avec soi, Mais parfois aussi, les contraires s’attirent et Aristote en fournit maint exemple. Le sec, par conséquent, n’a pas l’appétit du sec mais de l’humide qui est à l’opposé de ce qu’il est. Aristote s’interroge ; est il facile d’acquérir des amis ? La réponse du Stagirite est assez recherchée : le meilleur critère d’une amitié sincère requiert un revers de fortune car tout le monde vole au secours de la réussite. Il faut être dans la gêne ou la détresse pour voir quels sont vos vrais amis… Enfin, l’amitié revêt trois formes : la vertu, l’utilité et le plaisir.
Par vertu (un terme qui revient constamment sous sa plume), Aristote entend évidemment la recherche des perfections de l’âme humaine. Il y revient sans cesse , même dans son long excursus sur l’amitié, évoqué plus haut. En voici un nouvel exemple : Ainsi, donc, l’amitié première, qui vaut aussi aux autres leur appellation, est l’amitié fondée sur la vertu et sur le plaisir que procure la vertu…
Aristote ne fut pas seulement un grand philosophe, un historien des idées et un excellent médecin, il fut aussi un fin psychologue : à noter cette remarque qui eût mérité de plus amples développements : Et pourtant, dans l’opinion qu’on a de soi-même, chacun se croit bon… En effet, il est difficile, voire impossible de sortir entièrement de soi-même ou de grimper sur ses propres épaules pour voir plus loin. Et dans certaines circonstances, lorsque l’équilibre entre les passions et la vertu n’est pas bon, il n’est pas rare que l’intelligence entre en conflit avec l’appétit.
Alors, la recherche du bonheur est elle le bien suprême pour l’homme ? Le Stagirtte répond par l’affirmative sans en faire une obligation morale. L’homme se sent au mieux quand il est heureux. C’est une vérité universellement admise.
Dans le traité talmudique Avot, mentionné plus haut, on trouve cette même quête, cette recherche qui s’impose à l’homme soucieux de choisir la voie à suivre : quelle est le sentier de rectitude que l’homme doit se choisir… Il est permis de supposer qu’il s’agit , ici aussi, d’un chemin menant au bonheur et à l’équilibre. Ce passage est un peu teinté de morale stoïcienne.
Mais revenons à Aristote, pour finir : même des philosophes aussi immenses qu’Aristote ne réussissent pas toujours à se libérer des préjugés de leur temps. Témoins ces déclarations sur la soumission de la femme, commandée par son commandant, le mari… Et le statut de l’esclave, ramené au rang d’un simple instrument doté de la parole.
Mais on ne saurait lui en faire reproche, tant ce penseur est l »un des piliers les plus forts de la pensée philosophique. La philosophie, rappelons le, est aux deux tiers grecque et pour le dernier tiers, allemande.