Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue. (Edition bilingue, Gallimard)
Cette fois ci j’ai lu le texte de Zweig en langue originale, en allemand, mais pour ceux qui veulent le lire en traduction française, celle-ci figure en vis—à-vis. J’ai agi ainsi car je voulais voir de très près cette extraordinaire capacité de Zweig à lire dans le cœur des femmes. Comment fait cet écrivain pour se mettre dans la peau des femmes, et ce n’est pas la première fois. Il inspecte tous les recoins, tous les replis de l’âme féminine. Même si l’histoire est excessivement triste, la femme qui a été la maîtresse de l’auteur et qu’il a totalement oubliée, lui annonce sans détours et par lettre, elle qu’il ne l’a jamais vraiment prise en considération (erkennen) que l’enfant né de leurs amours éphémères vient de mourir dans ses bras. Et ce drame, évoqué en des termes très émouvants, reflète l’authentique douleur d’une femme qui a aimé cet homme de toutes les fibres de son être. Mais pour cet amant passager, coutumier du fait, elle n’existe guère et n’a jamais existé. L’éditeur français souligne avec raison les différents sens de ce verbe allemand que la femme utilise, kennen et erkennen. D’ailleurs, la mise en scène du début est très éloquente à ce sujet.
Rentré d’une excursion qui a duré quelques jours, son valet lui présente le courrier arrivé durant sa brève absence ; et Zweig sait ménager son effet. Visiblement, il ne se doute de rien. L’homme regarde quelques enveloppes d’un air distrait, mais son attention est retenue par un pli bien plus volumineux que tous les autres tandis que l’écriture sur l’enveloppe, typiquement féminine, n’évoque à ses yeux rien de familier. Intrigué, il décachète cette lourde enveloppe et se trouve nez-à-nez avec plusieurs dizaines de feuillets… Intrigué, l’homme s’assoit et se met à lire le récit qui commence par cette annonce tragique : un enfant mort et l’homme ne peut pas deviner qu’il est le sien, un enfant non connu, non reconnu car cette pauvre femme, séduite et abandonnée, n’a eu qu’un seul amour dans sa pauvre vie, le père de son enfant , auquel elle adresse cette longue confession. Mais pour cet amant occasionnel, cette femme ressemble à une pièce rapportée et oubliée depuis belle lurette… Il ne se souvient même plus de son existence.
Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue. (Edition bilingue, Gallimard)
L’art du récit intuitif de Zweig éclate ici dans toute sa richesse. Bien que les choses en soient facilitées par cet aspect autobiographique, pour ne pas dire égocentrique (le grand séducteur Stefan Zweig), il prête à cette femme en pleurs une incroyable véridicité dans son terrible malheur. La mort d’un enfant est terrible, elle est indicible pour une mère. Et Zweig a trouvé les mots d’une infinie douceur. Le discours qu’elle tient à cet amant occasionnel , inoublié à tout jamais, montre que pour elle, ces trois nuits d’amour avec lui l’ont marquée pour toujours.
Commence tout un récit sur leur première rencontre, un appartement à Vienne que ses parents occupaient dans le même immeuble que l’écrivain puisque l’aspect autobiographique est indéniable.. Un mauvais voisin, perturbateur de la paix sociale dans ce logis, finit par s’en aller et c’est l’écrivain qui le remplace. Quel hasard ou quelle main secrète de la Providence a bien pu tramer tout cela. On nous relate l’arrivée des meubles et de la bibliothèque du nouveau locataire. La jeune fille, au moment où l’écrivain emménage dans l’appartement n’a que… treize ans. Mais elle dispose d’une mémoire extraordinaire ; la description des livres, des tableaux, des statues, bref elle est émerveillée par l’environnement de ce nouveau-venu qu’elle imagine plutôt vieux en raison du cadre dans lequel il vit. Et surtout, même son valet est stylé, il est aimable avec elle et avec sa mère. Bref, un tableau idyllique, la jeune fille est aux anges en évoquant les prémisses de leur rencontre.
On reconnaît là une des faiblesses de Zweig qui aimait tant les jeunes femmes, lui qui, après un intense effort intellectuel, allait au Prater de Vienne quérir non pas une seule mais deux prostituées pour s’accorder une bonne détente. Mais la femme ne s’emporte pas, elle ne lui adresse aucun reproche tant est grande la passion qu’elle épreuve pour lui, cet homme qui l’a rendu si tragiquement mère. Là encore, on est ébloui par le talent de l’auteur qui met de telles paroles dans la bouche d’une femme.
La jeune fille indique que le nouvel occupant de l’appartement fit enfin son entrée : jeune, svelte, montant les escaliers deux par deux, élégamment vêtu, tenant son chapeau à la main. Evidemment, Stefan Zweig donne de lui-même une auto description des plus élogieuses, mais il met dans la bouche de sa juvénile admiratrice une remarque intéressante qui ferait presque faire penser à Janus : en le contemplant à la dérobée, par le trou de la serrure elle subodore qu’il mène une double vie (signe d’une autocritique de Zweig ?), en somme, c’est ce qu’elle dit, une face rayonnante et une face grimaçante, sombre… Signe d’une prémonition, celle d’avoir à faire à un séducteur dénué de tout sentiment de compassion, égoïste et égotiste, passant sans s’arrêter, sans se soucier de ce qui l’entoure. Cette remarque sur un aspect trouble de cet homme beau sous tout rapport, émanant d’une jeune fille âgée de treize ans, ne laisse pas de surprendre. D’une certaine manière, la jeune fille est séduite mais, au vu de ce qui s’est passé par la suite, elle prévient le lecteur…
Un jour, le hasard ou la Providence fit qu’elle tint la portière de la voiture venu chercher l’objet de ses rêves et l’homme l’en remercia machinalement, mais pour cette tendre enfant, ce geste eut un écho considérable : c’est à cet instant précis, dit-elle, qu’elle fait remonter le début de ce si grand amour. Elle changea du tout au tout : même à l’école où ses notes étaient plutôt médiocres elle devint la première de la classe, elle se mit à jouer du piano pensant que l’être aimé devait lui aussi pratiquer cet instrument, enfin elle soigna se mise vestimentaire avec les moyens du bord, voulant donner d’elle-même la meilleure image possible. Et toujours le même refrain, mon amour, mon amour (Geliebter). Cet amour qui emporte tout sur son passage plonge l’enfant dans une grande solitude : à qui en parler ? Le père était décédé depuis quelque temps déjà, la mère ne parvenait à sortir de son statut de veuve, bref personne à qui se confier..
