Jakob Hessing, l’humour yddish (der jiddische Witz) Beck-Verlag (Munich)
Tous les juifs ou presque, d’où qu’ils viennent ou proviennent, sont connus pour leur propension à l’autodérision. Certains affirment même que c’est une des conditions majeures de leur survie. Et ce n’est pas faux car quand tout est sombre, perdu, malheureux, bref irrémédiablement compromis, la seule chose qu’il vous reste, c’est d’en rire, de rire de soi-même. Et cette faculté là, aucun bourreau n’a encore réussi à vous la ravir.
L’ancien professeur de l’université hébraïque de Jérusalem, Jakob Hessing, qui est l’auteur de ce sympathique petit ouvrage, a connu un destin unique : confié à une famille de paysans polonais qui l’ont charitablement gardé pendant la guerre, lui sauvant ainsi la vie, notre homme est arrivé après la guerre à Berlin où il a passé son adolescence et suivi des études supérieures. En 1964 il décide d’émigrer en Israël où il s’établira définitivement. Ce qui est marquant dans toute cette affaire, c’est la manière la plus mystérieuse qui soit par laquelle cette langue yiddish a fini par s’imposer à lui. Il en parle avec une certaine nostalgie, expliquant que les deux langues nobles, rivales du yiddish, que sont l’allemand d’une part, et l’hébreu, d’autre part, on contribué à faire de cette expression de la belle culture ashkénaze quelque chose à mi-chemin entre le dialecte et le patois. Hessing cite un passage tiré des Mémoires de Manès Sperber où ce dernier reconnaît ce qu’il doit à de grandes auteurs yiddishs comme Mendélé Mokher Sefarim (1835-1917), Juda Leb Péréts (1852-1915) et Chalom Aleikhem (1859-1916). C’est l’épine dorsale de la littérature yiddish classique.
Jakob Hessing, l’humour yddish (der jiddische Witz) Beck-Verlag (Munich)
Dans ce passage de ses Mémoires, Sperber raconte comment le facteur a apporté un jour, dans son village de Galicie autrichienne, peu de temps avant la Grande Guerre, les œuvres complètes de Schalom Aleikhem. La nouvelle se répandit parmi les juifs comme une trainée de poudre. Et les amis du père venaient chaque soir faire des lectures de ces œuvres littéraires en yiddish. C’est ainsi, conclut Sperber, que je pris connaissance de cette littérature sans même l’avoir lue. Ce n’est que plus tard que j’appris cette langue.
Hessing dresse une analogie avec son propre vécu ; le yiddish s’est imposé à lui par la force des choses, un peu comme une langue qu’on tète avec le lait de sa maman (mit der Milch der Mutter gesogen). Freud lui-même parlera d’une voie d’héritage, d’un type de transmission et d’acquisition qui n’évoque en rien l’apprentissage, la culture ou le milieu fréquenté. Ni toute autre façon de s’approprier une culture. Notre auteur, quant à lui, parle d’une langue tue ou passée sous silence. Et pourtant, elle a survécu dans le cœur de ceux qui l’ont parlée et de leurs descendants.
Un autre passage, tiré du dernier volume des Mémoires de Sperber, pose enfin la question de la langue. Sperber constate que les deux langues, l’allemand appris dès son plus jeune âge à Vienne où il émigra à l’âge de neuf ans, et le français dont il se sert pour son travail de lecteur chez Calmann-Lévy, sont des langues radicalement différentes. Il parle d’une malheureuse bigamie linguistique (sic). Mais Hessing qui cite ces passages, relève que le yiddish n’est pas pris en compte. D’où cette notion de langue que l’on fait taire, que l’on passe sous silence. Comme si on en avait honte.
