Philippe Pétriat, Aux pays de l’or noir. Une histoire arabe du pétrole (Gallimard)
Voici une histoire détaillée de l’exploration, de l’extraction, de la prospection et de l’exploitation d’une énergie fossile absolument indispensable pour l’essor économique de l’Occident. Elle se veut très bien documentée, et on en oublierait presque le ton excessivement militant de l’auteur qui insiste, dès son introduction, sur l’égoïsme des puissances occidentales, guidées prioritairement par leurs intérêts, exclusivement. Donnons la parole à l’auteur afin d’être sûr de ne pas trahir sa pensée :
Une recherche biographique sur Abdallah al-Tariqi, figure clé du nationalisme pétrolier à l’échelle du monde arabe, a été ainsi le point de départ de cet ouvrage. La redécouverte récente de la carrière et des grandes ambitions de ceux que l’on appelle «les hommes du pétrole arabe» et de leurs homologues des pays en voie de développement des années 50-60, met fin aux face-à-faces avec l’Occident américain ou européen dans lequel est encore trop souvent emprisonnée l’histoire du pétrole au Maghreb et au Proche-Orient
Philippe Pétriat, Aux pays de l’or noir. Une histoire arabe du pétrole (Gallimard)
On peut comprendre ce ton militant qui dénonce une attitude injuste et immorale des puissances occidentales (Europe, et Etats Unis d’Amérique) à l’égard de ces fils du désert qui étaient assis, sans le savoir vraiment, sur un tas d’or… noir ! Il est vrai aussi que par l’intermédiaire des grandes compagnies pétrolières, les puissances coloniales se sont immiscées dans l’exploitation des sous-sols irakiens par exemple (Mossoul, Kirkuk, etc…) ; en ce temps là, l’empire ottoman qui régnait dans ces gigantesques champs pétrolifères, ne contrôlait plus rien. Une vie moyenâgeuse s’était abattue sur toutes les dépendances de cet empire où la corruption était endémique. Les autorités ottomanes avaient octroyé des concessions à des familles qui exploitaient de manière artisanale les richesses minières. Donc avec un très faible rendement. Certes, il y eut, dès le début, des injustices mais sans l’aide européenne et américaine, les Arabes n’auraient jamais pu exploiter leurs richesses pétrolières et gazières à une telle échelle. Mais cet entrisme occidental n’était pas toujours bien vu. Il y eut des contestations émises par le personnel religieux d’Arabie saoudite : les ulémas ne voyaient pas d’un très bon œil cette invasion technique des Occidentaux dans le royaume censé abriter les lieux saints de la Mecque et de Médine… Les gouvernants durent en tenir compte, ménageant la chèvre et le chou .
Les développements hérités de la Première Guerre mondiale vont bouleverser la donne, ce que l’auteur résume fort bien en ces termes : Les décisions politiques et économiques des vainqueurs de la Première Guerre mondiale accélèrent le passage en des mains étrangères d’intérêts pétroliers qui, s’il ne sont plus ottomans, commencent à peine à être identifiés comme des intérêts nationaux arabes… Bel hommage à un panarabisme pétrolier.
Le point est juste, très bien vu, mais on sent une certaine rancœur, une amertume qui nourrira cette haine arabe de l’Occident chrétien, perçu comme un grand prédateur qui a fait main basse sur les richesses d’une autre civilisation, en l’occurrence arabe. Mais au fond, ne peut-on pas inverser le courant qui consiste à toujours invectiver un Occident prédateur s’acharnant sur un monde oriental, incapable de gérer au mieux ses propres richesses ? Ne peut-on pas affirmer que ces mondes arabo-musulmans, réputés pour leur désunion de toujours, ont commis des contresens historiques gigantesques, se liguant contre un petit état d’Israël qui les a tous défiés et battus ? Au point de devenir une start up nation… Ce tropisme est le résultat d’une approche biaisée du problème. Imagine-t-on ce que serait la situation des Arabes sans les guerres de 67, de 73 et de tant d’autres campagnes militaires ?
L’auteur effleure le sujet dans sa conclusion dont je cite quelques phrases instructives : Des premiers congrès arabes du pétrole jusqu’aux nationalisations autour de 1970, le pétrole constitue avec la Palestine la grande cause qui réunit les gouvernements et mobilise les sociétés arabes. Et les échecs de l’usage de l’arme pétrolière, ceux de la lutte contre Israël. Le pétrole manifeste aux yeux de bien des citoyens, l’état de leur monde arabe, ses motifs d’espérance comme de division.
En termes moins bien choisis, l’auteur signe la faillite complète de tous les Etats arabo-musulmans qui ont tout misé sur une prétendue cause palestinienne, oubliant de faire une saine analyse de l’histoire et de la réalité. Aujourd’hui, tous ces Etats sont mieux inspirés puisqu’ils normalisent leurs relations avec l’état juif.
Dans ce livre si bien documenté, on en oublierait presque le parti pris, l’auteur fait aussi œuvre de sociologue du pétrole : je veux dire les transformations parfois brutales et nocives de cet afflux de pétrole dans une société traditionnelle, tribale où la plupart des habitants n’ont jamais quitté les quatre coudées de la vie tribale. Et voilà que la dureté des temps ou simplement la crise économique les conduisaient à œuvrer aux côtés d’hommes, issus d’autres tribus et dans un environnement tout à fait nouveau. L’auteur exploite à cette fin des romans d’intellectuels arabes, conduits à s’interroger sur ce phénomène qui va détruire toutes les structures traditionnelles. Les villages et les villes elles-mêmes sont appelées à perdre leur physionomie d’anciens havres de paix et de calme. Si la prospection et la production sont aux portes, il est difficile de les ignorer ou de refuser de cohabiter avec elles.
