Amos Oz, Jusqu'à la mort (Gallimard)
Nouvelles d’Amos Oz captivantes, comme d’habitude. Pour ceux qui aiment cette belle prose, c’est un régal. Mais l’histoire en elle-même retient le lecteur qui ne manquera pas de se délecter, au moins autant que moi en rédigeant ce petit compte-rendu. Même si les deux nouvelles ne sont pas en relation directe et apparente, on les lit avec un égal contentement. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Commençons par la première nouvelle qui a donné son titre à ce petit recueil qui compte deux textes assez longs.
Nous sommes au Moyen Age, le pape Urbain II lance un appel vibrant à la nation chrétienne du monde entier : les seigneurs de la société féodale doivent faire de la libération et de la purification du Saint-Sépulcre une priorité absolue et un devoir sacré. Il faut donc tout abandonner, son pays, sa femme et ses sujets pour entreprendre le long et pénible voyage car cela devient le seul moyen d’obtenir la rémission de ses péchés et d’accéder à la félicité dans l’au-delà.
L’auteur nous présente alors un seigneur mystérieux, atteint par des drames personnels, et ce grand départ va lui servir de thérapie contre les malheurs personnels qui se sont abattus sur lui : sa seconde épouse vient de décéder, la première avait été aussi ravie à son affection sans lui avoir donné d’héritier. Il est seul, n’a plus le goût de vivre. Mais il met le peu d’énergie qu’il lui reste au service de cette noble cause de la chrétienté : la croisade en cette année 1095.
Amos Oz lui donne un nom, ce sera le seigneur Guillaume Touron, flanqué de son mémorialiste et plus tard fils adoptif, Claude-le-bossu, fin lettré dont la chronique fictive sert de source à l’auteur. Les descriptions de cet homme hanté par la douleur d’avoir perdu, tour à tour, deux chères épouses, laissent apparaître un être taciturne, voire neurasthénique qui a perdu le goût de la vie… Il s’exprime par monosyllabes, ne dissimule plus sa tristesse, a tout juste la force de mobiliser ses gens, des vassaux, des paysans, des bandits, des prostituées et quelques autres spécimens de ce qu’il faut bien nommer la lie de l’humanité. Plus rien ne retient ce seigneur sur ses terres ; il est couvert de dettes et a dû céder à ses créanciers des domaines, des forêts et du bétail. Au fond, que lui reste-t-il donc, sinon ressasser son inextinguible douleur ?
Amos Oz, Jusqu'à la mort (Gallimard)
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Nous sommes au Moyen Age, le pape Urbain II lance un appel vibrant à la nation chrétienne du monde entier : les seigneurs de la société féodale doivent faire de la libération et de la purification du Saint-Sépulcre une priorité absolue et un devoir sacré. Il faut donc tout abandonner, son pays, sa femme et ses sujets pour entreprendre le long et pénible voyage car cela devient le seul moyen d’obtenir la rémission de ses péchés et d’accéder à la félicité dans l’au-delà.
L’auteur nous présente alors un seigneur mystérieux, atteint par des drames personnels, et ce grand départ va lui servir de thérapie contre les malheurs personnels qui se sont abattus sur lui : sa seconde épouse vient de décéder, la première avait été aussi ravie à son affection sans lui avoir donné d’héritier. Il est seul, n’a plus le goût de vivre. Mais il met le peu d’énergie qu’il lui reste au service de cette noble cause de la chrétienté : la croisade en cette année 1095.
Mais il y a aussi autre chose : cet homme persécuté par une grave adversité a une obsession, les juifs. Et nous savons par des chroniques de l’époque, tant juives que chrétiennes, que les hordes de croisés ont théorisé le principe suivant : n’attendons pas d’être en Terre sainte pour faire justice de ces juifs infidèles à notre Sauveur, occupons nous de toutes ces communautés rhénanes vivant dans les contrées traversées pour accéder au but ultime, la Terre sainte. La haine du juif est la seule passion qu’il lui reste. Il demeurera fidèle à cette idée fixe pour laquelle il veut bien supporter encore le fardeau de l’existence. Il voit le juif partout, il le devine partout, il demande même à son conseiller religieux Claude-le-bossu de mener discrètement des investigations pour démasquer un éventuel juif qui se serait glissé parmi ce troupeau de bons et fidèles chrétiens. Et cette folie va causer quelques victimes (innocentes ?) à une époque où la sorcellerie était alors omniprésente très redoutée.