Dans son passage en revue des attitudes face à ce jargon (sic), depuis Moïse Mendelssohn qui écrivait à sa fiancée de Hambourg Fromet Gugenheim en yiddish, jusqu’à Franz Kafka qui défendit les mérites de cette langue typiquement juive, Hessing met à nu ces angoisses élémentaires qui étreignaient les juifs cultivés de Prague qui ne souhaitaient pas qu’on leur rappelle leur passé, ni leurs exils répétés ni leur statut de peuple toléré mais guère reconnu pleinement. Au fondement de cette sensibilité gît le déracinement car un tel jargon est nécessairement fait de bric et de broc, d’hébreu, d’allemand, de polonais, de russe, etc… Or, tous ces apports étrangers introduisent dans cette langue-réceptacle leur propre dynamisme, ce qui rend malaisé tout sentiment d’une confortable assimilation au milieu ambiant.
On est étonné de voir Kafka -dont le style allemand est éblouissant- défendre le yiddish et vouloir faire la leçon au public auquel il s’adresse à Prague, un soir de l’année 1912, à l’occasion d’une soirée de lecture de poèmes yiddishs justement. Il n’hésite pas à les confronter à leur propre passé et à leur propre angoisse. On peut parler d’un refoulement d’une marque angoissante du passé. Dans cette culture allemande de l’Europe de l’ouest, les juifs se sentaient en sécurité et cela les éloignait toujours plus du yiddish. L’auteur de ce livre, Jakob Hessing parle de son père comme d’un homme qui maitrisait à la perfection la langue allemande, ce qui n’était guère le cas de sa propre mère avec laquelle il échangeait en yiddish. Cela semble avoir aussi été le cas de la mère de Freud qui ne maitrisait pas le haut allemand et devait communiquer avec son fils en yiddish, même si le père de la psychanalyse se fait très discret sur cette question.
Au fond, il est très difficile d’apporter une réponse univoque à cette question : mais quelle est don la langue originelle des juifs ? Dans la galout, nous avons parlé toutes les langues des peuples de cette terre, mais, hormis l’hébreu que tous ont oublié au cours de cet exil multimillénaire, quelle est la vraie langue des enfants d’Israël ?
A la fin de ce long prologue qui peut apparaître comme une longue digression avant d’entrer dans le vif du sujet, l’auteur explique les raisons pour lesquelles il a donné comme titre à son livre le terme Witz au singulier et non pas Witze au pluriel . La réponse est que ce terme connote aussi la notion d’esprit en français et comporte la description d’une ambiance. L’explication est intéressante : contrairement aux juifs allemands, intégrés culturellement et entièrement assimilés à la culture européenne, les juifs de l’Est dans leurs ghetti sales et malodorants n’ont pas voulu céder à cette illusion. L’auteur dit textuellement : ils n’ont jamais cru qu’ils étaient arrivés (arriviert). Ils savaient qu’on les renverrait toujours à leur basse et injuste condition de juifs… Dans ce sévère jugement, Hessing n’épargne pas même ses propres parents ; comment, se demande-t-il, ont ils voulu continuer à vivre dans cette capitale du IIIe Reich, Berlin, où ils avaient dû se cacher pour échapper à la déportation et à l’extermination ? Hessing souligne qu’il n’a, à ce jour, toujours pas compris… Mais que c’est aussi le fond de cette autodérision typique : on vit une fausse existence, dans une fausse ville, avec de fausses croyances, entourés de fausses gens qui ne nous veulent pas du bien etc… Et on se dit que c’est là la seule alternative qui nous soit offerte… Mais l’auteur lui, n’a pas suivi l’exemple de ses propres parents puisqu’il a bénéficié de l’accueil de l’Etat d’Israël. Quant aux locuteurs de cette langue née dans les ghetti, ils ont emporté cette richesse immatérielle avec eux, même après avoir quitté toute confinement, toute ségrégation spatiale.
Les blagues yiddish ne font pas nécessairement rire aux éclats, elles sont là, en fait, pour dénoncer l’absurdité de l’existence, celle des juifs, s’entend, puisque leurs jours sur cette terre sont tout sauf une plénitude de bonheur. Et d’aider à supporter cette absurdité délétère. C’est aussi l’unique moyen de faire baisser la pression qui pesait sur eux..
