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Jean-Marie Nicolle, Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues (Beauchesne)

 

 

Jean-Marie Nicolle, Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues (Beauchesne)

Quel personnage exceptionnel que ce cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) car il m’avait déjà séduit lors de mes jeunes années d’étudiant en germanistique. C’était la première fois, en année de licence d’allemand, que je suivis une conférence sur lui. Plus tard, lors de mes traductions des livres de Gershom Scholem sur l’histoire de la kabbale, la mystique juive, j’avais été intrigué par ses recherches sur la quadrature du cercle et aussi, surtout, sur la docte ignorance et la neutralisation des contraires ou coïncidence des opposés… Et voici que les éditions Beauchesne publient un bel ouvrage, sérieux et bien documenté, le concernant.

Excellent ouvrage, rédigé dans un style élégant et sobre, qui relate la vie et la pensée d’un homme qui marqua son temps et même les périodes suivantes et en lequel certains spécialistes veulent voir un précurseur de la modernité. L’auteur Jean-Marie Nicolle établit une subtile distinction entre la modernité, l’actualité et l’originalité. Il a probablement raison de ne pas suivre ceux qui voient dans le Cusain un précurseur de la modernité. D’après ce que je lis chez l’auteur, le terme modernité est peut-être un peu galvaudé de nos jours, peut-être veut-on simplement dire qu’il était en avance sur son temps ou qu’il incarne, dans une certaine mesure, le passage du Moyen Âge à l’époque suivante, dite moderne. Il me semble, cependant, qu’il reste un fils de son temps. Car ses catégories mentales ne peuvent pas faire abstraction d’un univers créé et dominé par Dieu.

 

 

Jean-Marie Nicolle, Le laboratoire mathématique de Nicolas de Cues (Beauchesne)

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Ce qui a retenu mon attention lors d’une lecture attentive du présent ouvrage (hors les formules mathématiques auxquelles je n’entends, hélas, rien), c’est la place que le cardinal accordait à ces mêmes mathématiques, dans leur rapport avec une pensée théologique. C’est probablement là que réside l’originalité de ce prince de l’église qui n’oublie jamais qui il est ni d’où il vient, puisqu’il aboutit toujours à la figure du Christ, ce qui n’est pas anormal de la part d’un cardinal.

Par certains aspects de sa pensée, il nous apparaît encore comme un homme du Moyen Âge, attaché au rôle ancillaire des sciences, qui doivent être mises au service de la reine des disciplines, la théologie. Comme tous les théologiens de son temps ou ceux qui l’ont précédé, même issus d’autres confessions monothéistes, l’islam et le judaïsme, notre homme énonce que la raison humaine ne peut pas tout, qu’elle ne parviendra jamais à la science la plus exacte de la nature, de la vie et de la divinité. La Vérité lui échappera toujours en raison des insuffisances de la Raison. Mais il accorde tout de même un certain pouvoir à l’intellect, capable de comprendre bien mieux les choses grâce à une saisie intuitive. Voici ce qu’écrit l’auteur à ce propos : la raison ne peut saisir l’essence des choses, alors que l’intellect qui réside en nous et qui est la marque de Dieu en nous, peut nous la faire voir. (p 25). Je me suis même demandé s’il ne s’agissait pas là de séquelles de la doctrine de l’intellect agent (intellectus agens), la plus haute intelligence séparée, la plus proche de notre monde, le monde sublunaire. Cet intellect agent qui infuse les intelligibles dans les êtres existants et fait passer notre intellect hylique de la puissance à l’acte.

C’est aussi à Nicolas de Cues que nous devons de profonds développements sur la docte ignorance. L’homme sait qu’il ne sait pas et c’est là un grand pas en avant, en direction de la science véritable. Mais ce qui ne laisse pas d’attirer l’attention du lecteur, c’est cette curieuse alliance entre les mathématiques et la théologie au point même de parler de théologie mathématique… Et cela pose un véritable problème de compatibilité entre la vérité scientifique et la vérité religieuse. La même difficulté s’était posée à des penseurs comme Averroès (Le traité décisif : Fasl al maqal) et Maimonide (Le Guide des égarés : Moréh Nebukhim).. Comment philosopher librement tout en tenant compte des dogmes religieux ? Comment spéculer dans le cadre d’une tradition qui n’est pas vraiment philosophique ?

