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Rendre à la culture juive ses lettres de noblesse…

 

Rendre à la culture juive ses lettres de noblesse…

Vaste sujet ! Comment décommunautariser une culture juive, desservie et non bien servie par la plupart de ses héritiers naturels, parfois même avec les meilleures intentions ? Souvenons nous de la phrase de Kant, lequel n’aimait pas beaucoup les juifs, même si ses meilleurs soutiens et propagateurs étaient juifs, comme Salomon Maimon, Hermann Cohen, Ernst Cassirer et Julius Gutmann… A quoi est due cette tombée en désuétude de tout cet effort intellectuel originairement juif ? Pourquoi donc ressentons nous aujourd’hui la nécessité urgente de redorer le blason d’une culture intrinsèquement universaliste ? Quels sont les facteurs qui ont transformé cette culture en ghetto, ni plus ni moins ?

 

Rendre à la culture juive ses lettres de noblesse…

 

J’ai coutume de citer une phrase immortelle mais Ô combien attristante, écrite par un grand spécialiste allemand de la Rome antique, le professeur Théodore Mommsen, le seul de toute l’université allemande à avoir défendu son collègue Heinrich Grätz, le père-fondateur de l’historiographie juive moderne, dans sa violente controverse avec son collègue nationaliste, Heinrich von Treitschke. Il s’agissait d’éclaircir la part prise par les juifs dans la mise en valeur de la culture allemande.

La phrase de Mommsen s’énonce ainsi : Lorsqu’Israël a fait sa première apparition sur la scène de l’histoire mondiale, il n’était pas seul, mais était accompagné d’un frère jumeau… l’antisémitisme !

Mais ce qui nous intéresse dans cet éditorial, c’est la mise sous le boisseau de la culture juive, ravalée au rang d’une simple excroissance d’une religion considérée comme rétrograde et se résumant à de simples apports statutaires (Kant). Le grand critique de la raison pure et de la raison pratique reprochait au judaïsme contemporain un repli sur soi et aussi un «ethnicisme», c’est-à-dire un mot barbare pour qualifier l’endogamie. En fait, il reprochait aux Juifs de rester entre eux, de vivre coupé du reste de la société et du monde et, de ce fait, de voir en le christianisme la religion de l’universel et de l’ouverture à l’Autre…

Il y a du vrai et du faux dans ce que dit Kant : il oublie curieusement de dire que la culture européenne se présentait parfois (mais pas toujours) comme une sorte de cheval de Troie du christianisme le plus agressif et aussi le plus rétrograde. Dans la siècle qui a suivi la mort de Kant en 1804, la pression du zèle convertisseur fut telle que les historiens ont parlé d’une épidémie de conversions (Taufepidemie) … Du coup, les juifs qui s’étaient déjà coupés du reste de la société ambiante, nécessairement chrétienne, pour des raisons de survie, ont identifié cette culture d’inspiration et d’imprégnation chrétiennes comme un danger mortel, la face souriante d’une idéologie qui cachait soigneusement sa face grimaçante dont le but majeur était et restait d’affaiblir le judaïsme en conduisant les juifs, de gré ou de force, au baptême.

La culture au sens propre du terme apparaissait donc aux milieux juifs les plus conservateurs, les plus concernés par la survie pure et simple, comme un moyen détourné de ramener les brebis égarées dans le giron d’une église triomphante qui considérait qu’en dehors d’elle point de salut (Extra ecclesim non est salus)… Depuis ce temps, les meilleures encyclopédies portant sur la théologie chrétienne ont montré qu’il s’agissait d’un apocryphe célèbre. Je veux bien, mais il convient d’ajouter qu’il a la vie dure…

Je ne reviens pas sur le nombre d’intellectuels juifs intéressés, à l’époque, par une chaire de professeur d’université et qui, en dépit de leurs éminentes qualités et de leurs titres, ne furent nommés qu’après s’être laissés asperger des eaux du baptême… Je me contente du nom d’Edouard Gans (1797-1839), grand spécialiste de Hegel et qui franchit le pas pour aboutir à ses fins… Pourtant il avait été, dans sa jeunesse, le président d’un Kulturverein qui entendait régénérer et revigorer la culture juive dans son ensemble… C’est le capitaine qui quitte le premier le navire au lieu d’être le dernier à le faire .

