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Stefan Zweig, L’esprit européen en exil (1933 »-1942) (Editions Bartillat)                                              Juif, autrichien et européen

         Stefan Zweig, L’esprit européen en exil (1933 »-1942) (Editions Bartillat)

                                             Juif, autrichien et européen

A réception de ce livre, j’ai éprouvé une certaine satisfaction car peu auparavant j’avais recensé ici même, dans ces colonnes, un autre ouvrage traitant du même sujet : l’intérêt jamais démenti de notre auteur pour la chose politique, la vie de la cité et les événements qui ont fini par compromettre la paix mondiale, sans oublier la commission de ces actes horribles, nommés la Shoah.

Dans le présent ouvrage, comme dans le précédent, une idée fausse est combattue avec force : non, Stefan Zweig ne s’est pas contenté de survoler son époque sans jamais s’intéresser au drame qui se déroulait sous ses yeux. Non, il n’a pas été cet esthète égocentrique, replié sur lui-même et n’accordant aucun intérêt ni aucune attention à l’histoire immédiate. Tous les textes, tant ceux traduits dans ce volume que ceux parus dans le précédent, montrent un Zweig hautement préoccupé par ce qui arrive, notamment à ses frères juifs, pris entre deux feux : les Allemands qui les refoulaient à la frontière polonaise et la Pologne qui leur interdisait l’accès à son territoire. On en trouve un écho dans certaines parties de la correspondance avec son ami Romain Rolland lequel, réfugié à Genève, ne partageait que partiellement son point de vue et l’incitait même à se sentir plutôt un Weltbürger (citoyen du monde), loin d’épouser une cause spécifiquement juive. Donc de ne pas s’enfermer dans une identité juive forcément réductrice, au regard des valeurs universelles.

         Stefan Zweig, L’esprit européen en exil (1933 »-1942) (Editions Bartillat)

                                             Juif, autrichien et européen

 

Autre motif de satisfaction à la lecture de la brillante préface de l’un des deux éditeurs du volume : le problème de l’identité. Loin de moi l’idée de ré-enraciner de force un auteur qui n’avait pas de réelle relation avec le milieu juif et sa religion de naissance. Tout prouve le contraire, même si, contrairement à son père qui ne voulait pas se commettre avec les pauvres juifs de l’Est (Ostjuden), Zweig a souvent pris la défense de ces réprouvés. Mais cette question de l’identité est très complexe car déjà en tant qu’Autrichien il était malaisé de se définir. Et si l’on y ajoute la composante juive, le problème devenait insoluble. Pourtant, même s’il a contracté un mariage avec une femme chrétienne, déjà mère de deux jeunes filles, c’est avec une jeune secrétaire privée, de religion juive et qui, plus est, fille de rabbin, qu’il a choisi de mourir en ce fatidique 22 février 1942 à Petrópolis.

La plupart de ses amis-écrivains, étaient d’origine juive. Il faut, sur ce point, s’en référer à un témoin de marque, Gershom Scholem, qui décrit dans ses Mémoires (De Berlin à Jérusalem) le désarroi de la jeunesse juive de son temps, écartelée entre la tentation d’être des Allemands comme les autres et la fidélité à la tradition ancestrale. Et même dans ce dernier cas, l’extrême segmentation des chapelles constitutives du judaïsme contemporain compliquait d’autant le choix à opérer… J’en veux pour preuve l’énorme renversement de tendance de l’époque : alors qu’au début du XIXe siècle les orthodoxes étaient majoritaires à près de 90% dans les communautés, à la fin de ce même siècle, les adeptes du libéralisme et de la réforme étaient devenus majoritaires. C’est un fait qui a totalement révolutionné la situation et rendu presque impossible tout choix entre les différentes chapelles ou écoles. L’appartenance ou l’identité juive devenait un écheveau inextricable. Et je ne parle pas du sionisme politique qu’un homme comme le ministre Walter Rathenau, une connaissance de Zweig, qualifiait délicatement de cause embaumée…

Cette mise au point ne tente pas de faire de la chose politique un axe majeur de l’œuvre littéraire de Stefan Zweig ; je veux simplement montrer, à la suite de quelques autres, que la recherche a occulté un aspect important de la personnalité et de l’œuvre de Zweig. Notre homme a doublement souffert de l’exil : un exil politique, en tant qu’adversaire du national-socialisme, contraint de quitter son pays et aussi interdit de publication, et un exil intérieur en tant qu’homme juif, visé par les lois raciales du régime hitlérien. On en suit la trace dans certains de ses derniers écrits, même si cela commence au tout début des années trente… Le préfacier a relevé plusieurs cas de suicide dans quelques œuvres de Zweig, signe que l’auteur jouait, consciemment ou inconsciemment, avec cette idée morbide. Ce suicide est aussi une forme de réponse à la politique en général, et à l’Histoire en particulier : existe-il encore un espace préservé du mal et de l’injustice qui règnent sur cette terre ? En d’autres termes : la vie, dans de telles conditions, vaut-elle encore la peine d’être vécue ?