Amos Oz tente de montrer dans cette nouvelle que l’image du juif, associé du diable, ennemi de la milice du Christ, est un redoutable adversaire. Il use de mille subterfuges pour nuire, selon lui, à des âmes innocentes. Voici un passage où cette crainte haineuse atteint son paroxysme :
P 36 Car qu’y a t il de juif chez un juif ? Certainement pas sa forme extérieure ou sa silhouette, mais plutôt quelque élément abstrait. Le contraste ne se trouve même, pas dans les qualités de l’âme. Peut-être simplement ceci : une présence terrible, maléfique. N’est ce pas là l’essence même de la trahison, de pénétrer, de se lover à l’intérieur ? De fusionner ? De développer des racines et de fleurir dans ce qui est le plus protégé ? Comme l’amour, comme l’union charnelle. Il y a un juif au fond de chacun de nous. Peut-être que ce juif s’est éparpillé et a été assimilé ici et là. Et déjà nous voilà tous contaminés jusqu’au dernier..
Ces phrases sont terrifiantes, elles évoquent des événements horribles qui se dérouleront environ neuf siècles plus tard au sein de cette même Europe chrétienne qui a méconnu ses racines juives.. Il faut lire les chroniques hébraïques médiévales, éditées par Habermann sous le titre évocateur Sefer guezérot Ashkénza we-Tsarfate (Tel Aviv, 1948). On y découvre les témoignages bouleversants de rescapés de cette Shoah des croisades, avant la lettre.
Je pense aussi à quelque chose de plus léger et qui détend l’atmosphère, notamment une phrase désabusée de Heinrich Heine, connu pour son ironie mordante : le judaïsme n’est pas une religion, c’est une maladie. J’ajoute, une maladie dont on ne guérit pas. Cela fait aussi penser à l’expression de Yossef Hayyim Yéroushalmi qui parlait d’un judaïsme interminable, celui dont nul ne peut se débarrasser.
Comme dans la quasi totalité de son œuvre, Amos Oz met la ville de Jérusalem à l’honneur. Et c’est pour elle que tout ce que l’Europe comptait de princes et de nobliaux se mit en marche en direction de la Ville sainte. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. La troupe qui s’est mise en mouvement maigrit à vue d’œil, elle n’est pas épargnée, ni par les paysans en révolte, ni par d’autres seigneurs, ni par les loups ni par les hivers rigoureux. Certains profitent des quelques chevaux survivants pour fausser compagnie à leurs compagnons et rentrer chez eux. Le seigneur lui-même commence à montrer des signes de faiblesse. Certes, il a la douteuse satisfaction de mettre cruellement à mort un pauvre colporteur juif qu’il a préalablement dépouillé de ses biens, tout en lui ayant faussement assuré qu’il aurait la vie sauve s’il dévoilait le lieu où les trésors d’or et d’argent étaient enterrés. La scène de cette mise à mort est insoutenable, c’est pourquoi je ne m’y attarderai pas. Mais une justice immanente n’a pas entièrement quitté ce bas monde puisque le seigneur sanguinaire périra lui aussi après avoir compris l’inanité de son projet de conquérir la ville sainte : Et l’un d’entre eux commençait à comprendre sous l’effet d’une lente illumination que la Jérusalem tant désirée n’était pas une ville mais le dernier lien avec une vie au bord de l’agonie… (p 57)
La troupe des persécuteurs a fait moralement faillite, selon Amos Oz, qui écrit cette phrase-massue à la fin de la nouvelle : Et ce n’était même pas vers Jérusalem qui n’est pas un lieu mais un amour absolu.. p 81.
Le message est clair comme de l’eau de roche : on ne traverse pas la moitié du globe pour aller tuer d’autres gens au nom du Christ. Mais on sème autour de soi les graines de l’amour. C’est tout le mystère de la Jérusalem céleste, si cruellement dévoyée par les croisés.