Un autre cas célèbre qui faisait d’ailleurs partie du même Kulturverein, aux côtés de Gans, c’est Heinrich Heine qui dut, lui aussi, se convertir au protestantisme pour enfin devenir ce qu’il est devenu. Il est vrai que sur son lit de mort, ce cynique poète aurait dit qu’il regrettait la somme d’argent dépensée pour cette cérémonie religieuse à laquelle il n’a jamais réellement adhéré.

Du coup, on frappa !a l’équation suivante : un bon juif, pour être cultivé et fréquentable, devait se faire chrétien…

Partant, les juifs ont dû se préserver contre la culture inévitablement chrétienne qui leur apparaissait comme un marché de dupes. Ils refusèrent d’échanger leur religion ancestrale aimée et vénérée contre le plat de lentilles de la culture européenne. Ils mirent en valeur les aspects les plus rituels ou ritualistes de leur religion qui fit alors figure de survivance d’un passé suranné. Le judaïsme apparaissait comme la religion des vieux, du passé, tournant le dos à l’avenir et dépourvu de tout futur. Ce fut une injustice criante, un véritable péché contre l’esprit. On réduisit alors le judaïsme à une orthopraxie, axée autour des interdits alimentaires (cacherout), l’endogamie (une épouse juive) et le respect de la solennité et du repos du chabbat.

C’est très bien mais ceci est le bréviaire d’un judaïsme de survie et non d’une vie épanouie et féconde du judaïsme. Fallait il se contenter d’un kit de survie ? Mais les juifs n’étaient pas responsables au premier chef de ce rabougrissement : vous ne pouvez pas vous transformer en porte-voix d’une culture prétendument universelle alors qu’on vous attaque pour ce que vous êtes. Vous ne pouvez pas vous ouvrir alors qu’on vous assaille de toutes parts et qu’on exige de vous une sorte d’auto reniement.  

Malgré ce traitement inique de la culture juive, celle-ci s’illustra dans le domaine de la philosophie et de la mystique, suscitant même un certain étonnement élogieux du milieu ambiant, ce qui donna même naissance à une certaine labbale chrétienne, pour reprendre le mot de Van Helmont, cité par Knorr von Rosenroth dans sa Kabbala denudata. Toute l’Europe chrétienne qui voyait en le judaïsme un bois mort et desséché, fut surprise par une telle floraison : comment une doctrine réputée morte et remplacée par le christianisme avait elle pu produire une œuvre mystique d’une telle valeur ?

Je me souviens d’une phrase de mon vieux maître Georges Vajda (ZaL), alors que j’avais tout juste 20 ans, qui me remettait aux fins de compte-rendu dans la Revue des Etudes Juives, les œuvres de Moïse Mendelssohn (1729-1786) en me disant ceci : il s’est voulu ouvert face à des gens qui refusaient d’en faire autant… Et puis, dans un tout autre domaine, concernant Ernest Renan, l’auteur d’une grande Histoire d’Israël très christianisante mais qui reconnaît que les juifs ont fait au reste de l’humanité un double apostolat, celui du monothéisme et celui du messianisme. Aucun autre peuple n’a réussi un tel doublé, aucun autre peuple n’a reçu en partage une telle vocation universelle. Les vieux prophètes d’Israël ont proclamé ce double message dès le VIIIe siècle avant l’ère chrétienne. Avec son sens de la formule lapidaire, Renan qui reconnaissait que sans les rabbins le texte hébraïque de la Bible, la Tora, eut été perdu, avouait que le peuple juif s’était trouvé confronté à un grave dilemme : écrire l’histoire de l’humanité et, pour cela, renoncer à la sienne propre. En somme, cesser d’exister afin que d’autres puissent exister pleinement… Cruel paradoxe !

