Vincent Peillon, Une théologie laïque ? PUF, 2021.
On croit généralement et de prime abord, que Dieu n’est pas l’affaire de la gauche… Pourtant Jaurès avait, en son temps, montré l’importance qui revient à ce sujet. En entreprenant la lecture de ce talentueux ouvrage, je me suis attardé sur les deux citations placées en exergue, où il est question d’élargissement par opposition à l’emprisonnement dont est victime la divinité. Cela m’a fait penser à Renan (que Jaurès critiquait infra) en personne qui recommandait d’élargir le sein d’Abraham, une demande, qui, si elle avait abouti, il y a deux mille ans, aurait épargné à l’humanité ce douloureux divorce entre judaïsme et christianisme… On peut avoir une approche moderne et sensée de Dieu, sans tomber dans les travers d’une exégèse fondée sur une orthodoxie douteuse et qui ne recule devant rien pour faire triompher ses vues.
Vincent Peillon, Une théologie laïque ? PUF, 2021.
L’autre idée que m’a suggéré cette riche exergue, c’est la notion de théologie politique, chère au juriste Carl Schmitt, l’ancien compagnon de route des Nazis ; en 1904, ce dernier avait réuni en un petit volume (depuis lors traduit chez Gallimard) quatre conférences prononcées sur ce sujet. Il expliquait une sorte de genèse religieuse du politique puisque, selon lui, toutes nos valeurs socio-politiques actuelles seraient le résultat de la sécularisation de thèmes religieux préexistants. C’est dire combien ces deux univers, l’aventure humaine sur terre, d’une part, et la foi protéiforme en Dieu, conçu comme une quête d’absolu, d’autre part, ne sont pas hermétiquement séparés. Et sur ce sujet, le XIXe siècle, comme le riche Moyen Âge, nous donne à réfléchir.
Voici une citation de Jaurès que VP souligne avec justesse dans La question religieuse et le socialisme ; le problème religieux est le plus grand problème de tous les temps, voire de notre temps… Ceci pose donc la question de la laïcité, sorte de foi laïque sur l’essence de laquelle on s’interroge, comme le fit Louis Blanc en s’adressant à Victor Hugo.. Partant, les frontières entre la religion et la société civile sont poreuses, ont une certaine capillarité.
Il est temps de s’interroger sur le sens de la morale dite laïque, sur le terme Dieu lui-même. Au fond, chacun d’entre nous vit cette expérience à sa façon, dans sa vie quotidienne, avec ses espoirs, ses craintes, ses aspirations et ses détestations. Et à y regarder de plus près, il est difficile d’évacuer Dieu entièrement. IL y a peu d’années, Jean-François Colosimo publiait un livre intitulé Aveuglements où il faisait le procès d’une civilisation occidentale qui avait systémiquement déraciné la foi en Dieu, croyant se débarrasser ainsi des méfaits du cléricalisme. En agissant de la sorte, l’Europe des Lumières commettait une faute d’ordre métaphysique dont elle paie le prix aujourd’hui : l’homme semblait être responsable de lui-même, ne devoir son existence qu’à lui-même. Ce qui est une pure folie. Et la sensibilité de Jaurès, telle que l’expose VP, a évité cet écueil puisqu’il cite le nom de Dieu du haut de la tribune de la Chambre et annonce la réédition d’un ouvrage qui en parle, sans y avoir modifié la moindre ligne, même près vingt années d’intervalle.
La religion fait partie de la culture générale. Elle précède la Raison comme le mythe et la légende précèdent l’Histoire. Il faut enseigner l’histoire des religions dans l’école laïque. On doit pouvoir donner des cours de religion à ceux qui le réclament, mais il n’est pas obligatoire de fonder la morale laïque sur des principes religieux. La laïcité, nous dit-on, est ce principe de vie sur lequel se fonde la foi en l’homme, sa valeur en tant qu’être raisonnable et éducable. Il est bon de le rappeler, comparé à ce qu’on entend de nos jours où souvent une morale laïque est conçue comme un principe antireligieux.. Mais toute la question est de savoir dans quelle mesure le recours à la Raison s’accommode des matières religieuses. Il arrive un moment où les deux approches se séparent, mais la laïcité peut effectivement réduire la gravité des oppositions. Cela donne nécessairement une cote mal taillée.
