Les ressources du confinement sont aussi infinies que la miséricorde divine ; elles n’ont pas de fin… C’est ainsi que j’ai découvert dans la vieille bibliothèque normande un exemplaire assez rare (acheté jadis à Genève chez un bouquiniste), à savoir la 99e édition des Souvenirs d’enfance et de jeunesse d’Ernest Renan, un savant qui m’avait toujours intrigué depuis mes premières études universitaires ; cela est dû au fait majeur que Renan fut le grand titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France, une institution suprême dans l’enseignement supérieur français… Or, j’ai publié aux éditions Arléa il y a une dizaine d’année, un livre sur le grand orientaliste français, intitulé Renan, la Bible et les Juifs.
Ici, en Normandie, je ne dispose d’aucun exemplaire de mon travail, j’ai donc décidé de relire ces Souvenirs… avec un regard neuf, de la première à la dernière ligne : peut-être apporterais-je avec le temps, des choses nouvelles… Ce tirage au sort, un peu magique, je ne me l’explique guère : comment avons nous fait pour tomber sur ce livre et non sur tel autre ? On ne le saura jamais, mais cela m’a rappelé un adage rabbinique qui parle de la chance, de la bonne étoile, en hébreu le mazal. Tout dépend de la chance, y compris le sefer Tora consigné dans l’arche sainte. Comprenez : pourquoi lit on dans celui ci et pas dans celui là ? (Ha-kol talouy ba mazal, afilou Sefer Tora ba-hékhal… Question très difficile à élucider.
Mais je tiens à rassurer mes fidèles lecteurs : ce ne sera pas aussi long que pour Elie Wiesel car dans ce cas précis, j’avais une faute à réparer, ce qui n’est pas le cas pour Renan, même si ce serait plutôt à lui d’atténuer certaines déclarations presque antisémites… qui se rencontrent sous sa plume.
Avant d’en venir aux Souvenirs… proprement dits, le livre s’ouvre sur une préface dont le contenu reflète cette vision du monde politico-philosophique propre à Renan, adepte d’un libéralisme le plus large possible et insistant sur la condition sine qua non de la démocratie, la liberté, sans laquelle aucune œuvre de l’esprit n’est possible.
Il a écrit aussi des phrases très belles, en faveur des femmes que je ne résiste à l’envie de citer ici même:
La femme nous remet en communication avec l’éternelle source où Dieu se mire… La femme qui n’est que femme bloque l’aridité et la sécheresse des sentiments… L’auteur se livre à une véritable apologie de la femme : la femme qui tranche les questions les plus ultimes par son affirmation du bien et du beau… C’est dans son cœur que la religion a trouvé refuge., c’est elle qui nous préserve de notre grand désert moral.
Et puisqu’il est question de femmes dans la vie de Renan, dès le tout premier chapitre consacré à l’historique de sa ville natale de Tréguier, Renan se souvient de la haute vertu morale des prêtres et des moines locaux. C’est grâce à leur exemple, c’est grâce à cette irréprochable conduite envers leurs ouailles, nous dit Renan, qu’il a réussi à rester chaste durant son adolescence… Mais plus tard, il entendra un étrange sermon au sein duquel on assimilait les femmes à des armes à feu, capables de toucher même les cibles les plus lointaines… L’adolescent nous livre son désarroi : comment la femme peut elle se transformer en un pistolet ? C’est à n’y rien comprendre, commentera Renan bien des décennies après les faits.
Dans sa position, il aurait dû savoir qu’il y avait eu un concile dont l’ordre du jour comprenait la profonde discussion suivante ; Les femmes ont elles une âme ? Il est vrai que Renan, bien qu’ayant soutenu une thèse de médiéviste Averroès et l’averroïsme (1851), trouvait que le Moyen Age avait été un interruption de l’esprit qui dura un bon millénaire…
Dans cette première partie des Souvenirs… Renan parle beaucoup de l’environnement religieux de sa ville natale, il brosse aussi le portrait de certains personnages à l’équilibre mental douteux, comme ce déséquilibré qui se faisait passer pour un prêtre et qui était très assidu à la messe pour apprendre à imiter le prêtre desservant… Mais ce qui m’a frappé, c’est le discours tenu sur les fous, discours qui aurait tant plu à Michel Foucault : on n’enferme pas ces gens, on les laisse vivre à leur guise, vaquer à leurs occupations, on leur assure le minimum vital et ainsi, les équilibres entre les différents secteurs de la population ne connaissent pas de tensions au sein de la société.
