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Kahina Bahloul, mon islam, ma liberté. (Albin Michel)

 

Kahina Bahloul, mon islam, ma liberté. (Albin Michel)

La lecture de ce sympathique petit livre, œuvre d’une jeune femme désireuse de devenir imame, la première en France, doit se faire en gardant constamment en mémoire le titre lui-même qui comporte deux fois l’adjectif possessif à la première personne, donc une certaine dose de subjectivité….

Et, en effet, j’avais oublié cette règle et ai failli interrompre ma lecture, car j’étais contrarié par la juvénile immaturité de l ‘auteure qui, sur des pages et des pages, commence par nous infliger une autobiographie sur fond de roman familial. Or, j’avais précédemment l’impression que l’objet du livre était d’introduire l’analyse des sciences humaines et de l’histoire des religions comparées dans l’étude contemporaine de l’islam… Afin d’en faire une religion en accord avec son temps. Et tout ceci laissait croire qu’il n’en était rien puisqu’on voit se dresser devant nous une personne qui se croit investie d’une mission puisque même son prénom, la kahina (prophétesse, prêtresse) serait en quelque sorte prédestiné.

 

Kahina Bahloul, mon islam, ma liberté. (Albin Michel)

 

La kahina est un prénom arabisé et provient probablement du féminin de cohen, signifiant en hébreu le prêtre, ou l’homme qui sert le culte divin dans le sanctuaire. Mais tout ce qu’on croit savoir de cette figure légendaire relève plus de la légende que de l’Histoire. Certains la croient juive, d’autres musulmane, mais tous s’entendent pour dire qu’elle fut une redoutable guerrière au début de sa carrière avant de succomber sous les coups de ses ennemis, et non sans avoir au préalable, conseillé à ses deux fils de prendre le turban.

Mais je m’empresse d’ajouter qu’après avoir entamé la lecture des parties suivantes, le malaise s’est dissipé, je retrouve la sérénité et le plaisir de voir de quoi il retourne dans ce livre.

Je suis un spécialiste à la fois de la philosophie judéo-arabe du Moyen Âge et de la philosophie judéo-allemande du XVIIIe siècle au milieu du XXe. J’ai soutenu ma thèse de doctorat d’Etat sur La philosophie de Maominde et ses commentateurs averroïstes… Ce qui me permet de parler de la pensée religieuse et philosophique des grands maîtres de l’islam..

Cela posé, donnons la parole à l’auteure qui éclaire bien son objectif : Fonder le courant libéral n’a pas pour objectif de faire table rase de la tradition et de la production intellectuelle musulmane jusque-là.

Et un peu plus loin, à la fin d’un important chapitre : Il est possible d’embrasser la modernité par un islam ouvert et précurseur qui affirme la concordance entre la tradition, la culture, la foi, ses principes et le monde dans lequel nous vivons. Un islam qui accorde à la connaissance une place prépondérante, car la connaissance est nécessaire à la conscience, la compréhension est indispensable à l’observance des rites.

Qu’on soit ou non d’accord, c’est nettement mieux que de supposées filiations, les unes plus illustres que les autres, et surtout cela montre enfin que le titre du livre tient ce qu’il promet.

Ce que cette jeune femme souhaite, c’est modifier dans un sens plus favorable l’évolution de sa religion de naissance. Pour en faire un humanisme, comme il existe un humanisme biblique et un humanisme évangélique. Elle montre que les hommes droits, amoureux tant de la paix que de la vérité, ont le plus souvent été réduits au silence par des adversaires, gardiens sourcilleux de l’orthodoxie, autour d’un dogme , le Coran conçu comme incréé. Ce qui le soustrait eo ipso à toute critique des humains. Cela s’appelle en langage de théologien, le rôle ancillaire au service de la foi, et faire de la pensée libre la servante des dogmes religieux.

Il me semble cependant que, malgré toutes ses qualités, l’auteure ne va pas assez loin dans l’analyse, notamment sur la question essentielle suivante : pourquoi cette chape de plomb qu’elle voudrait éloigner, se maintient-elle avec prédilection dans cette religion spécifique et pas dans d’autres ? Même si, il faut bien le reconnaître, des réflexes presque similaires existent aussi dans les autres églises : le thème talmudique de la Tora qui vient du Ciel (Torah min ha-shayim) n’est pas sans rappeler un petit peu l’idée d’un Coran incréé… Mais je me dois d’ajouter, par respect pour la vérité historique, que deux millénaires d’exégèse talmudique serrée ont montré que les humains avaient aussi leur mot à dire.

