Dans mon ouvrage intitulé Renan, la Bible et les juifs (Arléa, 2009) j’ai répondu sérieusement à cette triple question qui ne laisse pas d’être complexe en raison du côté chatoyant, voire fuyant, des développements de notre auteur. Cette attitude d’esprit a même donné naissance à un substantif, le renanisme, censé cacher sa vraie pensée afin d’échapper aux fourches caudines de censeurs éventuels.
Et on se souvient des terribles controverses qui ont salué, pour ainsi dire, la publication de la Vie de Jésus… On se souvient aussi de cette leçon inaugurale au Collège de France qui fut très mouvementée au moment où le nouveau professeur a parlé de Jésus, cet homme admirable (je cite de mémoire). C’tait une provocation car pour les orthodoxes Jésus a une forme divino-humaine. Aussitôt les ecclésiastiques présents dans la salle tapèrent du poing contre leur pupitre pour marquer leur mécontentement. Il était évident que l’exercice académique de Renan serait de bien courte durée.
Les prélats allèrent trouver l’impératrice Eugénie pour lui demander de convaincre son impérial époux de suspendre l’académicien (il était membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres). La manœuvre se fit en deux temps : d’abord la suspension immédiate pour calmer les orthodoxes, ensuite, un peu plu tard, la révocation avec, en guise de compensation, une nomination comme directeur à la Bibliothèque Impériale.
La réponse de Renan ne se fit pas attendre : d’abord, il continua à donner ses cours chez lui à quelques fidèles lecteurs et disciples. Puis, il lança une bombe, il publia cette Vie de Jésus qui fut un succès mondial. Puisque même en Orient, au Liban lors d’une mission officielle de recherche, un Libanais lu a demandé s’il était bien ce Renan que l’Eglise avait chassé de son sein. Il ajouta que son propre père lui avait dit que cet homme était le diable en personne puisqu’il avait osé porter une main sacrilège sur notre Seigneur… Renan avait brûlé ses vaisseaux comme le Hagen de la mythologie wagnérienne : plus aucune voie de recours, plus aucune chance de retour.
Mais l’église n’en avait pas encore fini avec ce fils rebelle car ce dernier clamait son innocence et lui reprochait à son tour d’avoir sombré dans une orthodoxie indéfendable et de refuser certains apports dictés par la science historique. Il cite par exemple la déclaration émerveillée de Bossuet, le célèbre évêque de Meaux qui refusa d’admettre l’hypothèse documentaire en se félicitant du miracle des Ecritures qui citent Cyrus près de deux siècles avant sa venue. Il lui paraissait inconcevable que la tradition ait fait fi de l’histoire. Le divin transcende la logique humaine.
En effet, le 6 octobre 1845, Renan quitte une certaine église, il ne quitte pas le christianisme en tant que doctrine morale et religieuse. Il ne devient pas athée, loin de là, il le dira même peu d’années avant sa mort : je voudrais tant être enterré dans une église, mais l’Eglise ne veut pas de moi, à peu de choses près, c’est ce qu’il dira. Renan n’admet pas qu’on le traite de profanateur, pour lui la vérité religieuse a aussi une ontologie, elle ne doit pas tromper les gens ni édulcorer la vérité.
Mais si Renan adresse des reproches à son église, l’église qu’il a quittée, il ne tresse pas de couronnes au judaïsme pour autant. Il aura toujours, jusqu’à la fin de sa vie, les réactions d’un prêtre qui ne comprend pas que le judaïsme rabbinique, le judaïsme biblico-talmudique, ait suivi une autre voie que le christianisme. D’une certaine manière, quoique pas toujours très clairement, il voit dans son christianisme à lui la vérité du judaïsme. C’est une présentation polie de la théorie de la substitution. Maintes fois, mais avec beaucoup d’émotion, il se penchera sur l’injuste destin de ce peuple juif qui a voulu écrire l’histoire de l’humanité et qui, pour ce faire, dut consentir le sacrifice suprême : disparaître pour laisser place à ce qui avait surgi en son propre sein. Me revient en mémoire une phrase terrible de cet auteur que j’aime bien malgré tout : le peuple juif a accompli sa mission, il ne sert plus à rien. Et d’ajouter la sève ne coule plus dans ce tronc sec mais s’est réfugié dans le rameau chrétien. Si j’étais juriste, je dirais que c’est une captation d’héritage. Or, tous les juristes savant bien qu’on ne peut pas hériter des biens d’une personne encore vivante.. Et pourtant c’est bien l’OPA que le catholicisme romain a tenté de faire sur le judaïsme, avcc des fortunes diverses.
