Ali Benmakhlouf, La conversation comme manière de vivre. (Albin Michel)
Avec la permission de l’auteur, mon collègue philosophe, j’aurais remplacé le terme manière par le terme art. En fait, la conversation est conçue comme un art de vivre, d’apprendre, de se former et d’aimer autrui puisque ses promoteurs l’ont vécue ainsi, à savoir comme une façon de se rapprocher des autres même en leur absence, même après leur décès, de partager leur sentiment grâce à leurs publications lesquelles sont toujours bien mieux ressenties de l’intérieur quand on sent (ou croit entendre) la voix de l’auteur qui devient orateur. Le texte qui illustre tous les chapitres de ce beau petit livre, les irrigue et les nourrit littéralement n’est autre que les Essais de Montaigne qui semble très cher au cœur de l’auteur de cet ouvrage. Certes, d’autres textes sont assez récurrents comme Les aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ; cependant, la palme revient incontestablement à Montaigne , présent d’un bout à l’autre de cet ouvrage. Et dans les derniers chapitres Ludwig Wittgenstein.
Ali Benmakhlouf, La conversation comme manière de vivre. (Albin Michel)
Le lecteur établit aussi une référence fort judicieuse au conte philosophique du médecin-philosophe médiéval Abu Bakr ibn Tufayl, l’épître de Hayy ben Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé), la plus belle et le plus profonde critique des religions révélées, qui nous présente un solitaire, coupé de toute influence ou proximité humaine, donc sans le concours de quelque Révélation religieuse que ce soit : le solitaire Hayy découvre et élucide les mystère de l’univers par lui-même. Il montre aussi, par sa propre expérience, que l’homme n’a pas le monopole de la parole puisque lui-même n’a pu articuler des sons compréhensibles qu’en imitant les cris des animaux, lesquels peuvent lancer un cri d’amour ou d’alerte pour prévenir d’un danger qui les menace. Si l’on entend bien ibn Tufayl, même la biche ou la gazelle qui va allaiter le petit bébé (Hayy) a eu pitié de lui en interprétant correctement ses pleurs et ses cris…
Grâce à son discernement, il s’élève jusqu’au plus haut niveau de l’être, notamment dans une expérience extatique, le plus haut niveau accessible à l’être humain. On peut dire que l’échange entre le solitaire et un nouveau compagnon, nommé Açal, peut être considéré comme un modèle classique de conversation où chaque membre de ce duo écoute et respect l’autre, sans jamais tenter de le mettre en difficulté ou de le dominer.
Dans ses Essais, le philosophe bordelais exprime sa volonté d’avoir une relation directe, vivante, avec ce qu’il lit ou écrit et reconnaît que, grâce à ce truchement de la voix, de la parole vivante, il découvre des aspects qui lui auraient échappé autrement. Mais comme l’écrit l’auteur, Montaigne veut faire passer dans l’écriture, le ton de la conversation. J’emprunte donc cette définition ou ce résumé à mon collègue Benmakhlouf : … le propre de la conversation : ne jamais dégénérer en dispute,, s’inscrire dans la civilité des rapports, ne pas se confondre en joutes dialectiques, ni soumettre la parole à l’amère dilemme de la victoire de l’un et de l’échec de l’autre.
Même si l’orientation religieuse est absolument absente de cet ouvrage, il est permis de faire quelques remarques, notamment que la Révélation est un phénomène acoustique et non visuel. C’est donc une voix. C’est la parole audible d’une divinité s’adressant aux hommes. Je parle au papier, dit Montaigne, comme je parle au premier que je rencontre…
Je relève quelques belles formules dans ces développements comme la conversation est le miroir du lien politique, ou encore ce qui présente en termes resserrés l’entreprise au fondement des Essais: tant de paroles pour les paroles seules !
Aujourd’hui, contrairement aux XVI-XVII siècles , on ne dit plus converser mais échanger, ce qui conserve à cette pratique un bon degré de civilité et de tenue. L’auteur cite des contre-exemples, énoncés notamment par Flaubert mais aussi quelques autres (Balzac). Dans la conversation menée en toute indépendance et pour elle-même, sans rôle ancillaire envers quoi que ce soit d’autre, il n’y a jamais de perdant ni de vaincu puisque chaque parle avec sincérité et que ses propos, s’ile n’emportent pas toujours l’adhésion, font l’objet d’un examen respectueux.. On est loin des joutes politiques dont le but avoué est de l’emporter et de terrasser (symboliquement) l’adversaire idéologique ou partisan. Il faut se garder «d’assujettir le monde à nos problèmes personnels.» La conversation, telle que l’entend Montaigne, ce n’est pas la discussion dialectique ni, surtout, une avalanche de sottises…
Je souhaite introduire dans ce débat un auteur du judaïsme allemand, Martin Buber (ob. 1965 à Jérusalem) dont les idées rejoignent, en partie, à la fois celles de Montaigne et celles de Benmakhlouf. Le livre qui consacra sa célébrité pau en 1923 en allemand, sous le titre : Ich und Du (Je et Tu). Il y démontre que toute pensée est dialogique… Voici un bref passage qui illustre bien cette idée centrale dans la philosophie bubérienne
Je deviens Je en disant Tu, nous explique Buber avant d’ajouter que toute vie véritable est rencontre… C’est une sorte de métaphysique de la rencontre car il s’agit véritablement d’un face à face de deux êtres, ce qui se dit en allemand eine Seinsbegegnung. Rien ne s’interpose alors entre le Je et le Tu qui se rencontrent.[1] C’est alors que toutes les choses secondaires, tous les êtres accessoires disparaissent pour laisser place à la rencontre immédiate qui se passe de tout relais et de tout intermédiaire. Mais un danger subsiste qui menace de transformer le Tu en cela. Et Buber explique que cette ligne de démarcation ne traverse pas un espace, elle se situe au sein même de l’homme… Comment faire pour échapper à cette dichotomie ? Buber met en garde contre un refuge dans un fictif monde des idées. C’est une erreur car même pour l’homme réel la ligne de démarcation traverse aussi le monde des idées. C’est une critique à peine voilée de l’idéalisme allemand dont la figure de proue n’est autre que Hegel. Les idées, dit Buber, marchent au milieu de nous et s’occupent de nous.
Dans les dernières pages de cette première partie de Je et Tu, intitulée Les mots-principes, Buber examine deux cas d’espèce où le moi (Je) se constitue. Il s’agit de l’homme primitif, d’une part, et du nouveau-né, d’autre part.
Pour finir. Une scène à peine imaginable : Flaubert qui fréquentait tant les œuvres de Montaigne, le lit alors qu’il est en train de veiller de sa sœur morte… Ce qui n’est pas peu dire.
[1] Ibid. p 44 in fine.