Donc, cette écrivaine a encore du travail devant elle. Au Moyen Âge, l’islam a connu son siècle des Lumières avec des penseurs comme ibn Tufayl et Averroès pour ne citer que les figures les plus connues. Le premier a fourni la toute première critique des traditions religieuses et surtout de la Révélation (tanzil) dans sa célèbre allégorie philosophique Hayy ibn Yqzan où un solitaire dans une île déserte découvre par lui-même, sana aide extérieure ni tradition religieuse, les réalités de notre monde sensible et du monde divin… Donc, l’apport d’un penseur andalou à la culture européenne est indiscutable ; mais pouvons nous en dire autant pour ce qui est de sa propre communauté religieuse ? C’est là toute la question. Et ce fut ce même ibn Tufayl qui présenta le jeune Averroès au calife Al-Mu’imin.

Et il en va de même d’Averroès en personne. Il fut lui aussi un véritable pionnier dans l’élucidation des rapports discutés entre la raison et la foi. Il a ouvert avec son Traité décisif une large perspective mais ne fut pas suivi par les siens, même si certains de nos collègues islamologues lui suscitent une pléthore d’héritiers imaginaires dans sa propre communauté religieuse. Averroès le philosophe n’a eu d’héritiers que chez les juifs et les chrétiens. Et son meilleur diffuseur n’est autre que Moïse de Narbonne (1300-1362). Ce profond penseur juif a aussi largement commenté l’épître Hayy bin Yaqzan d’ibn Tufayl… Ce trio Averroès-ibn Tufayl-Moïse de Narbonne n’est pas le fruit du hasard… Il me fait même penser après coup à la richesse des origines de l’auteure…

Elle est parfaitement fondée à réclamer une place pour la femme dans le service religieux islamique. Cela me rappelle une leçon que m’administra un vieux Père maronite lorsque nous parlions de la nécessité pour l’islam d’être enfin une religion comme les autres. Et la place de la femme dans la société musulmane figurait en toute première ligne. Selon ce saint homme, trois conditions doivent être remplie pour que l’islam coexiste pacifiquement avec les autres confessions sur toute la surface du globe :

  1. une stricte égalité entre l’homme et la femme
  2. le rejet de tout exclusivisme religieux
  3. la critique textuelle du Coran

Ces trois points dont le dernier est certainement le plus difficile à concrétiser, mettraient la religion islamique au même niveau que les deux autres monothéismes. Et je comprends que l’auteure du présent ouvrage y soit sensible. Au fond, cette trinité résumé bien son propos.

L’auteure cite un certain nombre d’occurrences du terme IMAM dans le Coran. Elle envisage ensuite les cas où une telle fonction a été permise à une femme dans un contexte bien précis. Elle constate qu’en dépit de l’absence de la moindre condamnation consensuelle, ayant force de loi, du magistère religieux féminin, un certain nombre de théologiens conservateurs ont fantasmé sur le corps de la femme…

On peut, mais c’est vraiment un cas-limite, se laisser convaincre par le raisonnement exégétique contre l’exclusion de la femme du magistère religieux musulman, mais les partisans de la thèse adverse ont eux aussi bien des munitions entre leurs mains. Et puis, il y a le poids de la tradition qui a avalisé cet aspect des choses. On vit la même chose se produire dans la littérature talmudique qui va jusqu’à dire que la voix de la femme est une nudité, d’où l’exclusion des chœurs mixtes dans les synagogues orthodoxes… (kol ba-isha erwa)

En ce qui concerne le voile, le plaidoyer est plus émouvant que convainquant, mais il tout de même retenu mon attention. Le corps féminin continuera encore durant longtemps à stimuler l’imagination d’un certain type d’hommes… Mais quant au port du voile, bien avant la civilisation islamique, il suffit de s’en référer au livre de la Genèse lorsque la matriarche Rébecca, la fiancée promise au patriarche Isaac, parvenue dans sa future maison, aperçoit son mari. Et que dit le texte, le texte hébraïque très clairement : elle saisis le voile et s’en couvrit (le visage)( va-tikkah et ha tsa’if wa titkas). Plus proche de nous, Tertullien (vers 200) dit que l’on reconnaissait en Afrique du nord les femmes juives à leur chapeau… pour cacher leur belle chevelure.

Les choses ne sont donc pas simples, même si les développements de l’auteure contribue réellement à nous éclairer.

Quand on entreprend de parler d’une religion si difficile à saisir dans son essence, on doit éviter un écueil majeur : l’interpréter comme on voudrait qu’elle fût au lieu de se contenter de la décrire telle qu’elle se présente à nous dans les faits. Et je pense que l’auteure est animée des meilleures intentions.

Un phrase d’Ernest Renan (que j’emprunte à mon livre Renan, la Bible et les Juifs (Arléa, 2011) qui dit ceci : la Vérité n’a pas de religion mais le savant, lui, en a une… A méditer.

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