Il est cependant assez difficile de séparer précisément ce qui relève d’une appartenance confessionnelle de ce qui provient d’un sentiment religieux abstrait. L’âme humaine vibre depuis la tendre enfance au son de certaines harmoniques, un peu comme on parle de l’universalité de la loi morale. Elle s’impose à tous naturellement. Elle doit être universelle puisqu’elle est enracinée dans l’âme de chacun. Et cela me fait penser à un verset du livre du Deutéronome (ch. 30) qui se lit ainsi : tu retourneras vers ton cœur et l’Eternel ton Dieu retournera en toi… L’approche religieuse serait une donné e immédiate de la nature humain, profondément enracinée dans son cœur. Hélas, il est loin le temps où l’anthropologie biblique était encore au centre de la spéculation contemporaine… Tout bien considéré, le Décalogue est bien la constitution spirituelle de l’Europe judéo-chrétienne.
Mais pour maintenir en vie cette aspiration, il faut nécessairement une structure, une institution et aussi des guides chargés de «catéchiser» les hommes. Sauf que dans le cas de la laïcité, cette structure n’est pas l’église mais l’école. Et du coup, l’instituteur remplace le prêtre.
VP mentionne au détour d’une phrase l’opinion du rabbin du XIXe siècle, Louis-Germain Levy, selon lequel le judaïsme ne serait pas une religion parmi tant d’autres, mais bien LA religion… Il faut préciser l’opinion de cet auteur qui pratiquait la critique biblique (honnie dans les milieux cléricaux de l’époque) et vénérait le monothéisme éthique des juifs bien plus que la pratique religieuse classique. En 1933, Julius Guttmann, rabbin libéral allemand et éminent professeur d’université, publiait un livre intitulé Die Philosophie des Judentums dont la toute première phrase était la suivante : Le judaïsme est un monothéisme éthique… C’est juste mais que devient le corpus juridico-légal de la Torah ? La question est restée sans réponse, même chez Levinas qui tente de convertir cet ensemble de lois en articles éthiques. L’affaire est assez compliquée car il est presque impossible de dépouiller la religion de son aspect religieux.
Je trouve très intelligente la remarque de Pierre Leroux selon lequel il ne faut pas séparer la philosophie de la religion. Ce fut le pari posé par des figures médiévales aussi remarquables que Maimonide et son contemporain Averroès (Ibn Rushd). On peut dire, sans risque de se tromper que ces champions de la scolastique juive et arabe, respectivement, ont bien compris les limites d’un tel voisinage ; dans son Traité décisif Averroès met en avant ce qui concorde dans les deux traditions religieuses, et le Dieu qui en émerge n’est qu’une pièce maîtresse dans la mécanique céleste, un résultat que les religions révélées ne peuvent pas accepter car il nie simplement la volonté divine. Il faut dire que ces philosophes-théologiens, formés à la Physique et à la Métaphysique d’Aristote ont démontré l’existence de Dieu avec des raisonnements du Stagirite : Dieu est le Premier moteur, immatériel, situé à l’extérieur du monde qu’il met en mouvement… On est loin du Dieu des Evangiles ou du livre de l’Exode, responsable de la sortie d’Egypte… Cependant, VP parle d’une tendance naturelle propre à la religion laïque qui est de remplacer une tradition par la Tradition… Car la religion a toujours été un des principaux piliers de l’organisation sociale. Donc, la science politique, sociale, a aussi des connotations religieuses.
Je ne partage pas la critique que Jaurès fit des thèses de Renan et je me permets de renvoyer à mon ouvrage pour cela, Renan, la Bible et les Juifs (Arléa, 2009). Je veux bien admettre que la théologie laïque n’est pas une resucée de la théologie chrétienne. Alors, c’est quoi ? Ceci : La théologie laïque est une théologie nouvelle, fondée sur une métaphysique et emportant avec elle une politique.