La seconde nouvelle, intitulée Un amour tardif, parle te tout autre chose et se déroule près de neuf siècles plus tard. Il s’agit d’un vieux conférencier que nul ne supporte plus tant il est fatiguant et ennuyeux. C’est un universitaire raté, victime de l’esprit étroit régnant généralement dans ces milieux repliés sur eux-mêmes, qui sert de bouche-trou et dont l’unique sujet ou domaine de compétence est le judaïsme ou les juifs de Russie. Ce sont les débuts de l’immigration juive que de l’Etat juif essaie d’arracher à la Russie soviétique. Mais le plus intéressant, ce sont les impressions et les sentiments de cet homme, assez âgé, que ses collègues évitent et que ses supérieurs, plus ou moins délicatement, veulent orienter vers une voie de garage pour ne pas dire une impasse. Il fait partie des meubles, il tente désespérément d’attirer sur lui la lumière, il souhaite que des choses se passent dans sa vie mais jusqu’ici rien ne se produit. Voici deux citations qui en disent long sur sa situation : A présent, j’ai soixante-huit ans, je suis célibataire, Je n’aime ni ne suis aimé. Il me semble que l’on m’a accordé un dernier sursis afin que j’essaie de formuler deux ou trois choses ; puis, je m’abandonnerai tranquillement…
Et enfin, ce cri de désespoir prouvant que cet homme refuse la mort sociale à laquelle on le voue : Car il est impossible que toute ta vie ta vie n’ait été qu’un rêve aride car il y a bien quelque chose ; quelque chose doit se manifester, il doit y avoir quelque chose (p 89).
C’est le terrible constat d’une vie sans relief ni éclat, une vie au cours de laquelle aucune occasion ne fut donnée de s’extérioriser, d’exister, ne serait-ce qu’à ses propres yeux, à défaut de ceux des autres. . C’est le drame personnel que vivent des millions d’hommes et de femmes qui passent sans transition de l’activité à l’oisiveté, et parfois aussi à la misère et qui explique bien des dépressions. Cette mise brutale à la retraite est forcément très mal vécue ; l’homme bientôt septuagénaire dit sobrement mais douloureusement : on veut se débarrasser de moi…
Mus par des sentiments de pitié, les membres de la direction culturelle décident d’accorder à notre homme un petit délai de réflexion. Il le met à profit pour nous décrire comment se passent ses journées. Au lever lecture de la presse écrite pendant plusieurs heures, petit déjeuner frugal, suivi des émissions de la radio, principalement les nouvelles de sept heures et de huit heures… Ensuite douche et ingestion d’un bon thé. Mais par la suite, notre vieux conférencier nous livre son malaise, son mal vivre, bref les raisons pour lesquelles il a raté sa vie. Ce qui lui donne encore un peu d’énergie, c’est le combat qu’il mène par la plume et par la parole contre l’antisémitisme soviétique d’Etat. Il dit bien le connaître depuis 1919 et l’Etat d’Israël ne semble pas comprendre que c’est donc un fléau qui persiste depuis des décennies. Et on fabrique contre les juifs russes toutes sortes d’accusations, les unes plus fausses que les autres. Mais voilà, la jeunesse israélienne n’en a cure, ce qui désespère notre homme. Elle préfère le base-ball à une conférence sur l’antisémitisme soviétique ! En revanche, les anciens, bien qu’affaiblis par la dureté du travail au kibboutz et tombant de sommeil, honoreront sa conférence de leur présence.
C’est un sentiment de découragement généralisé qui affecte notre conférencier qui doit sillonner le pays de long en large pour porter la bonne parole. Pas un moment de joie, pas un témoignage de tendresse, pas le moindre amour d’une femme qui lui accorderait des caresses. Rien, absolument rien. Cet homme que peu de gens prennent au sérieux affirme avoir envoyé une longue lettre au célèbre ministre Moshé Dayan pour lui ouvrir les yeux sur le problème. aucune réponse ! Mais comme toutes les petites qui croient pouvoir éclairer les dirigeants de leur pays, notre homme décide qu’il remettra lui-même la lettre au ministre en personne. Dans ces développements, le vieux conférencier se livre à d’étonnantes descriptions de l’âme russe, naviguant entre des désirs fous et contradictoires. Une sorte d’hypersensibilité qui se manifesterait par d’incessantes crises de larmes.
Mais le narrateur s’abandonne lui aussi à un incroyable Kriegsspiel au cours duquel les rôles sont inversés : c’est une interminable colonne de blindés juifs qui déferlent sur la plaine polonaise, broyant tout sur son passage, plus aucune pierre ne repose sur une autre dans ce qui fut au préalable la Russie, l’Ukraine, mais surtout la Pologne… Moshé Dayan, ministre de la défense, en tenue de combat, suit la progression inexorable de ses divisions blindées… Il s’agit évidemment d’une revanche sur l’histoire de la Shoah ; mais c’est aussi un rappel de ce que fut le Blitzkrieg de juin 67…
Toutefois, la fin de l’histoire est plus apaisée et plus apaisante : le peuple d’Israël sera-t-il assuré de pouvoir labourer sa terre pendant un bon millénaire ? Il faut l’espérer.