Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements (1999)
Je reprends ma vieille antienne : n’était ce confinement qui me contraint de puiser sans cesse dans cette bibliothèque de la maison normande, je ne serais jamais tombé sur ce livre, écrit par une écrivaine connue mais que je n’avais encore jamais lue. Quelque chose d’indéfinissable me retenait, mais c’était un simple préjugé car je trouve que ce roman est bien écrit, passionnant et attachant. Je spécifie roman, c’est écrit dans la page de garde, et aussi parc e que ce que je lisais me paraissait si invraisemblable que je me suis posé la question : comment est ce possible ? Comment les Japonais ( car l’histoire se passe à Tokyo dans une multinationale japonaise) peuvent ils agir de la sorte ? Comment peuvent ils vivre ainsi ? Toutefois, un certain nombre d’indices aisément repérables laissent supposer que le fond est authentique, voire vécu par l’auteure, peut-être pas au même degré, mais tout de même… Et puis, il y a l’inénarrable bévue de l’ancienne et éphémère Premier Ministre de la France, dont je tairai le nom par charité, et qui avait comparé les Japonais à une catégorie d’animaux particulièrement industrieux… Ce qui avait provoqué une mini crise diplomatique entre nos deux pays.
Un mot du titre. Le protocole impérial japonais commande de s’adresser à l’empereur avec «stupeur et tremblements» On pourrait presque penser au livre classique de Sören Kierkegaard où le patriarche Abraham s’adresse à Dieu, presque dans le même état (crainte et tremblement).
Mais il faut dire avant d’entamer l’analyse, la première pensée que j’ai eue en posant ce livre, une fois sa lecture achevée : j’ai pensé à Carlos Ghosn et à ses démêlés graves avec la justice japonaise. Si Amélie Nothomb dit vrai, alors l’ancien PDG de Nissan a très bien agi en se faisant la belle car il lui aurait fallu sept vies comme un chat pour s’en sortir autrement. Il serait intéressant de savoir si Ghosn a lu ce livre dans son intégralité ou même simplement des critiques. Ayant été durant tant d’années à la tête de Nissan il doit avoir su de quoi ses anciens associés nippons étaient capables… Et durant son arrestation et son maintien en détention (dans les conditions que l’on sait), l’ancien PDG a dû constater que la réalité dépassait la fiction…
Il n’est pas inintéressant de revenir sur les grandes lignes de ce roman parfois légèrement autobiographie : une jeune fille belge, francophone, étudie durant un certain temps le japonais, décroche un stage d’une année dans une immense entreprise japonaise où elle sera en immersion permanente puisqu’elle vit comme les Nippons, travaille dans une entreprise nipponne et est soumise aux mêmes contraintes culturelles et sociales, radicalement différentes des nôtres… C’est une autre culture, une autre vie, d’autres valeurs.
On nous décrit une entreprise fortement ou sévèrement hiérarchisée, où chacun a un poste bien précis et est soumis à l’autorité d’un supérieur lequel est aussi dépendant d’un autre, et ainsi de suite jusqu’à l’autorité suprême, appelée Dieu ! Le premier exemple d’arbitraire de tous ces petits chefs survient lorsque la jeune stagiaire se voit priée de faire des photocopies. Mais comme il s’agit d’une liasse considérable, la jeune fille se sert de l’avaleuse et en deux temps trois mouvements dépose une nouvelle liasse sur le bureau de son supérieur… Celui-ci trouve que les copies sont légèrement décentrées, les jette à la poubelle et demande un nouveau tirage. Et ce petit jeu se poursuit trois ou quatre fois… La jeune stagiaire en est malade d’autant que même en passant les feuilles une à une son supérieur n’est toujours pas satisfait… Elle ne comprend pas ce qui lui arrive et ne sait pas encore que c’est un mode d’action qui vise à briser toute contestation ou esprit de résistance. L’autorité est l’autorité, elle a toujours raison.
