Les derniers développements en Israël concernant l’accomplissement des obligations religieuses juives, d’une part, et la nécessité de respecter à la lettre les règles du confinement et de la distanciation sociale, d’autre part, n’ont pas manqué de retenir toute mon attention.
J’ai donc découvert, à ma grande stupéfaction, que dans certains secteurs (pour ne pas dire sectes tout simplement) du judaïsme contemporain, certains fidèles, voire certaines autorités religieuses autoproclamées osaient dire publiquement que l’on devait continuer à vivre la pratique religieuse, sans le moindre changement, ni la moindre modification, comme si de rien n’était, comme si les temps que nous vivons étaient l’ordinaire et la routine.
Le fond de ce débat qui ressurgit périodiquement à certaines époques de l’histoire juive est le suivant ; doit on tout sacrifier, y compris sa propre vie et celle de ses proches, au respect inconditionnel et scrupuleux des traditions religieuses, ou doit on, au contraire, suivre les préceptes humanistes d’une religion éclairée par la philosophie, ou, tout simplement, la saine raison. La question, comme je vous l’ai dit dans un précédent papier, a été clairement envisagée par le philosophe allemand Kant ( mort en 1804) dans son traité intitulé, La religion dans les strictes limites de la raison.
On ne pourra pas dans le cadre d’un simple petit écrit aller bien loin dans l’élucidation des rapports que doivent entretenir Raison et Révélation dans l’exercice de la pratique religieuse. Car cela pose le problème épineux de l’exégèse, de l’interprétation de la parole divine. Il y en a qui pratiquent un littéralisme biblique étroit tandis que d’autres introduisent le lumière et ouvrent les fenêtres pour laisser rentrer un air frais et salvifique. L’obscurantisme moyenâgeux peut s’avérer dangereux pour la vie dans la cité.
Or, dans certains cercles religieux d’Israël, minoritaires pour l’instant, des voix se sont élevées pour placer la pratique des rites et l’étude de la Tora au-dessus de tout le reste. Certes, ce n’est sûrement pas mieux qui contesterais une telle priorité ou une telle éminence, moi qui ai consacré toute ma vie à l’études de la philosophie juive médiévale et de la philosophie juive allemande du XIXe siècle. Ce que je conteste, c’est que cela se fasse, même aux dépens du maintien en vie. Le sien propre, et celui des autres que l’on pourrait infecter par contamination.
Or, ceux qui le pensent ou défendent ce point de vue erroné ignorent les commandements de cette même Tora. Je dois citer de tête car je suis toujours confiné en Normandie, sans ma Bible, mon Talmud et tout le reste ; je citerai donc de tête, si l’on veut bien me le pardonner.
Deux références bibliques très connues nous l’apprennent : u-baharta ba-hayyim (tu choisiras la vie), wé-hayye ta bahem (tu vivras à travers elles), sous entendu les mitzwot, les commandements et les préceptes divins. Un autre passage me revient en mémoire qui montre que chaque fois que la vie est menacée ou susceptible de l’être, il est prescrit de renoncer au sens littéral ou obvie pour adopter une herméneutique spirituelle : c’est le cas pour le verset qui commande de circoncire le prépuce de votre cœur (u-maltém et orlat levavkhem ), lequel doit être interprété allégoriquement.
Les membres de la communauté ultra orthodoxe (que je respecte par ailleurs surtout lorsqu’ils font preuve de pondération et de modération) ont, par endroits, déclaré leur opposition aux règles humaines pour n’obéir qu’à ce qu’ils considèrent, à leurs yeux, comme étant l’authentique et indiscutable message divin. Armes de ces certitudes irréfragables, ils clament haut et fort qu’ils n’obéiront qu’à l’oracle divin. Sur le fond, leur position est défendable mais il y a tout de même un hic (pour parler comme Hamlet) : comment parvient on à ce degré de certitude, réputé inaccessible à un cerveau humain moyen ?
Les prophètes qui nous parlent sous l’inspiration de l’esprit saint (ruah ha-kodesh), disposent d’une garantie, l’inerrance prophétique, car ils tirent leurs oracles de la divinité. Ils ne peuvent donc pas se tromper. Mais est ce le cas de tous ceux qui se déclarent ultra- orthodoxes et donc dépositaires de la Vérité ?
Le chapitre 33 du livre de la Genèse, chapitre de la ligature d’Isaac, nous présente un chevalier de la foi, le patriarche Abraham, qui se situe à un niveau nettement au-dessus de l’humanité ordinaire, et auquel Dieu a donné un ordre… Mais qui peut se targuer d’avoir atteint le niveau de la foi d’Abraham, le père de tous les croyants ?
Ceci me conduit à parler du martyre qui, comme chacun sait, est sévèrement réglementé chez les Juifs. Je crois bien que c’est dans le traité talmudique de Kiddushin que se lit la fameuse formule yéhareg we al yaa vor (trépasser plutôt que transgresser), et ce dans trois cas, cités dans le désordre : suivre un culte idolâtre, effusion de sang, la débauche, la luxure. Hormis ces trois cas, nettement identifiés, nul n’a le droit de mettre sa vie en danger.
Je pense que la leçon est transparente : on doit, c’est un devoir presque religieux, prendre soin de sa vie, la préserver ainsi que celle de tous les êtres humains. Certes, comme la justice humaine ne sera jamais l’égale de la justice divine, la loi humaine ne supportera jamais la comparaison avec la loi divine. Mais voilà, le Psalmiste l’a dit clairement : Les cieux, les cieux sont à Dieu, mais la terre il l’a confiée aux fils d’Adam…