Je ne sais pas si j’ai bien les méandres de la pensée de Jaurès mais le Dieu qu’il recherche et qu’il présente comme étant compatible avec sa pensée, c’est une sorte d’archétype intelligible de l’univers. Cette théorie médiévale, néo-platonicienne à l’origine, a été défendue par l’un des meilleurs commentateurs juifs d’Averroès, Moïse de Narbonne (1300-1362). Les penseurs religieux du Moyen Âge, figures de la tardive Religionsphilosophie qui s’épanouira aux XIXe siècle allemand, cherchaient un moyen de définir rationnellement l’essence divine. Et ils y sont parvenus en établissant une connexion entre l’intellection et les êtres existants sur terre : en se pensant lui-même, en s’auto-intelligeant Dieu intellige tous les êtres sous leur forme la plus noble et c’est cela qui constitue son essence. Il se veut donc présent au monde et cette conception n’est pas vraiment religieuse puisque ce n’est pas la foi mais bien la spéculation, l’intelligence, qui est au centre de ses préoccupations. Et cela va déteindre, si j’ose dire, sur le but ultime de la religion qui n’est plus le respect des obligations religieuses mais l’exercice des facultés dianoétiques . On assiste ici à une sorte de spiritualisation du fait religieux.
Les relations entre Dieu et le mode semblent avoir longtemps retenu l’attention de Jean Jaurès. Reprenant à deux reprises le fameux verset de Saint Paul (En Dieu nous vivons…) Jaurès admet, contrairement à une longue tradition catholique, que Dieu est en tout et partout et n’est donc pas hors du monde. Cette réflexion me rappelle une méditation talmudique sur les rapports entre Dieu et le monde qu’il a créé le Saint béni soit-il est le lieu du monde mais le monde n’est pas son lieu (ha-qadosh baroukh hou mekomo shél olam we eyn ha olam mekomo Je suis stupéfait de découvrir chez Jaurès la même idée et une bien meilleure traduction littérale que j’e donne. Jaurès parle (p 98) du centre idéal de l’univers, le point d’unité de la nature dispersée… C’est presque l’expression d’une sensibilité juive profondément enfouie sous des tonnes de promesses socialistes !
Cette formulation talmudique semble embrasser tout l’ensemble des réflexions sur les rapports entre la divinité et sa création. Le chapitre sur la christologie est probablement le plus délicat à résumer car il a rédigé avec une extr^me prudence. Pourtant, j’y discerne un grand absent, le judaïsme rabbinique en voie de formation lors des premiers siècles chrétiens.
Ainsi la formule de Pierre Leroux que l’ancien ministre affectionne tant : Jésus est donc celui qui « il y a dix-huit siècles, conçut l’idée de l’humanité. Cette déclaration est presque fondée si l’on remplace Jésus par les vieux prophètes d’Israël (Isaïe et Jérémie). Ce sont ces derniers qui créèrent l’humanité historique, qui tracèrent la voie d’une humanité à venir et que les Evangiles ont eu l’intelligence de suivre et de répandre à travers le monde. Par ailleurs, c’est tout cet héritage biblique que fut transféré à Jésus, détaché du peuple de sa naissance…
Mais par-delà cette objection, le Jésus de Jaurès n’a plus rien du Jésus des Evangiles. C’est un Jésus dé-divinisé, loin de sa nature divino-humaine ; difficile d’admettre une théologie (même laïque) sans théocratie. Et quand il y a une théocratie le syllabus n’est plus très loin.
Prenons un simple exemple mais qui est crucial dans la déconstruction de la théologie catholique et qui se trouve chez Renan. Parlant du sens donné par lui à la Résurrection l’auteur de Vide de Jésus, écrivait ceci : Ressusciter, c’est continuer de vivre dans le cœur de ceux qui vous ont aimé… On n’est plus dans les quatre coudées d’une théologie chrétienne authentique.
Ce livre de Vincent Peillon, si stimulant et si riche, va susciter bien des débats et son inestimable mérite est de conférer un haut niveau à ce même débat autour de la laïcité.