Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d’expression. (Albin Michel, 2021)
Moins connue du grand public que certains de ses collègues très médiatisés, en raison précisément du sérieux de ses travaux et de la profondeur de ses analyses, Monique Canto-Sperber est une éminente spécialiste de philosophie morale, une rareté d’autant plus remarquable que la spéculation philosophique contemporaine contourne généralement de telles problématiques, devenues suspectes aux yeux de nos sociétés sécularisées. C’est que nombre de libertés ont été gagnées par des sociétés civiles, donc arrachées à la sphère du religieux.
Monique Canto-Sperber, Sauver la liberté d’expression. (Albin Michel, 2021)
Comme par exemple la liberté d’expression, conquise contre l’influence de l’Eglise que l’on assimile la plupart du temps à la liberté de dire une chose et son contraire. Du temps de la coercition religieuse, c’est contre le magistère religieux que l’on proclamait le doit de s’exprimer librement…
Mais cette liberté fondamentale d’exprimer son opinion, de prendre part à tous les débats quand on a quelque chose à dire, cette liberté d’être partie prenante dans l’exercice d’un magistère religieux, est-elle vraiment menacée ? Elle l’est réellement, c’est ce dont il faut bien convenir avec l’auteure une fois qu’on a lu attentivement ses développements et suivi ses raisonnements.
La constitution de cette liberté d’expression est relativement récente un peu plus de deux siècles. J’ai donné plus haut l’exemple du magistère religieux et des convictions de même nature, parce que l’Eglise, notamment catholique, régentait les esprits durant de longs siècles et dressait des digues sur la voie des libertés individuelles, notamment la liberté de conscience. On peut s’étonner d’évoquer cette liberté au pluriel, pourtant c’est bien cette forme qui a fini par s’imposer dans les débats actuels.
Dès son introduction, exemple de clarté et de bonne méthode, l’auteure envisage les formes les plus contestables, les plus discutables de cette liberté d’expression. Comment se comporter face aux débordements des réseaux sociaux actuels qui, sous couvert d’anonymat, déversent sur leurs opposants des tombereaux d’injures et d’insultes, parfois diffamatoires, et se font passer pour l’expression de la liberté d’expression. Se pose alors la question de savoir si, par exemple, le négationnisme, le rejet de la réalité de la Shoah peut être assimilée à une simple opinion. Du coup, on pourrait se retrouver en présence d’un délit d’opinion. Le législateur a dû intervenir pour dire qu’une telle négation n’est pas une opinion mais un crime passible des tribunaux…
Que dire aussi de la tyrannie des minorités agissantes qui s’en prennent à quiconque n’est pas de leur avis, en traînant en justice des individus isolés, incapables, faute de moyens, d’assumer des frais d’avocat et, de ce fait, réduits au silence… Sommes nous toujours dans le cadre du droit car face à la liberté il y a le droit qui se rappelle au bon souvenir de tout contrevenant. Bref, la question n’est pas si simple et l’auteure de ce bel ouvrage nous l’explique dans tous ces chapitres.
Et justement, la lecture attentive du premier chapitre nous plonge dans une sidération absolue : on y découvre une liste impressionnante d’orateurs empêchés de parler dans des enceintes universitaires, bien qu’ayant été invités à prendre la parole, soit par des collègues, des autorités de l’institution ou de simples étudiants. Ce qui frappe, c’est l’interdiction motivée par des considérations arbitraires, comme l’opposition idéologique, raciale ou religieuse. Ou pour tout autre motif. Et cette interdiction de s’exprimer se dit au nom d’une autre liberté.
Cette perversion d’une grand vertu, d’une liberté de s’réprimer, commence à se propager dans nos universités et établissements d’enseignement supérieur. L’auteure rappelle sa propre mésaventure lorsqu’elle était à la tête de l’Ecole Normale Supérieure (ENS).
Les opposants sont d’avis, dans ces cas là, que ceux qui oppriment le peuple n’ont pas le droit de s’exprimer. Ce qui est littéralement pure folie. L’exemple d’un ancien président de la République est rappelé : il fut empêché de prononcer une conférence et son ouvrage fut mis en pièces… dans la bonne ville de Lille ! L’épouse d’un ancien Premier ministre socialiste fut empêchée de prendre la parole en raison de ses réserves à l’égard de la GPA et PMA…
Mais c’est dans les universités US que le mal est le plus répandu : je ne veux pas, dans une telle recension, reprendre des faits divers mais c’est terriblement bouleversant de voir comment des minorités peuvent tout paralyser ou faire annuler des événements au motif que cela cause du tort à leur sensibilité ou à leur dignité… Certains hommes noirs vont même jusqu’à rejeter une positive action (aide spécifique en raison d’oppression antérieure) au motif que cela leur rappelle une lointaine époque au cours de laquelle leurs parents ou leurs ancêtres étaient écartés de toute promotion sociale. Et ce seul souvenir leur rappelle l’esclavage au temps jadis. On ne peut pas rentrer dans tous les détails mais cette cancel culture a des effets ravageurs. L’université se trouve dévoyée alors qu’elle est censée transmettre des savoirs, élargir l’horizon intellectuel, parachever les méthodes d’analyse, etc… Ce qui est frappant, c’est que ces petits groupes tyranniques, parviennent à ruiner des carrières et à forcer les pseudo coupables à la démission. Enfin, on évoque aussi le BDS qui boycotte Israël, allant jusqu’à refuser que l’on donne la parole même à des intellectuels qui critiquent le gouvernement israélien … Comme le remarque l’auteur, c’est l’existence même de cet Etat juif que l’on cherche à nier. Il faut vraiment souhaiter que cette idéologie intimidante et incriminante ne franchisse plus l’Atlantique .