Alors qu’il avait obtenu la nationalité britannique, le Royaume Uni fut la première étape de son exil, il décida d’aller encore plus loin, de changer de continent tant la fortune des armes semblait sourire au nazisme. On se souvient de ce que fut la bataille d’Angleterre : la survie du pays de Winston Churchill ne tenait qu’à un fil… Mais en partant aussi loin, notre écrivain se privait de cette Europe à laquelle il tenait nant. On rappelle pour mémoire, que le sous titre de son autobiographie est le suivant : Souvenirs d’un Européen…

L’avenir que l’auteur ne pouvait pas prédire mais seulement deviner prouvera que l’Europe était devenue un vaste cimetière… juif .Nul pays occupé par les Nazis qui n’ait fourni son contingent de juifs promis à la mort.. Derrière ce constat se profile une problématique qui n’a toujours pas connu son terme : l’identité juive est elle compatible avec la culture européenne ? Bien que les juifs d’Europe aient, à titre individuel largement illustré cette même culture, laquelle n’a pas pu ni su les protéger du danger. Nous verrons infra que Zweig donne des conseils de retenue à ses coreligionnaires qui se lancent en politique ; il parle presque d’un troc avilissant : échanger son identité juive contre le plat de lentilles de la culture européenne. Et ce, notamment dans ce que les éditeurs nomment Une allocution inédite dans laquelle Zweig s’identifie pleinement à son peuple… Il en va de même dans les deux textes sur l’unité spirituelle de l’Europe, et plus tard du monde. A sa façon, sentant la fin très proche, l’auteur trace les contours de l’apport juif à la civilisation et à la culture de notre monde.

L’introduction de ce même recueil met bien en valeur les hésitations de l’auteur vis-à-vis du politique, sans toutefois emboîter le pas aux critiques injustes et sévères de Hannah Arendt qui a très mal vécu le refus de Zweig de condamner clairement et publiquement le régime nazi lors d’une conférence de presse à New York... Mais l’auteur a fini par répondre à ces critiques : une condamnation eut aggravé les mesures anti-juives du régime nazi.

A l’évidence, la position de Zweig a évolué suivant les circonstances, mais, en règle générale, il éprouvait à l’égard de la politique une certaine défiance. Un peu, comme s’il s’agissait d’un mal nécessaire. Cela pose le problème de la philosophie politique : quels principes doivent ou devraient présider à la vie en société ? Le christianisme lui-même, par la voix de Saint Augustin a répondu à cette question en expliquant que la seule organisation sociale qui soit, ne peut être que La cité de Dieu. Et pourtant, il a bien fallu mixer ces principes religieux avec les principes grecs, donc païens, de la cité de Platon, par exemple.

Il est un élément dans le caractère de Zweig qui est absolument incontestable ; sa solidarité avec ses camarades impécunieux de la littérature de l’émigration, entièrement démunis : même en butte lui-même à des difficultés financières en raison de l’interdiction de ses livres en Allemagne et en Autriche, il n’oubliait pas ses amis dans le besoin, notamment la figure tragique de Joseph Roth qui sombrait inexorablement dans l’alcoolisme…

Le présent recueil qui est d’une grande richesse et très bien présenté, contient aussi d’étonnantes prises de position, notamment en ce qui concerne l’identification sans réserve aucune avec une certaine identité juive. Certes, il ne s’agit pas ici d’une adhésion à un rituel religieux mais plutôt à une culture, à la prise de conscience d’un homme, né juif, qui réfléchit sur ce sentiment d’appartenance.

