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Francis Kaplan, philosophe des contradictions indépassables.

Francis Kaplan, philosophe des contradictions indépassables. Sous la direction de François Brémondy et de Nicolas Cayrol. Presses Universitaires François-Rabelais, 2020

Celles et ceux qui me font l’honneur de me lire dans ces colonnes depuis un certain temps se souviennent sûrement de mon compte-rendu du livre du professeur Francis Kaplan sur le philosophe Alain. J’y disais mon émotion d’apprendre la nouvelle, tardivement, de la disparition d’un éminent collègue et ami qui m’a tant appris. Aujourd’hui, cette émotion atteint son paroxysme en feuilletant ce beau volume d’hommages, somptueusement présenté techniquement et d’une densité intellectuelle à peine croyable : la plupart des domaines traités par mon défunt ami (ob. 2018) sont couverts sur près  de mille pages.

Francis Kaplan, philosophe des contradictions indépassables. Sous la direction de François Brémondy et de Nicolas Cayrol. Presses Universitaires François-Rabelais, 2020

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Les éditeurs de ce volume, qu’il convient de féliciter et de remercier en tout premier lieu pour avoir fait diligence et publié en un temps record un texte aussi vaste, ont eu la bonne idée de placer en tête de ce volume une longue interview où l’auteur explicite certaines de ses idées et situe ses œuvres dans son propre contexte. Evidemment les concepts de vérité, de vie, d’espace et de temps, de contradiction et de dépassement y figurent en très bonne place.

Voici un bref passage qui renseigne mieux que je ne saurai le faire, sur l’orientation fondamentale de la pensée de Francis Kaplan : Je pense avoir été fidèle à Alain. Mais peu importe ici. Je veux seulement vous expliquer mon attitude. Je pars toujours de constations. Pour traiter le problème de la vie, le problème de l’espace et du temps, le problème de la vérité, etc… je suis parti de constations sur ces problèmes. A la fin de ma vie, je conclus qu’on arrive chaque fois à des contradictions indépassables. Et qu’il faut les résoudre. Comme on peut. D’où le sous-titre de l’ouvrage (Des contradictions insurpassables)

On retrouve ici, rigoureusement résumée, toute l’approche des questions philosophiques majeures, adoptée par Francis Kaplan. Mais d’où lui est venue cette posture philosophique ? Je savais, car il me l’avait dit maintes fois, qu’il avait, dans son jeune âge, songé à devenir rabbin, suivant ainsi le magnifique exemple de son illustre père, le regretté grand rabbin de France Jacob Kaplan (ZaL). Certes, il a dévié de la voie suivie par son père mais j’ai pu constater que son érudition hébraïque était considérable. Il avait passé un an au séminaire rabbinique de France. Mais son esprit n’était pas orienté de cette manière, il voulait découvrir, conquérir des vérités et non point les recevoir pour les transmettre. Pourtant, il était très attaché à la notion de tradition. Toutefois, même quand il a préfacé ma version française du livre de Léo Baeck (Das Wesen des Judentums, 1905, 1922) il ne m’a jamais confié sa propre conception de la religion d’Israël…

Et d’ailleurs, chaque fois que je le rencontrais, c’était à l’occasion des offices religieux, notamment les samedis matins à la grande synagogue rue la Victoire. Nous évoquions alors les grandes questions philosophiques induites par les péricopes bibliques de la semaine ; je lui apportais le peu que je savais en philosophie médiévale juive et arabe (principalement Maïmonide et ses commentateurs) ainsi qu’en philosophie judéo-allemande du XIXe siècle et du début du XXe, tandis que lui m’expliquait son approche de Pascal et de Spinoza. Et je découvre, ce que j’avais entièrement oublié, que Francis avait eu la gentillesse de rendre compte de sept de mes ouvrages portant sur la philosophie médiévale juive et le renouveau de la philosophie juive dans l’Allemagne du XIXe siècle… Il l’a fait avec beaucoup d’amabilité, sans jamais dire qu’il s’agissait parfois d’œuvres de jeunesse.

Ce volume d’hommages montre aussi que Francis s’intéressait beaucoup à l’art et à la poésie. Il a laissé quelques volumes d’anthologies de la poésie française. Il s’intéressait aussi, mais discrètement, à la politique et au mouvement des idées de son temps, sans jamais chercher à se faire connaître par la médiatisation. Ce n’était pas son genre, qu’on en juge d’après cette brève citation :

Dans Des singes et des hommes j’ai montré qu’il y a des passages inexplicables de la matière à la vie, de la vie à la conscience, de la conscience à l’universel. Dans cette même page, on trouve une autre déclaration prouvant qu’il n’était pas homme à parler de sujets qu’il ne maitrisait pas : A ce propos, puisque je parlais tout à l’heure de problèmes que j’avais mis des années à résoudre,, il y a un problème que je n’ai pas résolu et c’est pourquoi je n’ai rien publié à ce sujet. Avec le problème de la vie, j’ai trouvé heureusement, le concept de bricolage.