C’est à cette attitude injuste du monde non-juif que nous devons la perte de l’universalisme juif, la réduction des valeurs juives et le repli pluriséculaire des guides spirituels d’Israël. Certes, il y eut un Maimonide, un Gersonide, un Nahmanide, un Narboni, un Isaac Abrabanel etc… Et du côté de la mystique, un Ezra de Gérone, un Azriel de Gérone, un Moïse de Léon, un Moshé Cordovéro, un Isaac Louria, et tant d’autres moins connus . Malgré l’hostilité et les persécutions, ces érudits hissèrent très haut la culture juive, ouverte et accueillante. Sans une certaine littérature chrétienne, jamais le Zohar n’aurait autant recommandé l’exégèse spirituelle de la Tora. Pour parler d’ésotérisme, ce même Zohar exhume une kyrielle de termes hébraïques ou araméens connotant l’idée de mystère, de secret…

Est-il tempe de changer d’attitude ?. Me revient en mémoire un texte de Hermann Cohen, tiré de ses Ecrits juifs et que j’ai traduit il y a plus de vingt ans, Les juifs et la culture européenne. L’auteur répondait à des protestations émanant de certains juifs qui déploraient l’absence de culture moderne au sein de la communauté juive, motivant ainsi leur conversion au christianisme. Cohen rétorque que toutes ces valeurs culturelles européennes ont une origine biblique ou juive et que ces transfuges commettaient un contresens historique en allant chercher ailleurs ce qui se trouvait chez eux. Tout simplement, ils ne savaient pas. Comment ? Parce que leurs guides spirituels avaient quelques siècles de retard. Ils n’osaient pas se tourner vers la vie culturelle suspectant celle-ci de les conduire, par des moyens détournés, à la christianisation.

Au terme de près de deux millénaires de déni, de reniement et de rabaissement, le monde extérieur a changé, l’Eglise a fait amande honorable en reconnaissant enfin que le message juif est aussi légitime que le sien propre et que la synagogue est la matrice qui lui a donné naissance. C’est un grand pas en avant.

Et pourtant, du côté juif les choses tardent à changer. Certes, il n’est pas question de revenir à ces rabbins français du XIXe siècle qui étaient plus familiers d’Eschyle et de Sophocle que de littérature talmudique. Il nous incombe de présenter la culture juive comme elle aurait été si ce fléau majeur qu’est l’antisémitisme ne s’était abattu sur les communautés juives du monde entier. On doit se souvenir de la phrase de Mommsen : l’antisémitisme est le frère jumeau du judaïsme . Ils sont nés ensemble, le même jour, comme des jumeaux..

Il faut revoir la formation des rabbins et tenter ce que Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888) avait fait en son temps. Il a cherché à rénover le judaïsme sans jamais porter atteinte à l’orthodoxie. Ces sermons sont des modèles exquis, des joyaux de langue allemande. Mais avons nous vraiment besoin de figures tutélaires héritées du passé, si prestigieux soit-il ? Ne pouvons nous pas voler de nos propres ailes et faire émerger une authentique culture qui soit à la fois juive et universelle ? Au fond, c’est l’héritage de nos prophètes. La culture du judaïsme doit cesser d’être exclusivement de nature religieuse. Lorsque les légions romaines ont mis le feu au Temple et détruit la cité du roi David, toutes les structures ont été défaillantes, seuls les érudits des Ecritures reprirent le flambeau ; il ne restait plus de prêtres, de rois ni d’armée. Les ancêtres des rabbins ont sauvé le judaïsme de la perdition et de l’oubli. Mais ce qui était indiqué il y a deux mille ans ne l’est plus aujourd’hui.

Un rabbi Akiba d’aujourd’hui ne ressemblerait pas à son modèle du IIe siècle de notre ère… Il faut s’interroger sur les causes de cette désertion généralisée des meilleurs esprits, nés juifs mais devenus autres par la force des choses.

Il faut faire fructifier l’héritage prophétique et appeler de nos vœux une culture digne de ce nom, celle qui s’adresse à tout ce qui porte sur le visage les traits de l’humain…

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