J’ai, pour ma part, rarement lu des analyses aussi sincères et aussi émouvantes sur le judaïsme et son avenir. En particulier dans la brève note intitulée Où va le judaïsme ? Contrairement aux portraits brossés par Théodore Lessing dans son remarquable ouvrage La haine juive de soi-même (Berlin, 1930 ; Agora, 2011), Zweig parle d’un judaïsme qui a encore un avenir et qui prend conscience des souffrances endurées car elles nous ont faits ce que nous sommes devenus aujourd’hui. La contribution de Zweig à cette question, pendante depuis des millénaires, depuis qu’Israël a fait son apparition sur la scène de l’histoire mondiale (Théodore Mommsen), est d’une extrême densité et affiche un réel approfondissement de cette question, toujours d’une brûlante actualité. Je préfère nettement l’attitude de Zweig à celle, bien plus complexe de, Freud.

Voici quelques lignes de Zweig qui illustrent mon propos :

Se demander où va le judaïsme ne consiste donc pas à chercher une issue ou un chemin détourné pour échapper à ce destin qui est le nôtre, mais trouver la voie qui nous conduit à nous-mêmes. Ce chemin, chacun doit le trouver lui-même et nul ne le trouve s’il ne cherche que le confort et l’agrément ; nous devons surtout, chacun d’entre nous doit reconnaître qu’être juif est une éternelle recherche, une interrogation à laquelle seul Dieu peut répondre… (p 124)

L’article suivant, portant le titre l’exigence de solidarité met en avant le rôle prépondérant de Max Brod, le grand ami de Franz Kafka, dans l’aide à ses frères juifs durant les persécutions nazies.

Mais le destin juif, particulièrement inquiétant à cette même époque, ne retenait pas l’attention de l’auteur, à l’exclusion de tout autre sujet ; à preuve cette brillante conférence sur l’unité spirituelle du monde qui emprunte tant à l’autre Unité spirituelle de l’Europe, déjà parue dans un autre ouvrage, Pas de défaite pour l’esprit libre (Albin Michel, pp 281-302). On retrouve parfois les mêmes textes dans ces deux beaux volumes de Zweig…

Grande est la tentation de suivre ce riche volume, si bien présenté et documenté, un volume qui modifie l’idée que l’on se faisait de la personnalité de l’écrivain viennois. Pour finir, je vais dire quelques mots à propos de l’hommage posthume rendu à un vieil ami de l’auteur, Joseph Roth dont la quasi totalité des œuvres existe aussi en langue française.

Le ton de cette oraison funèbre est unique, on sent un Stefan Zweig ému au plus haut point, condamné à parler de son défunt ami qu’il appréciait tant. Il montre comment cet homme, issu des confins de l’Autriche et de la Russie, s’est élevé à force de sacrifices et de privations. Tenu de donner des cours particuliers pour pouvoir suivre des études supérieures, il quitte Vienne pour Berlin où il connaîtra la célébrité, notamment comme collaborateur de la puissante Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) et à d’autres journaux. Ensuite, ses livres l’établiront comme un écrivain allemand reconnu et respecté. Ses œuvres seront aussi traduites en langues européennes. Et tout autant aujourd’hui, à l’heure où l’Allemagne et sa littérature ont retrouvé la liberté.

Mais les coups du sort n’épargnent personne : la jeune femme qui partageait la vie Roth et qu’il aimait par dessus tout, fut victime d’une maladie incurable. Ensuite, il y eut les graves vicissitudes politiques qui menèrent à l’éviction totale des juifs à la fois en Allemagne et en Autriche. Selon Zweig, Roth fut soudain victime d’une crise de découragement total, il se rendit compte qu’aucun individu ne pouvait durablement combattre l’empire du mal qui étendait sa main destructrice sur toute l’Europe. En exil à Paris et ailleurs, Roth menait une véritable existence de juif errant, allant d’un hôtel à l’autre, d’une ville à l’autre . Et pour finir, il sombra dans l’alcoolisme, mû par un instinct d’autodestruction. Il ne buvait pas pour le plaisir, pour être être heureux et de bonne humeur, mais bien pour oublier l’insupportable fardeau de l’injustice, de la maladie et de l’exil. Une triste fin, dans un hôpital parisien, en proie à des crises de delirium tremens : les infirmières devaient le ligoter aux barreaux de son lit pour le calmer…

Ce recueil a de nombreuses qualités, il en est une que je retiens le plus, c’est d’avoir montré que l’auteur avait conscience, pleinement conscience, de son identité juive, une identité qui n’en excluait aucune autre ; l’auteur est resté attaché au continent européen, même s’il a migré vers de lointains rivages afin d’échapper au national-socialisme. Mais son aventure, celle de toute une vie, s’est volontairement arrêtée un fatidique 22 février 1942.

L’Allemagne nazie ne sombrera que trois ans plus tard. Mais Zweig ne voulait plus attendre…

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