On ne va pas reprendre ici la vieille controverse autour de l’antinomisme de Saint Paul qui est la principale pomme de discorde des contestations judéo-chrétiennes. Je me contenterai de rappeler la sévère mise en garde de Paul aux Galates, censés avoir déserté l’aspect pour retomber dans la chair… Face à cela, et à peu près à la même époque, on lit dans le Talmud une allégorie de rabbi Akiba, le plus grand érudit du judaïsme rabbinique= de même que le poisson ne peut pas survivre hors de l’eau, Israël ne peut pas survivre sans les mitzwot (commandements divins). Or, Renan considérait que les juifs faisaient fausse route. A côté de cela, il rend hommage au peuple juif auquel on doit d’avoir conservé le texte massorétique de la Bible hébraïque. Il ajoute même : sans lui, ce texte eût été perdu. Mais voilà, il eut souhaité qu’on l’interprétât autrement, c’est-à-dire dans un cadre christique : la crucifixion qui, au gré de nos frères chrétiens, frappe de caducité les lois bibliques. Les juifs n’ont jamais admis une telle substitution et je pense qu’il faudrait vraiment être touché par la Grâce (héssed, une dimension essentiellement juive) pour changer d’attitude.
Partant, au plan théologique, le savant Renan ne s’est pas rapproché de la pratique juive. S’il lisait les Psaumes en hébreu, il ne faisait que reprendre des parties de la liturgie chrétienne qui fait la part belle à cette partie de la littérature biblique. Mais il est au moins un rabbin, historien de l’exégèse juive à travers les âges, auquel Renan rend hommage. Le pjilosophe-historien le félicite d’avoir fait une petite place à la critique biblique, dite la haute critique.
Quels sont les autres points que ma mémoire m’a permis de reproduire ici, de mon mieux : Renan avait un éditeur juif auquel il est resté fidèle toute sa vie. A sa mort, l’auteur lui rendit publiquement hommage. Ce Michel Lévi, avant de devenir Calmann-Lévy a été l’éditeur de Vie de Jésus : vu le succès mondial de l’œuvre, plus de 60.000 exemplaires vendus en quelques mois, l’éditeur annonça à Renan qu’il devait lui remettre une forte somme d’argent en guise de droits d’auteurs. Les ventes du livre dépassaient toutes les espérances.
Je ne cherche pas faire de Renan un antisémite, je ne le crois pas, mais il est juste assez méfiant à l’égard des juifs. Puis je reprendre ici la définition de l’antisémitisme par un rabbin anglais, avec un humour tout britannique Qu’est ce qu’un antisémite ? C’est quelqu’un qui déteste les juifs plus que de raison…
Renan a condamné les pogromes . Il ne considérait pas que les juifs devaient être convertis par la force, mais il enregistrait avec une certaine satisfaction la baisse du marché de la viande cacher à Paris. Par ailleurs, il note avec une ironie mordante que chaque fois qu’un juif reçoit une distinction honorifique, la Légion d’Honneur, toute la presse juive s’en fait l’écho… Je suis étonné qu’un esprit aussi fin que Renan se soit abaissé à une telle considération. C’est la réaction d’une minorité, heureuse de se savoir reconnue pour ses mérites et sa contribution à la marche de la nation.
Pour finir, je dois faire état d’une répartie de Renan dont les détails m’échappent mais que l’on retrouvera aisément dans mon livre cité plus haut. Parlant de la naissance virginale de Jésus et de la virginité de la Vierge, il évoque les doutes d’un talmudiste dont le nom m’échappe présentement. Et savez vous ce qu’écrivit Renan pour dire son opinion : il (ce sage talmudique ) était trop juif pour cela… Sous entendu : il est de choses élevées et abstraites, comme la naissance virginale, que les juifs ne peuvent pas comprendre… Passons ! Ce sont tout de même eux qui ont fait à l’écrasante majorité de la population mondiale l’apostolat du monothéisme éthique et du messianismEt tous les Apôtres autour de Jésus étaient des juifs.e. On pourrait ajouter tant d’autres exemples. Même les plus grands hommes ont parfois des passages à vide. Et Renan n’y fait pas exception.
Si l’on parle de ce qui s’est passé au XXe siècle, lorsque la défait de 1940 a conduit à l’occupation de la France, certains collaborateurs ont essayé d’embrigader Renan dans une philosophie collaborationniste ( Deutschland-FrankreichInstitut). C’est un véritable détournement qui a choqué tant de gens en son temps. Je rappelle que Renan a refusé poliment de rendre compte e du livre de Joseph de Gobineau.
Il me reste à remercier ceux et celles sans lesquels je n’aurais pas été en mesure de rédiger toute cette série, confiné en Normandie, sans livres, ni ouvrages de référence : tout d’abord Danielle qui m’a remis cette 99e édition des Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Je remercie aussi Y.S., et mon grand ami de Madrid, Monsieur Elie Chétrit, qui a tout lu et fait quelques remarques dont j’ai grandement profité. (Fin)