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Elie Wiesel et le hassidisme (II)

                           Rabbi Yaakov-Yossef  instruisait, le Magguid inspirait

Comme je le notais dans le précédent papier, paru ici même,  la succession du BESHT était redoutablement difficile et compliquée. Celui qui allait être choisi, le grand Magguid de Mezeritch, dit rabbi Dov-Ber, naquit en 1710 en Volhynie . Son style était différent de celui de son prédécesseur, le célèbre fondateur du mouvement, le BESHT. Il n’ignorait pas que les adeptes, les gens en général, feraient des comparaisons, d’autant que selon certains témoignages, il avait des défauts physiques apparents : il était myope et boitait un peu. Au niveau du caractère aussi, le contraste était grand. Répétons, à la suite de Wiesel, que nous dépendons pour tous ces détails et ces descriptions du témoignage peu objectif des disciples. Lesquels n’étaient jamais à court de détails prodigieux afin de présenter un récit miraculeux de leur Juste (Tsaddik) vénéré.

Sa désignation ou son élection nous est connue d’après au moins trois sources qui mettent toutes l’accent sur les grands mérites du second maître.  Il faut aussi rappeler qu’au début de leur relation, les deux hommes ne s’appréciaient guère. Souffrant de multiples pathologies , Dov-Ber qui avait entendu chanter les mérites du BESHT comme grand guérisseur, consentit à faire le voyage de Mezeritch jusqu’à la résidence du saint homme lequel commença par lui parler de chevaux et d’animaux, ce qui suscita l’ire du patient. Je n’ai pas couvert une si longue distance pour entendre de telles historiettes, se dit il. Mais ce ne fut qu’un premier contact, le second, qui eut lieu plus tard, durera plusieurs mois, nous dit on, et là le courant passa entre les deux hommes.

Si je voulais forcer le trait, je dirais, en suivant Wiesel, que si le BESHT était un visionnaire, apte à communiquer avec les régions supérieures de l’univers, Dov-Ber se voulait plus un gestionnaire, par la force des choses. Etant incapable d’entrer en compétition avec le fondateur de tout le mouvement, il s’en fit le grand organisateur, d’où sa caractérisation comme grand Magguid… Il suscita  de très nombreuses vocations et forma une quarantaine de disciples aguerris et fidèles qu’il envoya en mission dans tout le territoire de l’Europe orientale et centrale. Et en effet, c’est dans ces mêmes régions que le poison du sabbataïsme avait accompli sa nocivité. C’est la théologie hassidique qui a, pour ainsi dire, décontaminé l’arbre du judaïsme du début du XVIIIe siècle. Un historien israélien  a constaté que les sites d’implantation hassidique dans ces régions coïncidaient en tout point avec les lieux où les communautés juives avaient été infectées par le sabbataïsme. Gershom Scholem avait même identifié l’origine sabbataïste d’un grand hassid du XVIIIe siècle.

L’élection de Dov-Ber fit quelques jaloux. Notamment parmi les compagnons directs du BESHT : Pibhas de Korets, mais surtout Yaakow-Yossef de Polonoye, avait cru en ses propres chances d’obtenir la dignité de ce poste et conçut une grande amertume d’avoir été évincé. Mais cette peine finit par disparaître. Dov-Ber révolutionna l’organisation interne du mouvement en adoptant une style de vie très différent de ce qui se faisait précédemment. Alors que le BESHT se voulait proche des gens, se conduisant comme leur directeur de conscience, intervenant pour eux auprès de n’importe qui et intercédant en leur faveur auprès de Dieu, Dov-Ber respectait  une certaine distance et s’isolait souvent pour mener des méditations personnelles, sans être dérangé. Un préposé veillait à sa porte, filtrant les entrées. Certains sont allés jusqu’à dire que si le BESHT faisait rêver, le Magguid, lui, faisait trembler. On le voit, les historiographes ne souhaitaient pas éloigner de leur récit l’élément le plus miraculeux, surnaturel. Toutefois, comme son maître, Dov-Ber savait galvaniser les foules, stimuler leur ferveur religieuse et les souder les uns aux autres.

Mais il ne se soustrayait pas totalement aux sollicitations des masses : ainsi convoqua t il un jour chez lui à Mezeritch un riche négociant qui s’infligeait les pires des privations, croyant qu’être proche du Seigneur commandait une telle contemption des biens de ce monde. Lorsque l’homme arriva chez lui, Dov-Ber lui demanda ce qu’il avait mangé ; l’homme répondit du pain sec et de l’eau de source… Dov-Ber expliqua que c’était mal, pour un homme de sa situation de s’alimenter de la sorte. Si un homme de ta position qui se nourrit comme tu le fais reçoit les doléances d’un indigent, que lui dira t il ? Va donc manger des pierres ! Le verdict du Magguid tomba comme un couperet : tu dois manger des gâteaux et boire du vin doux, car ainsi tu donneras au moins du pain aux pauvres… Dov-Ber parvenait donc lui aussi à unir en soi-même le guide, le sage et le saint. Il était un modèle pour les autres, sans avoir jamais eu à copier son maître et prédécesseur…

Quelle est la vertu suprême pour un homme, surtout lorsqu’il est investi de grands pouvoirs et d’une grande autorité ? C’est l’humilité, en hébreu la anawa… Le grand Magguid doit savoir faire preuve d’humilité mais doit aussi savoir, le cas échéant, s’en déprendre, comme une déprise de soi. Dans l’univers hassidique, la parole est pratiquement le langage de Dieu. Or, les maîtres passent leur temps à parler, à s’adresser à leurs adeptes pour les élever spirituellement Mais il n’est pas donné à tous d’être un excellent orateur. Et dans ce contexte, Dov-Ber donne un bon conseil : le bon orateur ne doit pas chercher l’adhésion de son auditoire, il doit adhérer à sa propre parole, à ce qu’il dit ; et d’ajouter ceci :  S’il s’entend parler, qu’il s’arrête !!

A la page 82, Wiesel cite un passage tiré des Mémoires de Salomon Maimon (1751- 1800), des Mémoires que j’avais traduites de l’allemand en 1983. Elles contiennent un chapitre où l’auteur relate sa visite à la secte à Mezritch. Ce qu’il décrit correspond à ce que raconte Wiesel mais la conclusion est nettement plus critique… Pour lui, Dov-Ber était une sorte de mystificateur, un thaumaturge de province obscurantiste où les Lumières de l’Aufklärung n’avaient pas réussi à s’introduire.

Pour des raisons inconnues de nous, Dov-Ber décida de déménager et de s’installer à Onipol. Il faut dire que le camp conservateur, les mitnagdim, étaient les ennemis jurés des hassidim chez lesquels ils subodoraient l’hérésie, allant jusqu’à les menacer d’excommunication… Pourtant ; on nous dit qu’à sa mort, le grand Magguid recommanda à ses adeptes ceci ; restez unis…

Cet appel à la paix et à la concorde finit par être entendu puisque les Hassidim ont appelé leur chef le Tsaddik, terminologie empruntée aux talmudistes, sous la bannière du célèbre Gaon de Vilna. En fait, toute cette affaire se limitait à une opposition acharnée entre deux écoles, deux conceptions du judaïsme : les conservateurs étaient tragiquement attachés à leurs joutes talmudiques, les autres se faisaient les défenseurs d’un judaïsme plus populaire, plus rêveur et plus intériorisé. Deux conceptions opposées mais qui  finirent par se rejoindre.

                                                                              (A suivre)

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