Mais le pire était encore à venir ; la mère de cette jeune fille finit par se rapprocher d’un cousin éloigné de province qui avait perdu son épouse et qui entendait refaire sa vie avec cette parente qu’il n’avait plus revue depuis de longues années. Seule ombre au tableau, il fallait déménager dans sa belle villa d’ Innsbruck, ce qui signifiait pour l’amoureuse de quitter l’être aimé. Durant les deux années passées loin de Vienne, elle ne cessa pas de penser à son amour, er toutes les avances d’autres jeunes hommes étaient repoussées sans la moindre hésitation. Il faut dire qu’elle avait désormais dix-huit ans et bien des garçons se retournaient sur son passage. Rien n’y fit : un proche parent, propriétaire d’une usine de textile lui offrit un travail et donc de quoi vivre modestement à Vienne.
Tous les jours que Dieu fait, la jeune fille n’a qu’un désir : après avoir accompli son service, elle fonce vers l’immeuble où réside l’homme qu’elle aime tant, qu’il pleuve ou qu’il vente, elle n’y manque jamais.. Enfin, la rencontre se produit. L’homme finit par remarquer cette femme qui est devenue adulte et très attirante. La description des sentiments de la jeune fille est d’une beauté rare. Fidèle à son tempérament, il l’aborde et l’invite à dîner avec lui. La suite se devine amusément : à l fin du dîner, elle le suit chez lui et commence une nuit d’amour qu’elle dit avoir été merveilleuse. Les détails, toujours très tendres, se laissent deviner facilement. Elle lui avoue que c’est la première fois qu’elle partage avec un homme une nuit d’amour. J’ai rarement lu des descriptions aussi belles. Mais voilà, au bout de trois nuits, l’homme doit effectuer un voyage et lorsqu’il revient enfin, il omet de l’appeler ou de lui écrire. C’est alors qu’elle évoque de nouveau le drame qu’elle vit, la mort de cet enfant qu’il n’a jamais vu ni même entendu parler. De nouveau, pas la moindre accusation, pas le moindre reproche. L’amour reste le plus fort. Elle l’aime, dit elle, tel qu’il est, égoïste, infidèle, entièrement tourné vers lui-même.
Mais cette femme va prendre sa revanche, sans que cela ne ressemble à un acte vindicatif. Elle est toujours possédée par cet homme qui ne sort jamais de son soi, de sa coquille, et ravagée par la mort de son enfant. Alors elle s’arrange pour donner à cet enfant, avant qu’ il ne meure , toutes les facilités de l’existence, elle se sacrifie (e mot n’est pas trop fort) pour, di-elle, qu’il fasse honneur à son père, qu’il atteigne les hautes sphères, au point qu’il figure parmi les meilleurs élèves des établissement scolaires réputés qu’il fréquente. Et elle s’arrange pour que cet homme, qui est un incorrigible homme à femmes, cherche de nouveau à la conquérir… Elle ne doit pas déployer de gros efforts car il mord à l’hameçon tout de suite. Et la voilà qui se retrouve avec lui dans le même appartement et le même lit. Il y a encore quelques roses blanches dans un beau vase de cristal bleu. Et comme il ne se souvient toujours pas d’elle ni des nuits d’amour passées ensemble, elle lui dit qui elle est, ce qui lui est arrivé, toutes les épreuves subies pour en arriver là… Mais l’homme ne comprend toujours pas et ne peut pas la reconnaître, et cette absence de reconnaissance ou de cette communauté de destin (ils ont tous deux perdu cet enfant, elle ne devrait pas être la seule à le pleurer) nous choque toujours.
Quand le récit s’achève, n’oublions pas que l’homme est censé lire toute l’histoire dans les feuillets arrivés par la poste, il pose ce manuscrit sur la table, d’une main tremblante. Les dernières lignes parlent d’un air froid, symbole de l’insensibilité absolue, par opposition à une femme habitée par la passion amoureuse,, à une mère qui a dû sacrifier sa dignité et son avenir pour le seul homme qu’il ait jamais aimé et l’enfant qu’elle a tant chéri…
Quelle leçon peut-on, doit)on en tirer ? Cette nouvelle ressemble fort à un tribunal, Zweig comparait devant cette femme qui, sans l’accuser, lui met en évidence ses graves insuffisances. Cela montre qu’il n’a pas réussi sa vie d’homme, n’a pas eu d’enfant, s’est marié deux fois, sans vraiment aimer. Quelqu’un d’autre que lui-même. Pourquoi ? Parce qu’il s’aimait trop. Il demeure qu’au plan esthétique cette lettre d’une inconnue est probablement la plus belle nouvelle de Stefan Zweig. L’histoire est passablement autobiographique et on a l’impression a fini par être conscient de son défaut majeur…