Pour avoir une idée de ce type d’humour, un peu grinçant, voici le résumé d’une blague citée dans ce prologue : un voyageur sort de la gare et prie un cocher de le conduire dans le ghetto local qui n’est pas très loin de la place. Le client monte dans la diligence et le cocher installe son bagage sur le siège prévu à cet effet. La route est pentue et le cocher descend et marche lentement aux côtés de son véhicule hippomobile. Au fur et à mesure que l’on avance, la route se fait de plus en plus escarpée. Le cocher récupère la valise de son passager et avance à pied, ainsi chargé. Au bout de quelques minutes, le cocher prie son passager de descendre de la diligence car le vieux cheval commence à s’essouffler Le voyageur descend à son tour. C’est alors qu’il évalue la situation en ces termes : le cocher est là pour gagner sa journée, moi je suis là pour visiter le ghetto, mais je ne comprend toujours pas ce que vient faire le cheval dans cette équation…
Nul ne rit aux éclats. C’est une aberration mais elle n’est guère risible. Mais aussi quelle autodérision ; les trois cheminent côte à côte et finalement notre voyageur arrive à pied à destination. Au fond, le cheval a eu droit un agréable traitement alors que les deux hommes (le cocher et son passager) dépensent leur énergie… Le cocher aurait dû prévoir que son cheval ne parviendrait pas à aller jusqu’au bout ; quant au passager, il aurait dû s’alarmer dès les premières minutes quand il vit le cocher décharger son bagage… Et ainsi de suite à l’infini : on se retrouve dans une situation que personne n’avait prévu et qu’on aurait dû prévoir… A l’image du destin juif : il est incompréhensible et pourtant tout le monde le subit sans broncher. Ni le cocher ni son passager ne se demandent pourquoi on se retrouve dans cette situation absurde. C’est le comble de l’absurde. Et nul ne rit, on ricanerait plutôt. Cela me rappelle une autre histoire, à l’humour tout aussi grinàant qu’on m’avait raconté : un juif miséreux, un vrai mendiant, vit isolé dans son village où personne ne l’invite pour partager les joies du chabbat. Mais arrivent les grandes fêtes et voilà que cet homme qui n’est jamais invité nulle part reçoit plusieurs invitations pour le même déjeuner ou le même dîner. Il en tire l’enseignement suivant : le juif pauvre n’a jamais rien, mais quand il reçoit quelque chose, il lui est impossible d’en profiter. Telle est la chance du juif. Qui s’esclafferait en entendant cette triste histoire.
L’auteur examine attentivement la charge émotionnelle et le pouvoir évocateur de certains termes yiddishs qui sont généralement improprement traduits : mamaluchen, parnasso et Galout… Le premier terme ne désigne pas uniquement la langue maternelle. Il englobe tout ce qui va avec, à savoir une vision du monde, un attachement, voire un déracinement. C’est presque une langue privée de terre natale, une sorte d’apatridie de la langue. Le second terme a joué bien des tours aux juifs, accusés, pour cette raison, de ressentir un attrait irrésistible pour l’argent, lors qu’il ne s’agit que d’un minimum vital, une manière d’assurer un peu d’argent pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Comme les juifs étaient dé-logeables du jour au lendemain, sans préavis, à tout instant et condamnables à quitter leur résidence en laissant tous leurs biens derrière eux, prier pour la parnassa était un vœu ardent et non point un attachement irraisonné à la matérialité Enfin, le troisième terme, l’exil, le déracinement symbolise à lui seul le tragique de l’existence juive.. Un penseur, issu de Pologne-Lituanie, Salomon Maïmon (1752-1800) parlé dans son Histoire de ma vie du judaïsme comme d’un navire à la dérive dans toutes les mers du monde (Ein in allen Meeren der Welt verschlagenes Schiff).
(A suivre)