On voit que notre jeune Breton, enfin arrivé et scolarisé à Paris au petit séminaire, justifie tous les espoirs que ses vieux maîtres avaient placés en lui. La vie n’était pas facile, non d’un point de vue matériel puisqu’il ne manquait de rien, mais au niveau de l’essence du christianisme, de sa doctrine fondamentale et des défis que lui posaient la société et les gens. La cléricature, comme dit Renan, n’avait pas partout la même approche. Bien qu’ayant commencé par admirer sans borne le père Dupanloup, le jeune Renan devenait désormais en mesure d’exercer un œil critique sur ce qu’on lui avait appris en tant que Nicolaïte et discernait les faiblesses du système qui l’avait formé. Toujours les mêmes critiques, la crainte de faire entrer dans l’école un peu d’air frais, un esprit nouveau, ne plus ressasser les mêmes formules éculées, renouveler le magistère, vivre en accord avec son temps. Il isole des phrases assassines qu’il applique à ce qu’il voit autour de lui : la vérité sort bien plus de l’erreur que de la confession…
Or, Saint Nicolas n’était pas vraiment dans le vrai, il se contentait de diffuser autour de soi, un christianisme artificiel, édulcoré et condamné à répéter des formules éculées. Il lui fallait vivre avec son temps, relever les défis de son temps, ce que les vieux maîtres bretons auraient pu faire, pour peu qu’ils l’eussent voulu. Hélas, ils étaient trop modestes, trop humbles pour cela. Et Renan de poser une question téméraire ; que se serait-il passé si Monsieur de Chateaubriand avait été modeste ? Quand on écrit ou quand on parle, c’est fatalement pour avoir du succès. Or, ses vieux maîtres n’en voulaient surtout pas, ce qui explique que de moins intelligents, de moins profonds se sont engouffrés dans la brèche. Ces médiocres se faisaient passer pour les vrais représentants de la doctrine chrétienne refoulant à l’arrière-plan les vrais doctes pour lesquels aucune place ne devait être concédée à l’amour propre ou à la vanité personnelle ; l’homme disparaît derrière sa foi.
A Saint-Sulpice, les nouveaux maîtres, admirables par leur science, leur foi et leur authenticité, allaient enfin entrer dans le vif du sujet. Ici, on faisait de la vraie philosophie, on étudiait la scolastique, on se confrontait aux vraies questions, notamment celle du rapport entre la tradition religieuse et la spéculation philosophique. Renan souligne que l’enseignement reçu ici n’avait rien à voir avec celui du Père Dupanloup. Et Renan va déployer d’immenses efforts pour se hisser au niveau requis par cette nouvelle affectation. Voici ce qu’il dit lui-même : je quittais les mots pour les choses. J’allais enfin étudier à fond, analyser dans ses derniers détails cette fois chrétienne qui, plus que jamais, me paraissait le centre de toute vérité.
Depuis ce jour, nous sommes témoins d’une lente mais inexorable décristallisation, d’une distanciation progressive qui aboutira à la violente rupture avec l’église. A la lecture de ces pages des Souvenirs… on tombe sur cette phrase qui est, certes, très brève mais qui claque comme un verdict :… J’appris l’hébreu, j’appris l’allemand, et cela changea tout. Les vérités de l’ancien monde volèrent en éclats. Dans l’esprit de notre Breton, devenu adulte, la philologie allemande, la critique textuelle de la Bible hébraïque et des Evangiles régnaient désormais en maîtres absolus. Quand il s’ouvrit de ses doutes à l’un de ses maîtres vénérés, celui-ci (M. Gottofrey) s’écria alors : Mais vous n’êtes pas chrétien… Imaginez un jeune homme qui se destine à l’état ecclésiastique et s’entend dire une telle phrase. Tout autre que Renan eut sombré dans une dépression sans fin. Mais Renan va poursuivre sa quête, toujours rivé à cette communauté de vues avec la pensée et la critique allemandes de son temps. Tout ceci a pris naissance dans le magnifique parc boisé d’Issy que Renan qualifie de second berceau de sa pensée, le premier étant évidemment la cathédrale de Tréguier.
A partir de cette partie des Souvenirs… Renan entre dans les détails de sa propre philosophie et de sa théologie personnelles, bien que cette dernière matière ne sera vraiment étudiée non plus à Issy mais à Saint-Sulpice. L’auteur nous fait part de ses intérêts pour les questions savantes, les études détaillées, bref toutes choses qui intriguent ses maîtres, notamment celui qui verra très clair en lui et prédira sa future évolution. Il s’agit de Monsieur Gottofrey, celui là même qui lui assénera ce fameux verdict : vous n’êtes pas chrétien, une phrase que le jeune homme passera toute la nuit à méditer.
Il y eut de mémorables discussions sur les miracles et le surnaturel en général. Pour ces bons vieux esprits, il n’y avait aucun recherche à mener, et d’ailleurs pour trouver quoi, puisque la révélation du Christ avait tout apporté et répondu à toutes les questions… Renan ne pouvait pas y souscrire car il a toujours cru en les ressources de l’esprit humain. Dèjà au séminaire d’Issy, il s’atait fait remaqrquer par son goût immodéré de l’étude. Déjà ce même M. Gottofrey l’avait taquiné se moquant de ses lectures assidues, comme s’il n’était pas convaincu d’avoir la Vérité dans la Révélation chrétienne. Alors, pourquoi aller chercher ailleurs ? Renan jette son dévolu sur la scolastique cartésienne et rejette celle des XIIe-XIIIe siècles. C’est peu de temps après qu’il découvrit la philosophie allemande. Il faut bien se rendre compte que cette pensée mariant librement philosophèmes et théologoumènes a fini par faire exploser la foi du jeune homme en sa religion. Petit à petit, son maintien au sein de l’institution et ses envolées philosophiques ne faisaient vraiment pas bon ménage. Il le dit lui-même ; aucun choix entre l’abandon du christianisme et l’insincérité la plus inavouable.
L’esprit scientifique a toujours été le fond de sa nature. Mieux encore ; le goût de l’érudition est inné en lui.. Ce n’est ni la scolastique ni la philosophie qui ont pulvérisé la foi chez Renan, c’est la critique historique. Il se sentait en empathie avec des savants comme Victor Cousin et Augustin Thierry. Finalement, le conflit entre foi et raison ne fut pas réglé car il ne pouvait pas l’être. On choisit une cote mal taillée : Renan ira faire sa théologie à Saint-Sulpice pendant deux ans. Et on verra après s’il devait rester sur place ou rejoindre l’Ecole Normale Supérieure…
J’allais à Saint-Sulpice, j’appris l’allemand et l’hébreu ; cela changea tout. Je fus entraîné vers les sciences historique, petites sciences conjecturales, qui se défont sans cesse après s’être faites et qu on négligera dans cent ans. On voit poindre, en effet, un âge où l’homme n’attachera plus beaucoup d’intérêt à son passé…. Le regret de ma vie est d’avoir choisi pour mes études un genre de recherches qui ne s’imposera jamais et restera toujours à l’état d’intéressantes considérations sur une réalité à jamais disparue. A Saint-Sulpice, en effet, je fus mis en face de la Bible et des sources du christianisme.
C’est bien au séminaire de Saint-Sulpice que Renan consommera sa rupture avec sa religion naissance. Malgré sa brillante réussite, sa notoriété mondiale, toute sa gloire, ce fut pour lui un drame, le plus grand drame de sa vie.
(A suivre)