Mais la liberté d’expression n’est pas une valeur absolue et connaît certains paradoxes : est-il aussi grave d’exprimer son opinion personnelle, parfois transgressive, en privé plutôt qu’en public ? Par exemple, si quelqu’un développe un argumentaire anti-avortement en privé, est-il aussi condamnable que s’il le faisait sur Internet ? L’auteure cite le cas d’un brillant journaliste US qui dut démissionner après que des féministes avaient découvert dans les archives une telle profession de foi (un avortement est un crime) ? L’auteure en déduit avec raison que les raisons du recrutement de ce rédacteur (un esprit libre, brillant, anticonformiste) furent les mêmes que celles de son licenciement… Quel paradoxe !
Il est intéressant de voir aussi certaines jurisprudences car la situation n’st pas simple ; comment déterminer avec clarté que certains avancent masqués, évitant les attaques frontales, n’appelant jamais un chat nu chat mais ne manquant jamais de fournir une foule de détails permettant de savoir de qui on parle ; ceci vaut en France pour la désignation par les hommes politiques d’un islamisme militant qualifié de communautarisme. Or, quand on recourt à ce vocable, nul ne doute un seul instant, nul n’ignore qui se cache derrière ce terme.
Le cas de deux rédacteurs de libres opinions du NYT, le plus beau fleuron de la presse américaine, qui furent successivement licenciés parce qu’ils avaient fait leur travail, à savoir respecter la liberté d’opinion, a mis en lumière une triste vérité : un journal doit s’identifier à l’opinion majoritaire de ses lecteurs ; que devient alors la liberté d’expression puisque certaines idées ne méritent même pas d’être discutées dans un parloir du journal, prévu à cet effet ? Il n’existe pas de liberté d’opinion sans diversité.
Au fond, la liberté d’expression permet à des intellectuels !principalement (mais aussi à des artistes et à des chanteurs) de corriger les erreurs et les abus de pouvoir des puissants, ou des erreurs judiciaires célèbres, comme l’affaire Dreyfus où une partie de la hiérarchie militaire ne voulait pas connaître la vérité. Sans remonter à Périclès, Galilée et à tant d’autres grandes figures historiques qui eurent à se battre pour rétablir la vérité, parfois seulement à titre posthume, on est impressionné par le rôle joué par les réseaux sociaux dans la chute de quelques tyrans contemporains en Egypte et en Tunisie… Ceci est aussi une retombée de la liberté d’expression dans le sens le plus large du terme… Il est intéressant de noter l’émergence rapide de deux expressions que l’on ne trouvait pratiquement jamais dans la presse arabophone de ces pays, à savoir houriyat al raï wa-houriyat al-ta’bir : liberté d’opinion, liberté d’expression…
Le chapitre 3 qui est remarquablement bien écrit, m’a fait penser à l’ouvrage de Moïse Mendelssohn, figure de proue de l’Aufklärung berlinoise, Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme (Berlin, 1783), dans lequel l’auteur s’inspire bien des idées de John Locke sur la tolérance. L’idée de Mendelssohn en fait un annonciateur lointain de la laïcité : il faut un découplage entre les convictions religieuses d’un homme et ses réelles compétences pour occuper un certain emploi dans la société civile. Ce qui revient à la séparation de l’église et de l’état. MCS a aussi bien vu que souvent on parle de la genèse religieuse du politique. De même que Carl Schmitt a montré dans son recueil intitulé Politische Theologie que les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui sont le fruit d’une sécularisation de préceptes antérieurement religieux.
La liberté d’expression, est, nous dit-on, limitée par le tort que l’on pourrait causer à autrui. Ceci nous renvoie à une problématique centrale, celle du mal. Qu’est ce que le mal ? Une tradition chère à mon cœur en a donné une définition assez satisfaisante, avec pour arrière-fond l’exégèse du verset du Lévitique qui prescrit d’aimer son prochain comme soi-même. Mais ce n’est simple qu’en apparence. Le talmud en fournit l’exégèse suivante : ce qui est haïssable à tes yeux, ne le fais pas à ton prochain (en araméen dans le texte : ma de sanéh alékha al ta ‘abed la-haverkha…)
En conclusion de ce long compte-rendu, on peut dire que l’auteure met en évidence sous nos yeux, toutes les implications, même les plus inattendues et les plus paradoxales, de cette notion de liberté d’expression : peut-on tout dire, tout montrer, tout exposer ? Peut on donner la parole à des meurtriers, des soldats sanguinaires, bref à des criminels en tout genre, au motif qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres ? Et le tout au nom de la liberté d’expression ou en se fondant sur ce faux argument qu’on perçoit si souvent : le public a le droit de savoir…
Je ne peux plus consacrer le moindre espace aux relations entre l’humour et la parole libre. Ce livre nous apprend tant de choses. Notamment comment faire pour que la liberté d’expression ne donne pas naissance à de nouvelles formes de censure…