Lorsque Renan écrit ces quelques pages, intitulées le Broyeur de lin, on est en 1875 et Renan est déjà un quinquagénaire. La première personne qu’il nomme dès sa préface n’est autre que sa chère sœur Henriette à laquelle il doit une dette énorme : sans elle, comme on le verra plus loin, le petit trégorois n’aurait jamais quitté sa Bretagne bretonnante, aurait fait une misérable carrière d’ecclésiastique local et la France n’aurait jamais eu un auteur et un savant comme le Renan que nous connaissons…
Renan avait un profond amour pour sa chère mère qui finit par rejoindre son célèbre enfant à Paris où elle eut quelque mal à s’acclimater. Cette femme, si simple mais si courageuse, a supporté la pauvreté avec une grande dignité, ne se plaignant jamais de son sort. Son fils la traite avec maints égards, comme il se doit, et il lui donne largement la parole pour qu’elle lui explique ce que signifie l’expression Le broyeur de lin. En fait c’est cette mère qui ouvre la biographie de son cher fils. Et l’histoire qu’elle relate, magnifiquement servi par le style de Renan, est absolument passionnante. Qu’on en juge :
La vieille dame nous livre alors ses explications sur plusieurs pages. Elle évoque l’existence, jadis, de nobles désargentés, issus de la campagne, et qui ont toujours été considérés comme des chefs de village ou de ville. La mère de Renan fait la comparaison suivante : ces nobliaux étaient les chefs de la société laïque comme les curés ceux de la communauté religieuse. Tous deux exerçaient donc un magistère moral qui n’était pas tellement comparable dans son étendue car si les curés avaient tendance à prospérer et à se multiplier, les nobliaux de Bretagne avaient plutôt tendance à être en voie d’extinction. La mère insiste pour dire que la population respectait profondément ces hommes d’un lignage supérieur au leur et qui se conduisaient toujours très dignement en dépit de leur grave déclassement et de leur vie miséreuse.
Bien que largement honorifique, cette fonction imposait un certain code et excluait des métiers ou des occupations incompatibles avec leur statut parce que dégradantes. Ces hommes faisaient aussi office de guérisseur tant les habitants leur faisaient confiance ; quand un enfant tardait à marcher normalement, on le présentait à l’un de ces nobliaux qui le guérissait. On lui remettait alors en guise de rémunération, des fruits, des légumes, des œufs, une motte de beurre ou d’autres vivres. Mais le plus important était de leur donner un travail qui fût en accord avec leur statut. Alors on trouva le métier de broyeur de lin qu’ils pouvaient pratiquer derrière les hauts murs de leurs maisons. Certes, tout le monde le savait mais les apparences étaient sauves…
En raison des vicissitudes politiques du temps, notre homme dut se joindre à toute une vague d’émigration et quitta son lieu de résidence. Mais son absence fut de courte durée, il s’en revint chez lui et trouva sa maison dans l’état dans lequel il l’avait laissée. Il avait une fille qui était tr§s belle et qui visait avec son père car sa mère était décédée. Cette jeune fille ne put jamais se marier car les gens de son clan n’en voulaient pas et d’autre part, son statut lui interdisait d’épouser un paysan. La mère de Renan décrit longuement le drame intérieur de cette jeune fille dont on aurait au moins pu faire une religieuse.. Mais même pour cela, les moyens de son père n’y ont pas suffi.
Mais cette jeune personne allait souffrir d’un mal encore plus dur que celui qui consistait à trouver sa place au sein du corps social. Chaste par nature, comme la race bretonne de cette époque, nous dit Renan par la voix de sa mère, cette jeune fille, isolée, esseulée, ne côtoyant que son vieux père qui ne communiquait que très peu avec sa fille, celle ci finit par se rabattre (si j’ose dire) sur le vicaire qui était aussi son confesseur. Et là Renan décrit en des termes sublimes les souffrances, les envies rentrées de cette jeune fille qui était l’innocence même. Ces belles et douces paroles que Renan met dans la bouche de sa mère, ne viennent, en réalité, que de lui. Décrivant le calvaire de cette pauvre fille qui espère sans espérer vraiment, ne demande pas à ce jeune et vigoureux vicaire de trahir ses vœux, de l’aimer comme un homme aime et désire une femme, elle se serait contentée d’un regard, d’un égard, même imperceptible, d’un signe lui disant qu’il tenait compte de son existence, simplement. Elle se rêvait à son service, tenant son ménage, s’occupant de son linge, exister dans sa vie à lui. Elle attendait avec impatience l’arrivée du samedi, jour de la confession, pour savourer la demi heure qu’elle passera en sa compagnie. Mais pouvait elle lui ouvrir son cœur ? Avec l’éducation qu’elle avait reçue et le milieu d’où elle venait, c’était impossible. Elle sombra dans le rêve : au lieu de vivre sa pauvre vie, elle se mit à la rêver. Et petit à petit, elle n’ était plus elle-même, elle ne vivait plus son époque, tant il occupait ses pensées. Il ne se trouve aucun cœur ami pour écouter ses confidences, sans l’en blâmer, et la comprendre, la consoler à un moment où elle en avait tant besoin. Les remords devenaient de plus en plus forts avec le temps. A un moment donné, Renan (toujours par la voix de sa chère mère) aborde le cas du suicide, peu fréquent, nous dit-il, dans la psychologie des Bretons.