Mais un incident encore plus grave se produit lorsque la jeune stagiaire doit servir une vingtaine de tasses de thé et de café à des clients reçus dans son entreprise. Prenant exemple sur ce qui passe autour d’elle et soucieuse de se conformer aux mœurs locales, la jeune fille adopte une attitude modeste et compassée, parle en japonais et fait de son mieux pour complaire à ses patrons. Et voilà que son superviseur l’accuse d’avoir causé à l’entreprise un grave dommage en se faisant passer pour ce qu’elle n’est pas, à savoir un personnel local, stylé et compétent. Ne comprenant pas sa faute, la stagiaire tente de s’expliquer et son chef lui répond qu’elle ne doit lui donner la réplique, au motif que cela ne se fait pas, qu’elle est une étrangère, etc…
On lui demande l’irréalisable : elle doit oublier ce qu’elle sait. C’est incompréhensible et elle demande qu’on lui fournisse la recette de cette amnésie volontaire. Comment voulez vous, dit elle, que je commande à ma mémoire d’oublier la langue japonaise que j’ai mis tant de temps à apprendre ? La réponse ne vient pas mais l’ordre tient toujours…
Notre geisha étrangère ne sait plus à quel saint se vouer ; voulant bien faire, elle butte sur des incompréhensions de plus en plus fortes, quand soudain on la mute dans un autre service à la tête duquel se trouve une jeune femme absolument ravissante. ; Et dans la description du physique de cette dernière on sent affleurer des envies homosexuelles qui se retrouveront tout au long du livre, même lorsque la stagiaire découvrira que cette femme, d’apparence si avenante et si humaine, et qui se faisait passer pour son amie, n’a pas hésité à la dénoncer auprès de ses supérieurs, pensant qu’elle briguait son poste… Bref tout va de Charybde en Scylla au point qu’un jour elle est affectée au nettoyage des toilettes, à la fois des hommes et des dames. Dans son désarroi, elle trouve au moins une consolation : elle a touché le fond, on ne peut pas descendre plus bas, aucune humiliation nouvelle n’est envisageable.
Dans la suite du récit on lit des pages absolument stupéfiantes sur la condition inhumaine faite aux femmes. Tout est axé autour du travail, de l’obéissance, de la soumission et de la performance. Si une jeune fille n’est pas mariée à vingt-cinq ans, c’est l’opprobre qui est son lot. Et comme l’entreprise est un univers clos, sans échappatoire possible, et comme elles ne trouvent pas dans le couple une attitude plus humaine et plus favorable, les femmes n’ont plus qu’une porte de sortie, le suicide. Les cadences, au travail comme à la maison, sont infernales, la vie en elle-même est un enfer… Les rapports entre responsables sont dépourvus du moindre sentiment ou d’égard pour la dignité humaine. Même les femmes devenues des cadres sont humiliées en public, sous le regard de leurs subordonnées… On lit des descriptions absolument ahurissantes où les chefs transgressent toutes les règles non pas de la bienséance mais de la plus élémentaire des politesses…
Le plus sidérant est que, pour écoeurer au maximum la jeune stagiaire ( considérée par les Japonais comme étant inférieure parce qu’occidentale) et lui arracher sa démission, on la déplace encore une fois pour s’occuper des latrines. Mais même là, on lui cherche querelle en prétendant qu’elle ne donne pas entièrement satisfaction ; et sa description de la psychologie du Japonais moyen est hallucinante. Maintes fois, la jeune femme envisage tout bonnement de s’ôter la vie et d’en finir, mais ne voulant pas perdre la face (comme les Japonais) ni s’avouer vaincue, elle ne remet pas sa démission. Elle ira jusqu’au terme de son contrat et rien ni personne ne la contraindra à changer ses plans. Cette remise de démission est un quadruple calvaire puisqu’il y a quatre échelons à franchir.
Nous savions des choses sur la mentalité japonaise, notamment au cours de ls Seconde Guerre mondiale, mais nul ne pouvait s’imaginer que les choses étaient graves à ce point. C’est une véritable nation soldatique qui nous fait face avec ses dogmes, ses hiérarchies in déplaçables et ses codes. Il y aussi cette insularité qui vous fait croire que c’est vous qui avez raison et pas les autres. On voit aussi cette haine à peine voilée qui voue l’homme blanc aux gémonies.
En définitive, si la réalité est si désespérante, alors c’est pratiquement une civilisation qui n’a que peu de points communs avec la nôtre. Qu’eût été le procès de l’ancien PDG de Nissan s’il n’avait pas si magistralement organisé sa fuite rocambolesque ? Franchement, et malgré tout le respect dû au système judiciaire de ce pays, on pousse un soupir de soulagement en voyant qu’un concitoyen ( C.Ghosn. est à la fois brésilien, français et libanais) a pu se soustraire à ce que le livre de Job nomme les mâchoires de l’iniquité (en hébreu : malté’ot ‘awel).
Amélie Nothomb est une grande écrivaine.