Francis précise qu’il lui est parfois arrivé d’attendre presque un demi siècle avant de revenir sur une question difficile, demeurée insoluble, et de lui consacrer enfin un article. C’est dire si cet homme prenait très au sérieux la fonction de philosophe et était à des années-lumière de nombre de philosophes autoproclamés…

On découvre aussi dans cet excellent ouvrage que Francis était passionné par les mathématiques et que, dès la classe de troisième, il lisait des manuels de Math. Spé…

Il m’est difficile de revenir sur tous les sujets traités ici. Juste une brève mention des grandes subdivisions de l’ouvrage, qui montrent le vaste spectre, les grands cercles d’intérêt de notre éminent collègue : la vérité, le temps et l’espace, l’homme, la vie, la religion et la politique. L’essentiel est là, même si, connaissant la sensibilité de Francis et le milieu qui l’a produit, j’eusse souhaité une rubrique sur le judaïsme ou la philosophie juive. Il en a bien parlé, notamment dans certaines recensions d’ouvrages, parues dans des revues confidentielles. Je pense qu’une certaine pudeur l’a empêché de trop s’étendre sur le sujet ; il est évident que son livre sur Pascal et quelques autres portent cette marque de retenue. Mais cette absence ou cet oubli ne dépare nullement le résultat global obtenu.

Le tout premier article porte pour titre la méthode Kaplan ; Francis avait une approche claire du sujet à traiter et du débat subséquent qui pouvait en résulter. Il commence par examiner toutes les positions préexistantes qu’il soumet à une critique implacable. On a l’impression qu’il y a dans cette méthode du Platon, de l’Aristote, du Descartes et même du Hume, tant rien n’échappe à son œil critique. Un Salomon Maimon aurait parlé, lui, d’un système de coalition : prendre chez toute une série de philosophes certains aspects de leur pensée, réorganiser ces éléments épars en profondeur et se forger ainsi une philosophie… à l’abri des critiques. Dans son article sur La vérité et ses figures, Monsieur Vieillard-Baron, proche ami de Francis, parle de clarté dans la simplicité.

Ce beau volume d’hommages a au moins une spécificité il ne comprend que des contributions sur des sujets auxquels Francis Kaplan s’est intéressé. Ce qui explique que n’y figurent pas un grand nombre de collègues historiens des idées ou philosophes qui y auraient eu leur place si l’on avait opéré avec d’autres critères moins restrictifs. Le second fait discriminant tient au fait que FK était un authentique philosophe, un esprit qui pense et non pas un simple doxographe ou un historien de la philosophie. Francis a été un vrai philosophe, nourri par sa grande érudition sans que cette dernière ne lui a jamais servi de faculté de jugement. C’était un esprit original et indépendant.

Certains textes m’ont attiré plus que d’autres mais j’ai apprécié l’étude sur l’essentialisme, sur la vérité et ses figures, l’espace-temps, sans oublier la prise de position concernant Heidegger dont le titre est assez explicite : Pour en finir avec Heidegger…

Dans cet article Francis instruit avec rigueur le procès du nazisme de l’auteur de Sein und Zeit et s’n prend sans ménagement à ses partisans de ce côté-ci du Rhin. Il souligne certaines analogies scandaleuses utilisées par Heidegger pour relativiser la Shoah. Et se pose à Francis la sempiternelle question, demeurée sans réponse, à savoir comment un grand philosophe (il lui dénie cette qualification énergiquement) pouvait-il cohabiter avec un individu peu recommandable, dans une même et unique personne ? FK cite quantité d’éléments à charge et pourtant on ne cesse de croiser dans les allées de la philosophie des thuriféraires d’un penseur, réputé avoir été nazi ? Ce qui me choque, ce n’est pas vraiment que ce philosophe ait été proche de l’idéologie nazie, c’est qu’il n’ait jamais ressenti le besoin moral de demander pardon… Il est mort comme il a vécu : dans le déni de ce qu’il avait été. Et je l’écris en admirateur de sa réflexion philosophique. On peut être un penseur profond et un petit homme…

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