Lorsque la jeune fille lavait son linge, elle le marquait parfois des initiales de son vicaire bien aimé, qu’elle mélangeait avec les siennes. Alors que le temps dévorait sa vie en pure perte, quand elle pensait à son amour, elle en savourait chaque instant. La mère de Renan évoque aussi le cas d’une autre jeune fille, en gésine de bébé. Ne pouvant plus supporter cette cruelle absence de maternité, la jeune fille se confectionna un ersatz de nourrisson quelle emmitoufla dans un morceau de bâche, qu’elle berçait comme un vrai bébé, qu’elle couchait à la nuit tombée dans son berceau et passait tout son temps assise tout près de lui.
Certes, si un savant comme Renan, à la cinquantaine passée, accorde une si grande place à de telles souffrances subies par les femmes de son époque, c’est aussi pour des raisons largement autobiographiques : n’oublions pas, nous le verrons dans les papiers suivants, qu’ayant défroqué, il prit femme et devint un père de famille alors qu’on le destinait à un état religieux qu’il s’était engagé à respecter par des vœux in aeternum… Il s’était de lumême réduit à l’état laïque.
Mais revenons à la suite des développements concernant l’amour transi de la jeune fille. En désespoir de cause, et sans le savoir vraiment, elle s’apprêtait à commettre l’irréparable. A l’approche de Noël, le vicaire avait coutume de faire servir une collation dans le presbytère aux notables du lieu. La sacristine qui était la seule à disposer d’une clef de la porté de derrière, avait préparé la table pour les invités. La jeune fille, dans un terrible moment d’égarement, à l’abri des regards, emporta tout chez elle et fit comme si de rien n’était. Mais lorsque le vicaire se présenta avec ses invités pour manger, l’émoi fut général. Mais la jeune fille en profita alors pour se rendre indispensable ; elle ramena d’autres nappes, d’autres serviettes lui appartenant. Mais qui avait bien pu commettre ce vol. dans la sacristie ? Les soupçons se portèrent sur cette sainte femme qui était la seule à avoir une clef de la porte en question. Les gendarmes vinrent la chercher pour la mettre en prison. Mais le père de jeune fille vint tout avouer et la dame fut libérée tandis que sa propre fille fut arrêtée à son tour. Pour le dire en bref, l’avocat général, tenant compte de l’état mental dérangé de la jeune fille, renonça aux poursuites, les membres du jury en firent autant en pleurant tandis que la jeune fille ne desserra pas les lèvres une seule fois au cours de l’audience.
La jeune fille reçut du vicaire la réprimande suivante : au début de la messe, elle devait aller chercher la sacristine et l’installer à sa propre place, au tout premier rang, car elle n’était plus digne d’occuper une place aussi honorable. Elle devait ainsi réparer sa faute.
Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est l’insensibilité absolue du vicaire que Renan souligne fortement. Je dirais même qu’il la dénonce. C’est quelque chose d’inhumain : comment peut-on rester à ce point insensible à la souffrance d’un être humain, en l’occurrence d’une femme. Là derrière se cache peut-être, une dure condamnation du célibat des prêtres. Le message de Renan est clair : on ne sépare pas les gens qui s’aiment. C’est une attaqque en règle contre l’église catholique qui préfère briser un être humain que de renoncer à ses dogmes.
Une remarque d’ordre général : dans sa préface, Renan évoque les mémoires de Goethe, Dichtung und Wahrheit ( Poésie et vérité), soulignant que l’autobiographie est généralement peu fiable puisqu’on s’y présente toujours à son avantage… Je veux dire que je soupçonne fort que cette affaire du broyeur de lin a été largement inventée. Ou, en tout cas, revue et corrigée.Mais cela n’enlève rien à la beauté du texte dont je vous parle. Et pour finir, je dirais aussi que lors de la publication de son livre Renan a profité d’une très large diffusion : chaque famille française qui se respectait avait un exemplaire de ces Souvenirs… dans sa bibliothèque privée.
( A suivre)