Pour ce sage hassidique Wiesel avoue sa profonde admiration, presque une vénération car cette haute figure était liée à un souvenir du grand père de notre auteur, celui qui tient en fait la plume de son petit fils, et quel petit fils un futur Prix Nobel et un auteur à succès, Elie Wiesel.
Le chapitre s’ouvre sur un thème qui a obsédé tous les grands maîtres du hassidisme : mais qu’attend donc Dieu pour nous envoyer un Messie libérateur, consolateur qui mette un terme définitif aux souffrances que nous endurons depuis deux millénaires ? En fait, ce messianisme est un thème central de la kabbale lourianique, dite de Safed, dont je n’ai pas encore vraiment parlé dans ces articles. Toute la pratique kabbalistique, notamment la mystique de la prière, avec les différentes concentrations sur les niveaux séfirotiques variés, visent un seul objectif, rendre chaque génération enfin digne d’accueillir ce Sauveur ardemment désiré. Et ce chapitre de Célébration hassidique s’ouvre justement sur un développement qui résume à lui seul cette problématique ; en voici la teneur résumée à grands traits : depuis le BESCHT, tous ses successeurs se sont promis, la veille de leur disparition, de monter au Ciel pour convaincre le Messie que l’heure était venue… Mais cela ne se produit pas et c’est avec une désarmante candeur que chaque maître a expliqué son insuccès. Soit l’exaltation fut trop forte au point de faire oublier la promesse, soit l’âme du défunt fut mobilisée par d’autres objectifs, soit tout autre chose… Cela montre, une fois de plus, en quoi consistait la théologie de ce mouvement messianiste : à l’exemple d’Isaac Louria dit ha-Ari ha-Kadoch, on voulait concourir à l’époque messianique dont l’horizon s’éloignait à mesure qu’on s’en rapprochait. On se demande cependant si les sages, contrairement à leurs adeptes croyaient vraiment physiquement à la venue d’un tel Messie ou s’ils représentaient sous la forme d’une amélioration générale des hommes sur terre. Si, comme l’enseignera Hermann Cohen, chaque créature devenait vertueuse, on pourrait alors dire que nous vivons l’ère messianique qui n’aurait rien à voir avec l’image d’un vieillard barbu et miraculeux. Ce fut la pensée de Maimomide qui statuait que la différence entre notre temps et l’époque messianique tiendrait à la disparition de l’impérialisme des nations (shi’boud malkhouyot)… Mais Maimonide n’était pas un adeptes du hassidisme, pas même du Sefer Hassidim de rabbi Juda le Hassid du XIIe siècle.
Voyons un peu qui était ce saint homme, rabbi Israël Rizhin, et comment il se comportait. Né en 1797, arrière- petit-fils du grand Magguid, il avait été élevé comme un prince. Il était aussi très imbu de lui-même et sa distance, plus d’un siècle, par rapport au règne du BESHT et par rapport à son idéologie, prouve que les premiers idéaux révolutionnaires du mouvement s’étaient, pour ainsi dire, embourgeoisés. Si j’en crois notre conteur, il fit l’objet d’ égards très particuliers lorsqu’il visita la ville de Vienne alors qu’il n’avait que sept ans ! Les visiteurs les plus illustres se seraient pressés dans son antichambre, jusques et y compris le rabbin Samson-Raphaël Hirsch (18O8-1888), l’auteur des Dix-neuf épîtres sur le judaïsme (1836) Sa cour, nous dit-on, était somptueuse, ce qui tranchait avec les présentations du BESCHT avec son tablier en peau de mouton et ses savates en bois dont les paysans locaux se chaussaient.
Mais personne ne semblait s’émouvoir de ce luxe tapageur, personne ne lui adressait la moindre remontrance, il n’en faisait qu’à sa tête et personne à la cour n’osait broncher. Etait-ce en raison de ses illustres origines ? Etait-ce dû à ses adeptes qui cultivaient sa légende avec application ? On se le demande.
Un page glorieuse, celle de l’idéal révolutionnaire des débuts du mouvement, était tournée. Commençait dès lors le lent mais inexorable processus du déclin qui est toujours aux côtés de la victoire. Après la tension requise par le combat pour être, arrive le relâchement.
Son entourage à Rizhin tentait de protéger celui qui se considérait comme un roi. On fit croire que sous ses vêtements d’apparat il portait de la paille, que ses souliers en cuir flamboyant n’avaient pas de semelle, qu’en lui-même vivait un cœur triste et malheureux, qu’il marchait pieds nus dans la neige, bref, on alluma des contre-feux. Su le plan de l’érudition, on avait connu de bien meilleurs prédicateurs et sermonnaires.
Mais les choses changent ici-bas, et généralement plus vite qu’on ne le croit. Le ciel commença à s’assombrir pour notre homme qui fut condamné à deux ans de prison qu’il ne quitta que contre une importante caution versée par ses sectateurs. Il faut dire que ses adeptes avaient remué ciel et terre pour obtenir sa libération. Il y eut d’autres bouleversements puisqu’il dut quitter son lieu de résidence afin d’échapper au bras séculier, il changea même de nationalité… Mais tous ces détails doivent être pris cum grano salis, tant les adeptes n’avaient qu’un souci : grandir leur saint et magnifier son existence.
Le conteur le reconnaît sans peine : cet homme demeure une énigme. Ni ascète ni érudit, il a quitté ce monde en emportant avec lui le secret d’une personnalité si complexe et parfois désarmante : à un rabbin qui lui annonçait son intention de déménager pour exercer ailleurs la fonction d’enseignant, rabbi Israël de Rizhin répondit : non, je te l’interdis, deviens plutôt riche !! Cette sempiternelle fascination de la richesse et de l’aisance… Wiesel qui veut absolument sauver son héros d’un jugement sévère de l’Histoire, hasarde une hypothèse : en nageant dans l’opulence, au vu de tous, il voulait peut-être montrer que cela ne résolvait rien et qu’il parlait d’expérience vécue…
Mais le verdict de l’Histoire est forcément moins clément.