Il est un autre aspect, au plan régional cette fois, qu’il ne faut pas perdre de vue : le voisinage qui se révélera encombrant par la suite, du pétrole … iranien ; il fera parfois figure de rival du pétrole arabe. Et il y a aussi l’existence ou non de sites de raffinage implantés dans le voisinage. L’écologie n’existait pas vraiment, même au tout début de l’extraction, les populations les plus exposées s’étaient plaintes des dangers inhérents à cette industrie. Il s’agissait de préserver la qualité des nappes phréatiques tant pour les habitants que pour l’agriculture…
C’est une véritable révolution, à bien des égards, que ces régions pétrolières arabes ont vécue, et notamment l’émergence d’une classe ouvrière qui ne tarda pas à formuler ses propres revendications, ses augmentations de salaire et certaines conventions réglant leurs conditions de travail. Ces ouvriers, le plus souvent sans qualification, ne disposaient que de leur force de travail pour vivre et entretenir leurs familles. Or, souvent, les compagnies d’exploitation du sous-sol les licenciaient à leur seule convenance sans tenir compte d’un minimum de dignité de ces populations vivant dans la précarité. Voyons le cas du logement ; dans une ville comme Kirkuk qui, en trois décennies, a vu sa population sextupler, il n’était pas très facile de trouver un logement. N’oublions pas la nécessaire cohabitation de populations si différentes : les Britanniques qui jouent au Tennis sous le regard médusé de fellahs ou de membres de tribus vivant dans le désert…
Ce qui fait le grand intérêt de ce livre de Philippe Pétriat, c’est qu’il analyse en détail tous les aspects de la réappropriation par les Arabes de leur pétrole. Au fond, même lorsqu’ils en étaient les propriétaires légitimes, ils n’en maîtrisaient pas encore entièrement tous les processus , notamment les royalties qui devaient leur être versées. Et dans ce domaine, une collaboration des Arabes avec les Vénézuéliens s’avéra une véritable bénédiction : beaucoup de jeunes ingénieurs et économistes arabes effectuèrent des stages hautement qualifiants au ministère vénézuélien des pétroles… Et par-delà cette formation, les Vénézuéliens firent comprendre à leurs homologues arabes combien il était juteux de se concerter ensemble pour fixer le prix du baril. L’union fait la force. Et comme cela se passait à une époque où la moindre goutte de pétrole était précieuse, les Occidentaux étaient prêts à payer n’importe quel prix…
Il y a aussi dans ce livre un long paragraphe sur la guerre des six jours et ses conséquences. On lit que le pétrole a joué un rôle d’arme de l’embargo qui n’a pas tenu longtemps. Malgré les cris de Nasser, les velléités du Koweït et de quelques autres (comme l’Algérie) le pétrole, comme arme, n’a pas fonctionné, signant l’incapacité des Arabes à s’entendre entre eux. Mais la cause palestinienne a hélas galvanisé les Arabes qui se cherchent toujours des héros douteux comme Nasser et tant d’autres.
Il est un point que Philippe Pétriat développe considérablement, vu son importance pour le sujet, c’est le cycle de nationalisations des compagnies pétrolières décrétées par les pays producteurs. Et cela se passa à partir des années 70. Trois pays (AIL) l’Algérie, l’Irak et la Lybie seront le fer de lance de cette offensive inédite. IL serait trop long d’en parler dans le détail, mais on peut déjà relever que l’Algérie joue, dans ce groupe, un rôle de premier plan, au point que certains ont parlé de l’arrogance de la délégation algérienne… Ce qui n’est pas si loin de la vérité historique.
L’abondance de pétrole, une bénédiction ou une malédiction ? Voici ce qu’écrit finement l’auteur : La stratégie économique suivie au nom de l’indépendance et du nationalisme par les pays arabes les rend paradoxalement plus dépendants du marché mondial. C’est vraiment parler de sagesse. D’ailleurs, tous les Arabes producteurs dans leur totalité n’ont jamais vraiment respecté l’embargo dans les faits : les Saoudiens ont continué à approvisionner la marine de guerre US dans le Golfe et leur ministre du pétrole, le cheikh Yamani optait publiquement pour l’entente et la négociation. Mais les Américains n’étaient pas désarmés car ils avaient menacé de stopper les exportations de denrées alimentaires vers les pays arabes qui ne pouvaient pas s’en passer sans risque de famine. . On comprend mieux leurs hésitations d’aller plus loin.
Quelques réflexions sur toute cette affaire dont les tenants et les aboutissants ont changé en profondeur le paysage politique et économique. Si les Arabes avaient usé de leur pétrole avec un peu plus de discernement, la face du monde en eût été changé. Ils auraient mieux servi leurs peuples au lieu de les priver des libertés fondamentales. Nous n’en serions pas là aujourd’hui. Le pétrole était l’instrument le mieux adapté pour apaiser les tensions et favoriser la paix dans cette vaste région. Yamani l’avait dit dans sa sagesse : le monde a besoin de notre pétrole mais nous aussi avons besoin du monde…
Au début des années vingt eut lieu, au domicile privé du ministre Walther Rathenau dans la banlieue résidentielle de Berlin, , une réunion de plusieurs dirigeants juifs d’Allemagne dont Kurt Blumenfeld et Albert Einstein. Ces deux derniers essayèrent en vain de gagner le courageux ministre de la République de Weimar à la cause sioniste. A cette occasion, ce grand homme politique émit l’avis que le sionisme était une cause embaumée, une momie. Ce n’est évidemment pas le cas, mais bien celui des Palestiniens qui ont entraîné dans leur chute tous leurs amis arabes. Il faut espérer que cette manne pétrolière ne soit pas une rente pour quelques uns mais qu’elle contribue à changer ce monde oriental et à paver la voie à la modernité…