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  Un génie ou un salaud ? Louis-Ferdinand Céline

 

 

             Un génie ou un salaud ? Louis-Ferdinand Céline

Céline, la race, le juif : légende littéraire et vérité historique, par Annick    Duraffour et Pierre-André Taguieff, Fayard, 2017 (Suite et fin)

On a vu dans les deux précédents papiers que Céline n’avait pas t tout inventé de lui-même et qu’il s’était largement inspiré de ses prédécesseurs et de ses contemporains. A cet égard, il avait l’embarras du choix, tant il y avait d’hommes de lettres faisant profession d’antisémites confirmés. Ces derniers ont puissamment contribué à la diffusion d’un mythe selon lequel les juifs veulent la guerre entre les nations européennes, seul moyen d’affaiblir le camp chrétien et de le dominer. Derrière ces accusations abracadabrantes se profile l’idée, chère aux Protocoles des sages de Sion, de devenir les maîtres du monde. On a déjà parlé, à la suite de ce livre, de ce discours délirant qui voit dans le juif en tant que tel un péril imminent. Un antisémite notoire qui a beaucoup inspiré les pamphlets de Céline va jusqu’à dire, tout juste un an avant sa mort, je ne veux pas qu’un Lévy vienne danser sur ma tombe. Ce qui en dit long sur la santé mentale du personnage (Henri-Robert Petit).

 

 

             Un génie ou un salaud ? Louis-Ferdinand Céline

Céline, la race, le juif : légende littéraire et vérité historique, par Annick    Duraffour et Pierre-André Taguieff, Fayard, 2017 (Suite et fin)

 

Ce délire de domination du monde par une pauvre minorité ethnico-religieuse fut alimenté par une phrase (apocryphe ?) attribuée au ministre allemand des affaires étrangères de la république de Weimar, Walther Rathenau, selon lequel le monde serait gouverné par trois cents Israélites que je connais… Pour les antisémites de tout bord, c’était du pain béni. Un juif de l’envergure de Rathenau dont le propre père avait joué un rôle de tout premier plan dans la direction du conglomérat d’IG-Farben, ne pouvait pas débiter des sottises. Rathenau ne peut pas avoir dit une telle phrase avec sérieux. J’en veux pour preuve le fait historique suivant : Kurt Blumenfeld, ancien grand dirigeant de la communauté juive d’Allemagne de l’entre-deux-guerres, auteur d’un livre de témoignages Erlebte Judnefrage (La question juive telle que je l’ai vécue), raconte qu’il avait passé tout une nuit chez Rathenau, en compagnie d’Albert Einstein, à tenter de convaincre le ministre de la justesse de la cause sioniste. Or, si Rathenau avait vraiment cru en ce qu’il proférait au sujet des trois cents Israélites maitres de l’univers, il n’aurait jamais dit à ses interlocuteurs que la cause sioniste était une cause embaumée… L’unique moyen ou instrument pour diriger le monde est d’édifier un état doté d’une armée et d’une économie puissante… Or, il ne croyait pas du tout à la renaissance de l’état juif, puisque la cause sioniste n’était plus d’actualité. Mais les antisémites ne s’embarrassaient pas de telles subtilités.

Il convient de rappeler que l’on ne prête qu’aux riches : on avait déjà attribué à Rathenau une lettre au Kronprinz (prince héritier allemand) où il lui conseillait de cacher ses intentions profondes et de finasser (finassieren) le temps qu’un nouvel équilibre des forces émerge, plus favorable à la cause allemande. La recherche a parlé d’un faux… Il importe donc de se méfier et de bien vérifier les sources.

Pierre-André Taguieff et sa collègue soulignent que les très nombreux thuriféraires du racisme et de l’antisémitisme ont pratiquement disparu sans laisser la moindre trace si ce n’est auprès de militants attardés ou d’érudits férus d’histoire, seul Céline a survécu, si j’ose dire, et a continué à semer le trouble parmi les lecteurs : génie ou salaud ? Ecrivain présentable ou personnage infréquentable ? Est ce dû à son talent littéraire ou à l’impossibilité de dissocier avec soin l’écrivain de l’idéologue d’une cause plus que douteuse ? Le chapitre consacré à l’ultra collaborationnisme de Céline pendant les années d’Occupation est absolument univoque : nous avons affaire à un fanatique qui n’hésitait pas à répéter en toutes occasions qu’il n’existerait qu’une seule question, la question juive et qu’il fallait s’en occuper de toute urgence. Nous disposons aussi d’un précieux témoignage porté par Ernst Jünger, officier de l’état-major allemand de Paris, sur l’inquiétante lueur qui brillait dans l’œil de cet homme quand il s’étonnait que les soldats allemands ne fusillent pas dans les rues tous les juifs qu’ils croisaient… Et malgré tous ces témoignages de première main et émanant de personnalités sérieuses, le débat autour de Céline et de ses œuvres se poursuit de plus belle…

