Michael Girardin, La fiscalité dans le judaïsme ancien ( VIe siècle Avant JC-IIe siècle Après JC), Geuthner, 2020)
Voici un sujet un peu aride mais qui suscite l’intérêt grandissant du non-spécialiste car c’est vraiment un secteur historique qui mérite qu’on s’y arrête et qui a été jusqu’ici peu étudié : nous tenons ici une première tentative de synthèse, largement réussie
Après la lecture complète de l’ouvrage, je me rends compte que le choix du titre pose quelques questions ; il n’est vrai que partiellement car la multitude de prélèvements excède, et de loin, le champ sémantique du terme même de fiscalité, si générique soit-il. Un seul exemple de cette disparité : quelle ressemblance existe –t-il entre un prélèvement dicté par la Torah et une taxe imposée par la puissance existante du moment ? Et quelle similitude existe t il entre l’impôt dit l’or de la couronne et les sacrifices prescrits pour la rémission des péchés.
J’ai lu ce livre avec tant d’attention et je me demande si le sous-titre du paragraphe intitulé l’impôt, créateur de l’identité juive n’est pas un peu excessif, sans qu’il y ait là-derrière la moindre malice… Mais ces questions n’entament en rien le sérieux de la documentation et la finesse de certaines analyses. Le lien entre identité ethnique et religion est donc intrinsèque… pp 116-117) Et cette remarque qui résume bien à elle seule l’ensemble de la question portant sur les rapports entre la Judée et le tribut (p 79) :
La Judée n’a jamais réellement cessé de payer tribut à l’étranger, elle achète au contraire la paix en se soumettant rapidement ; et les Romains sont justement invités à se mêler des affaires intérieures du pays par d’imposants cadeaux destinés à obtenir leur bonne volonté.
La petite et turbulente Judée n’a pas cessé de susciter l’envie, voire l’appétit des puissances hégémoniques de l’époque. L’auteur commence son enquête par un examen de la fiscalité de l’empire perse, des Achéménides et statue, grosso modo, l’existence de trois (voire cinq) impôts ou redevances ou simplement contributions dont les habitants de la Terre sainte (sur cette partie nommée Yehud) devaient s’acquitter. C’est assez complexe et l’auteur doit tout d’abord séparer le vrai du faux, tant sur la nature des dons ou offrandes que sur l’identité des contributeurs. Certains personnages de marque se voyaient accorder une atélie, l’exemption brève ou prolongée de redevances. Ce fut le cas à l’époque su roi Hérode dont les deux fils surent manœuvrer assez adroitement entre différents écueils…
On a tendance, par ignorance, à mêler indistinctement les différentes contributions données plus ou moins volontairement par les édiles et le peuple. Il y a donc des impôts fixes et stables, soit réguliers soit exceptionnels ; ils sont versés soit en nature soit convertis en valeur d’argent ou d’or.
La plupart des vocables désignant ces différentes strates de l’imposition sont : la mindah (don d’hommage), équivalent de l’hébreu minhah, le halak ( don en nature) et le belo (un tribut ordinaire). A cela venaient s’ajouter, à titre exceptionnel le pain du roi et le pain du gouverneur auquel Néhémie se vantait d’avoir renoncé afin de ne pas grever les finances de sa satrapie. On dit de Néhémie qu’il se déplaçait avec une suite de cent cinquante personnes qu’il fallait à la fois nourrir et héberger. On imagine ce que coûtait l’entretien d’une telle escorte. De même, les quantités de vivres allouées au temple par le pouvoir achéménide sont proprement astronomiques ! D’un autre côté, les juifs eux-mêmes prélevaient toutes sortes de minhot (offrandes).
On possède des informations contradictoires concernant le statut fiscal du temple de Jérusalem. Certaines sources ne méritent pas une grande confiance en raison des quantités fantasmagoriques qu’elles annoncent comme étant des dons du pouvoir au secteur religieux, donc à l’élite du pays, afin de s’assurer de sa loyauté et sa fidélité. Parfois, des révoltes éclataient dans les provinces de l’empire qui ne pouvaient plus payer les taxes tant le matraquage fiscal était exorbitant.
Il est un verset biblique que les kabbalistes du Moyen-Age ont certainement détourné de son sens premier et ont voulu y lire l’enchaînement hiérarchique des sefirot alors qu’il s’asgissait de la fiscalité achéménide qui avait mis le pays sous coupe réglée afin que nul n’échappe à la redevance : ki gavo’a mé al gavo’a shomer u gevohim ‘aléhém (car chaque supérieur a au dessus lui un supérieur et des supérieurs les supervisent à leur tour. Il fallait sans cesse renflouer les caisses du pouvoir royal. Cette dernière explication me semble plus adéquate, même si les kabbalistes, fidèles à leur méthode, ont voulu y discerner autre chose. En outre, elle fait bien contexte avec le sujet qui nous occupe.
Deux chapitres sont consacrés respectivement aux offrandes juives et aux sacrifices, deux points majeurs pour le judaïsme ancien préexilique. La destruction du temple de Jérusalem allait tout bouleverser.
Le premier de tous les prélèvements portait sur les prémices qui étaient au nombre de sept (Deut. 8 ;8) : le froment, l’orge, le raisin, la figue, la grenade, l’olive et le miel… Parallèlement, il existe trois dîmes : la première était payée au Lévite et par la suite au prêtre. La seconde est une sorte d’obligation de consommation ; le fidèle devait consommer sur place à Jérusalem le dixième de sa production. Belle répartition des richesses et excellente tentative d’homogénéiser toutes les parties du territoire autour de la centralité du culte dans la ville sainte. C’est d’ailleurs le même souci que vient parachever la troisième dîme, dite la dîme des pauvres, une véritable obligation de charité. Elle était payée aux pauvres, aux veuves, aux orphelins et aux étrangers.
