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Ernest Renan, un incurable idéaliste ? III-IV

En fait, je n’ai d’amour que pour les caractères d’un idéalisme absolu, martyrs, héros, utopistes, amis de l’impossible. De ceux là seuls je m’occupe ; ils sont, si j’ose le dire, ma spécialité Mais je vois ce que ne voient pas les exaltés.. Je vois, dis-je, que ces grands accès n’ont plus d’utilité…

 

 

 

Avant d’aborder le tournant de sa vie, c’est-à-dire l’arrivée à Paris et l’installation au petit séminaire de Saint Nicolas du Chardonnet, Renan nous livre sur des pages et des pages son propre jugement sur lui-même. Et il aboutit constamment à la même conclusion : c’est un idéaliste indécrottable, si j’ose dire, un homme, prisonnier de sa vision idéaliste de l’univers, de la société, du genre humain avec ses grandeurs et ses faiblesses. Mais jamais de prise directe sur le réel, pas de défense d’un intérêt  personnel, pas de volonté de soumettre les autres, les dominer alors que ce désir se niche dans les replis les plus intimes de l’âme humaine. Ceci est très touchant. Et cela l’est d’autant plus  qu’il met dans la bouche de sa chère mère des explications qui viennent de lui-même.

 

Renan interroge sa mère sur ce point qui lui paraît invraisemblable : comment un tel Breton, issu du même milieu que les autres, a t il pu amasser une telle fortune alors que tous ses proches ou voisins végétaient et ne réussissaient pas à s’extirper d’un tel milieu si peu valorisant ? La réponse de la mère est à la fois simple et recherchée : on ne s’enrichit pas à ce point sans porter atteinte aux autres… Mais la réponse ne satisfait le fils Renan qu’à moitié. Alors la mère précise sa pensée : cet homme qui a fait fortune, s’adonnait au commerce triangulaire, la traite des esclaves. Une telle déclaration donne à Renan l’occasion de rendre à nouveau hommage à ses maîtres, à ces prêtres qui lui enseignèrent les vraies valeurs, celles de l’esprit, des hommes, principalement, qui ont refusé de tremper dans des affaires peu reluisantes, comme cet oncle qui a refusé de se porter acquéreur de biens nationaux : le malheur des uns ne fait pas le bonheur des autres. Ce type d’homme ne connaît pas ce type de compromission.

 

Et puis Renan dit qu’à un très jeune âge, douze ou treize ans, il s’est toujours mieux senti avec les petites filles qu’avec les garçons de son âge… Ces derniers se sentaient mal à l’aise en sa compagnie. Ils l’appelaient même Mademoiselle… ce qui n’était pas vraiment fait pour lui plaire. En revanche, il se sentait bien mieux avec les petites filles de son âge, et notamment de l’une d’entre elles qui se prénommait Noémie. Cette petite fille avait contribué à l’éveil sensuel du jeune garçon qui ne l’oubliera plus jamais, même lorsqu’il rompra avec ce petit monde breton qui l’avait vu naître. Cette jeune fille était le parangon de la vertu féminine. La nature l’avait gratifiée d’une très grande beauté. La mère de Renan lui explique qu’à l’âge de 22-23 ans, cette belle jeune fille tentait de cacher sa beauté resplendissante en dissimulant sa belle chevelure blonde sous son bonnet et ses longues mains blanches dans des gants qu’elle ne quittait jamais.

 

Comme c’est souvent le cas dans ce type d’histoires, Renan , par la voix de sa mère, nous dit que la jeune fille perdit ses parents, fut recueillie par une tante et ne put se marier faute de moyens. Elle resta jeune fille, préservant avec obstination sa chasteté. En conclusion, sa mère annonça à Renan que son premier amour était décédé. Il lui rendit aussitôt un vibrant hommage et ajouta cette phrase qui dépasse tous les hommages, toutes les évocations même les plus émues :  … Et quand Dieu m’a eu donné une fille, je l’ai appelée Noémie.

 

Lisons cette phrase si généreuse de Renan, demeuré fidèle à ce premier amour (si platonique) de sa vie :  Il faut créer le royaume de Dieu, c’est-à-dire de l’idéal au-dessus de nous. Et Renan de se lancer dans une vibrante évocation de tous ceux et de toutes celles qui ont compté pour lui : Voilà pourquoi j’aime à penser à ces bons prêtres qui furent mes premiers maîtres, à ces excellents marins qui ne vécurent que du devoir, à la petite Noémie qui mourut parc e qu’elle était trop belle…

 

Mais le futur pensionnaire du séminaire de Saint Nicolas du Chardonnet nous relate une bien plus belle histoire, une allégorie éthique dont il tient à nous fournir aussi la grille d’interprétation.

 

Je ne résiste pas à la tentation de la résumer ici à grands traits : un moine bouddhiste a atteint le nirwana d’une singulière manière. Un jour, il aperçut un faucon qui poursuivait un tout petit oiseau. Le moine s’adressa aussitôt à  l’oiseau de proie en ces termes : de grâce laisse donc ce petit oiseau en paix et je donnerai, en guise de compensation,  un morceau équivalent de ma propre chair. Aussitôt, une petite balance descendit du ciel et l’on se mit à exécuter les termes du marché. Le petit oiseau prit place dans l’un des plateaux de la balance et le moine découpa une partie de sa chair qu’il posa sur l’autre plateau ; mais, étrangement, le fléau de la balance ne bougea pas et à chaque instant, le moine y déposait des lambeaux  de son corps et le corps tout entier y passa sans que le fléau ne bouge d’un millimètre. Mais lorsqu’il ne resta plus rien, le fléau bougea enfin et le petit oiseau prit son envol en toute sécurité. C’est alors que le saint homme entra dans le nirwana. Et au fond,  le faucon qui n’avait pas fait une mauvaise affaire se gorgea de sa chair.

 

Renan nous donne l’interprétation de cette belle mis triste allégorie :l’oisillon incarne l’innocence, la pureté et la candeur qui subsistent malgré toutes les injustices dans notre monde. Le faucon, quant à lui, représente les forces du mal et des hiérarchies du mal sur terre. C’est la violence même qui ne connaît aucune retenue et qui n’obéit qu’à sa propre nature. Le moine incarne le sage qui, fait le sacrifice de sa propre  vie pour que la liberté, la justice et l’équité continuent d’exister sur terre. Sa chair représente la matérialité pure. La balance qui descend du ciel, c’est la fatalité de la causalité universelle qui demeure inflexible et sur laquelle l’homme normal n’a pas d’emprise. Toutefois, si on lui jette à la figure la proie qu’elle convoite, on réussit à échapper à cette loi d’airain. Aucun monde, sauf celui de l’idéal, ne peut subsister sans faucon, sans déséquilibre, sans cette loi universelle de la violence. Mais le faucon lui-même  a intérêt à l’existence de la vertu sur terre, car elle favorise le sacrifice de certains, les meilleurs parmi nous. Alors que le sage qui s’est dépris de lui-même peut jouir en paix de l’idéal.

 

Cette allégorie  citée par Renan lui-même montre à quel degré il poussait l’idéalisme et reconnaît ne pas pouvoir agir autrement. Il existe des lois de la nature dans notre monde ; pour vivre, il convient d’apprendre à coexister avec de telles forces et sacrifier ce qui n’est pas nécessaire.

 

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