Au sujet de Jean-Paul Sartre retenu dans un commissariat de police parisien après une violente manifestation à laquelle il avait pris part, le général de Gaulle aurait dit : On n’arrête pas Voltaire… Est-ce pour une semblable raison que Céline a échappé au sort qu’il méritait largement ? C’est probable car il y a tant et tant de déclarations orales et écrites qui ne laissaient aucun doute dans l’esprit des juges à la Libération. D’autres furent fusilles pour bien moins que cela. Il a même dit ceci : Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas. Mais après la guerre, quand vint enfin le jour des comptes il joua à la perfection sur le régime victimaire de l’écrivain qui fut entraîné contre son gré dans cette aventure qui ne le concernait nullement. Et lorsqu’on le confondait en citant ses propres paroles, il répondait qu’il s’était laissé entraîner dans cette aventure où l’écrivain qu’il était n’avait rien à voir…

Mais c’est durant les années d’Occupation que l’antisémitisme de Céline se donne libre cours. Céline se sent les coudées franches et entreprend de rassembler autour de lui et de sa judéo phobie tous les militants isolés de son temps. Mais de quelle nature était son antisémitisme propre ? On peut parler chez lui d’un racisme antisémite. La dimension raciste qui prive le juif de toute créativité authentique, son ressentiment qui le pousse à haïr la terre entière ; toutes ces caractéristiques rappellent les Merkmale dont on affublait le juif dans la presse nazie de la même époque. En gros, on présentait le juif comme un parasite et aussi comme un dangereux prédateur. Il fallait donc s’en méfier et aussi l’empêcher de nuire. D’où cette névrose obsessionnelle à laquelle il est fait allusion plus haut. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les fameux pamphlets que certains «célinologues» font semblant de ne pas vraiment voir. Les deux auteurs de ce grand volume (Taguieff et Duraffour) ont raison de démonter cette mécanique artificielle visant à parler d’un silence de Céline durant les années d’Occupation. Céline a continué à se manifester par des articles et des lettres adressées aux journaux antisémites.

Cet ouvrage de taille imposante est une véritable somme ; il y a là matière pour plusieurs volumes. Tout ce qu’on le souhaite connaître sur cet être hybride que fut Céline s’y trouve. La seule critique que je ferai en qualité de non spécialiste est que plusieurs parties de cette vaste enquête donne l’impression d’un copier / coller.. Mais cela n’amoindrit guère les grands mérites de cette œuvre.

Cela posé, je me demande encore comment qualifier cet étrange personnage à la frontière entre la littérature et la malveillance mâtinée de névrose. Certes, certaines grandes autorités littéraires comme André Gide ont entrepris de cachériser le littérateur mais guère l’être humain. J’en veux pour preuve le témoignage de Henri-Robert Petit qui était le commensal de Céline durant quatre mois, à partir de novembre 1944, alors qu’ils tous deux en fuite à Sigmaringen Eh bien, de l’aveu de Henri-Robert Petit lui-même, peu suspect de sympathie à l’égard des juifs, Céline n’avait rien perdu de sa verve antijuive. Même en fuite, même recherché par les autorités françaises à la Libération, l’homme exhalait sa haine antijuive qu’il avait cultivée durant de longues années. Et son interlocuteur Petit en était lui-même étonné. Au lieu de rentrer en lui-même et de s’interroger sur ses graves erreurs de navigation, sur sa comparution devant la justice de son pays afin de rendre des comptes, il continue de se demander si on a pris l’exacte mesure du péril juif… Une telle paranoïa est incurable.

Il m’est presque impossible de caractériser cet homme avec la meilleure volonté du monde. Sa détestation d’une minorité ethnique et religieuse passe les limites du compréhensible. Et mon désarroi devient encore plus grand lorsque je lis les arguments invoqués pour sa défense, par lui-même et par ses avocats. Il y a là une sorte d’artiste, de génie dans l’aptitude à inverser les rôles, ce qui n’a pas échappé à nos deux auteurs. Cet homme si coupable de haine raciale a le toupet de se plaindre de toutes les injustices qu’ils estime avoir subies : on l’a maltraité, on l’a ignoré, on l’a accusé à tort, on l’a méconnu, etc… Pourtant les innombrables citations de ses pamphlets tristement célèbres (Beaux draps, L’école des cadavres, Bagatelles pour un massacre) le condamnent sans appel. Mais cet homme avait malgré tout de l’humour (noir) quand il dit (je résume) que les juifs devraient lui élever une statue puisqu’il ne leur a pas fait tout le mal qu’il aurait pu leur faire. Quel toupet !

Je préfère et de loin la phrase plus lucide de Proust : les antisémites ne connaissent pas les juifs. Enfin, une parole de sagesse.

 

 

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