Ne pas oublier les offrandes monétaires qui touchaient même les exilés vivant en diaspora ; cette contribution (mahatsit ha-chékél) devait illustrer leur souci de la patrie et leur volonté de contribuer à son développement et à sa prospérité. On peut alors parler prudemment d’un facteur structurant de l’appartenance à la nation et à la religion juive.
On nous parle aussi d’offrandes par abandon, comme l’écrit l’auteur ; il s’agit d’interdits de consommation et même de production, comme par exemple les interdits de travail le chabbat, de consommer les fruits d’un arbre durant son temps d’incirconcision (orlah : il faut aussi laisser aux pauvres les coins du champ ( péah et lékét) afin qu’il puisse glaner et ne pas mourir de faim. Ces différents abandons sont réglementés par la Mishna. Ces différents types d’abandon visent à compenser, voire à combattre les inégalités et à ne laisser personne sur le bord de la route… L’exemple de Boaz est célèbre, lui qui avait recommandé à ses moissonneurs de laisser volontairement tomber des épis de blé que Ruth pouvait ensuite glaner et ne pas mourir de faim. Enfin, il y a le nazirat, l’homme qui fait don de sa personne à Dieu et qui s’abstient de certaines nourritures quand il prononce ses vœus. Son sacrifice est aussi visible puisqu’il ne peut pas se couper les cheveux, et par la même occasion, doit offrir un mouton ou une brebis en holocauste..
Charité ou justice ? Il existe ici une tension polaire, dialectique entre ces deux notions. Il faut noter que cette attitude compatissante à l’égard de ceux qui n’ont pas, fait l’objet d’une véritable prescription et donner au pauvre c’est comme donner à Dieu : et qui peut refuser de donner à Dieu ? A noter aussi que justice et charité ont, en hébreu, la même racine : tsédék et tsédakah.
Un mot au sujet des sacrifices qui constituent eux aussi une certaine branche de la fiscalité, notamment au bénéfice du Temple et du personnel, les prêtres et le Lévites. Les prêtres desservants au temple agissaient selon une rotation mise au point. Certains sacrifices étaient prévus pour expier des fautes ou tout simplement pour reprendre sa place au sein de la communauté, suite à une inconduite quelconque. L’holocauste (olah) est prévu pour être la consommation totale de la bête par le feu, comme si les flammes ou la fumée de cette incinération devaient monter vers le ciel…
Il faut bien comprendre que ce culte sacrificiel, même s’il s’agit probablement d’une greffe d’un rituel étranger (babylonien) joue un rôle fondamental dans le judaïsme antique. Lorsque le peuple juif se trouva dans l’impossibilité de poursuivre dans la voie du culte sacrificiel, le judaïsme connut une crise profonde et changea entièrement de nature : les prêtres et les Lévites furent remplacés par une nouvelle classe d’érudits, les disciples des Sages (talmidé hakhamim) qui remplacèrent par la prière les sacrifices. Mais même deux millénaires après ce remplacement, la liturgie juive continue de prier pour la reconstruction du Temple de Jérusalem et la restauration du culte sacrificiel. Mais un philosophe aussi rationaliste que Moïse Maimonide (ob. 1204) qualifie ce culte de concession faite à la débilité mentale d’un peuple constitué d’anciens esclaves. C’est ce qu’il dit dans le Guide des égarés, mais dans sa somme théologique, le Mishnéh Tora il résume les points fondamentaux de ce même culte sacrificiel… Unité ou dualité de la pensée ?
Le chapitre portant sur les enjeux philosophico- théologiques de l’impôt en général a retenu toute mon attention : par-delà les questions de comptabilité ou d’incompatibilité entre deus assujettissements de nature radicalement différents, les autorités juives, si éphémères et si changeantes, durent choisis : résister à Rome avec tous les risques que cela comportait et se soumettre. D’où la fameuse réplique devenue proverbiale de l’Evangile selon Marc : Donner à César ce qui est à César ! Les tenants d’une ligne dure savaient à quoi ils s’exposaient : une défaite militaire cuisante et une aggravation de la répression sociale et religieuse. Comment ce fut le cas durant les persécutions d’Hadrien.
L’auteur a raison de souligner qu’avant l’institution royale, contre laquelle le prophète Samuel avait mis le peuple en garde, soulignant les corvées et les impôts que le monarque prélèvera, on ne faisait que des offrandes à Dieu. La minha est sacrée et légitime, ce qui n’est pas le cas pour tout autre prélèvement qu’il soit exigé par un roi juif ou par une entité politique étrangère (tribut ou taxes). L’impôt prélevé par le roi est moralement inférieur à l’offrande (à Dieu). Mais comme Dieu a valisé la monarchie, cet impôt devient lui aussi légitime.
L’auteur de cet ouvrage si intéressant et si instructif a raison de dire que son sujet, la fiscalité (même si ce terme générique doit être précisé), est loin d’être froid et technique. C’est le cas aussi, mais pas toujours car l’impôt, les textes, bref tous les prélèvements, sont au centre d’une multitude de sujets et de thèmes. Dans le cas du judaïsme qui ne reconnaît que Dieu comme maître ou roi, la question prend un tout autre aspect que chez d’autres peuples ou ethnies. La problématique était, dès l’origine, la suivante : seule l’offrande à Dieu est, à l’origine, légitime, le prélèvement effectué par toute autre autorité ne l’est pas. Mais comme il a fallu tenir compte du principe de réalité, on a ragué que l’institution royale était acceptable puisque voulue par Dieu, dans une certaine mesure. Mais les vicissitudes de l’histoire juive montrent que chaque fois qu’une opportunité politique ou militaire, ce prélèvement effectué par une autorité profane est remise en question.