Ces deux auteurs ont constamment tenté, chacun à sa manière, de rapprocher foi et raison, de reformuler en termes philosophiques les articles cardinaux de la religion. On peut même dire que la philosophie allemande, dans son ensemble, n’a jamais abandonné cette préoccupation première. Même des philosophes aussi célèbres que Hegel et Schelling (on ajoute le poète Hölderlin) ont fait leurs classes au Stift de Tübingen où ils furent formés aux techniques exégétiques des Ecritures. On sait aussi que Hegel forma le projet d’écrire une biographie de Jésus (La vie de Jésus, 1796). Certes, ce fut une œuvre de jeunesse et un an plus tard, après sa publication, Hegel a traversé une crise existentielle dont il se remit progressivement. Heidegger, en personne, a commencé sa carrière par s’intéresser aux textes religieux. Il ne fut pas admis à la prêtrise pour motif de santé…

Cette remarque pour dire que l’inclusion des Ecritures dans la spéculation philosophique allemande remonte vraiment aux origines puisque la matrice de la langue de Goethe n’est autre que l’atelier de traduction de Luther lors de son séjour studieux au château de la Wartburg… Les historiens de la littérature allemande nous apprennent que l’Allemand cultivé a deux livres de chevet : la Bible de Luther et les Wilhelm Meisters Lehrjahre de Goethe… Mais c’est la Bible qui se trouve placée en premier plan.

Mais laissons le moine allemand du XVIe siècle et revenons à notre cardinal  du XVe: saurons nous un jour, de science sûre, pour quelles raisons il a tant voulu rapprocher la science des mathématiques de la religion et des Ecritures ? l va jusqu’à dire que le triangle (figure géométrique abstraite) est la meilleure illustration de la sainte Trinité . Mais est ce très étonnant ? Hegel, encore lui, ne disait –il pas que le christianisme est bien mieux placé que les autres confessions puisqu’il se déclinait en trois : le Père, le Fils et le Saint Esprit, ce qui correspondrait à la structure de la pensée : thèse, antithèse , synthèse !!

La théorie de la connaissance du Cusain ne laisse pas d’être fort intéressante ; certes, il demeure toujours un homme du Moyen Age, mais ses idées sur les différentes conjectures menant, en fin de compte, à une forme de Vérité, montrent qu’il était tout de même en avance sur son temps. J’ai relevé les passages suivants : Conjecturer, c’est avancer une nouvelle proposition, un nouveau moyen pour aller plus loin. (p 51). .. si la connaissance humaine se réduit à des conjectures, … alors, elle semble être une œuvre à jamais inachevée, toujours en quête d’une exactitude inaccessible. (ibid)

Nous tenons ici les prémisses de l’esprit scientifique, même si cet enthousiasme est tempéré par des déclarations qui émanent d’une mentalité religieuse, sans jamais être obscurantiste : Nous devons nous soustraire à la recherche trop curieuse des choses futures… On retombe dans le rôle ancillaire des sciences, le savoir absolu étant réservé à Dieu, et pour un chrétien sur cette terre, au Christ et à son église. Peut on le reprocher au Cusain ? Non point car il réagissait comme un fils de son époque et aussi comme un prince de l’église.

Mais au fur et à mesure que j’avance dans la lecture de ce livre, je constate que le Cusain utilise à peu près les mêmes notions que ses lointains précurseurs déjà mentionnés plus haut. Par exemple, lorsqu’il parle dans le De Mente de la science divine, il la considère comme étant productrice d’être alors que notre science, dépendant d’un intellect hylique, donc engagé dans la matière, est nécessairement limitée et donc pas toujours en acte, alors que la science divine l’est constamment puisque rien, hors d’elle, ne peut peser sur elle et la faire passer de la puissance à l’acte.

La conception de la pensée divine est la production des choses… C’est exactement l’idée des aristotéliciens juifs et arabes au Moyen Age. Il suffit que Dieu intellige une chose pour que celle-ci existe. Lorsque Dieu s’auto-intellige, il intellige tous les êtres existants sous leur forme la plus éminente. La création dans son ensemble est donc un produit de l’intellection divine. C’est la seule manière de sauver le dogme de la création ex nihilo…

Et cette science intervient sans que les choses soient déjà dans l’existence, alors que notre connaissance est toujours postérieure à son objet, seul Dieu n’a pas besoin d’être édifié par des choses dont il n’aurait pas connaissance, elles n’existent pas avant lui, c’est bien lui qui les fait exister. Cette conception voit en Dieu l’intellect suprême. C’est un mariage un peu contestable entre le dogme judéo-chrétien et l’intellectualisme platonicien ou néo-aristotélicien.

La métaphore du miroir, symbole de l’âme, m’a fait penser à l épître du Hayy ibn Yaqzan (philosophus autodidactus) du médecin-philosophe Abou Bakr ibn Tufayl (XIIe siècle), l’homme qui présenta le jeune Averroès au calife. On y voit une description de l’âme humaine sous la forme d’un miroir. Celui-ci est appelé pierre spéculaire polie lorsque son propriétaire cultive les sciences et les arts, dans le cas contraire on a affaire à un miroir rouillé ou à une pierre spéculaire opaque…

Encore un dernier mot ; on subodore un peu mysticisme (kabbalistique ?) et aussi un petit penchant pour l’alchimie de nature psychologique, si l’on comprend bien le sens de la transmutation..

En somme, un bel ouvrage, bien fait, très stimulant, rédigé de manière parfaitement accessible, même pour le profane que je suis.

 

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