François Hartog, Confrontations avec l’Histoire (Gallimard)
Voici un beau livre, écrit par un éminent historien, et surtout un historien qui parle dans son premier chapitre d’une confrontation entre l’historien et le prophète. Enfin, un historien de métier qui trouve normal de s’intéresser à l’Antiquité à la fois païenne et biblique, sans traiter de manière hautaine les matières si riches et si fécondes de l’Ancien Testament. FH replace, pour un temps au moins, le donné biblique au centre de la spéculation philosophique contemporaine, même si, comme il l’écrit lui-même, être du même temps ne signifie pas forcément qu’on est des contemporains…
J’ai un petit regret : si j’avais lu François Hartog plus tôt, j’aurais écrit autrement mon Que sais-je ? intitulé l’historiographie juive…
François Hartog, Confrontations avec l’Histoire (Gallimard)
La littérature biblique se signale par un traitement particulier de tous les sujets historiques, notamment lorsqu’elle parle des générations ou des enfantements (toledot) ou des engendrements, au lieu de parler d’histoire ou de quelque chose de désincarné. L’historien, dans les vingt-quatre livres du canon biblique, est une généalogiste- chroniqueur qui traite du vivant et pas de ce qui est mort ou d’inanimé. Cela se sent dès le premier livre du Pentateuque, le livre de la Genèse, où la biographie du patriarche Abraham est bouclée en moins de quatorze chapitres (de 12 à 25) tandis que celle de Joseph occupe autant d’espace ( du ch. 37 au ch. 50) alors qu’elle est grosse de développements historiques décisifs pour l’avenir du peuple hébreu.
Comme on le dit un peu partout, la Bible adopte une lecture théologique de l’Histoire, le sujet vraiment actif, le seul agent au sens propre de ce terme, n’est autre que Dieu. Cette approche s’appuie sur le fait que la tradition écrite, tout autant que la tradition orale, suit une histoire du salut (Heilsgeschcihte). Ce n’est donc pas la même inspiration qui gît au fondement de l’œuvre de Hérodote d’Halicarnasse ou de Thucydide d’Athènes. Comme l’a brillamment dit André Chouraqui, le traducteur de la Bible hébraïque, l’historiographie biblique est prophétisante, en clair : elle prévoit le surgissement des événements qu’elle annonce préventivement, surtout lorsqu’il s’agit de punitions et de réprimandes. Elle ne suit pas l’histoire, mais la crée et la devance.
Même si certaines aspects mineurs de sa reconstitution de la littérature biblique ont été critiqués, l’éminent bibliste allemand Martin Noth nous a appris comment la Bible fait de l’histoire : on commence avec le livre du Deutéronome dont le statut, comme chacun sait, est spécial et postexilique , tout en faisant semblant de prédire l’exil, alors qu’il sévit déjà ; ce dernier livre du Pentateuque sert d’introduction aux livres suivants qui s’occupent de faire la chronique des événements : le livre de Josué, le livre des Juges, les deux livres de Samuel et les deux livres des Rois Toute cette littérature (sept titres au total) serait, selon Noth une œuvre d’histoire (ein Geschichtsxwerk), une illustration de l’historiographie biblique, la contribution des scripteurs à l’histoire d’Israël. Comme on l’a dit supra, tout ce qui arrive ici-bas est plus ou moins directement l’effet de la volonté divine. Rien dans le développement de ce peuple hébreu n’est dû au hasard, tout est téléguidé par une puissance cosmique, Dieu.
Le prophète exprime de son mieux le sens des événements, il les prévoit même ; il les assène au peuple quand ceux-ci lui sont défavorables, ce qui est souvent le cas. Il ne déduit rien, n’explique rien, sa qualité de prophétie, son inerrance prophétique le prémunissent contre l’erreur car il est adossé à la science divine qui diffère essentiellement de la science humaine. C’est le Navi, un terme dont on n’est même pas sûr qu’il ne soit pas un mot d’emprunt.
Si le but, l’objectif de l’historien-enquêteur se déduit ou se comprend à travers ou entre les lignes, la vocation dernière du prophète est d’édifier, de ramener sur le droit chemin un peuple dévoyé. Et ici l’histoire biblique rejoint la téléologie, cette vision du lointain avenir, censé nous mener vers l’époque messianique, un terme qui rejoint la désignation du développement suprême de l’humanité. Et dans ce terme il faut voir l’une des créations insurpassables de l’inspiration prophétique.
Contrairement aux Grecs et à leur vision du monde où le citoyen hellénique fait face au barbare, les vieux prophètes hébreux ont inventé, créé le concept d’humanité historique ; ils ont compris qu’en tant que spécimen de l’humanité, ils partageaient le même sort que les hommes les plus lointains, les plus reculés, vivant aux confins des grands océans. Ils ont compris que la nature de l’homme se laisse définir par ce qui relève de l’essence et non par des attributs visibles. Les prophètes expliquent ainsi l’universalité de leur message, du fait que la Révélation a eu lieu dans le désert, donc sur un territoire qui n’est revendiqué par personne, il appartient à tous, comme la Révélation qui n’a été réservée à un seul peuple qu’au début. Si le message de la Révélation n’est pas universaliste, il perd toute signification. Sous cet aspect, nous touchons une différence majeure entre Hérodote d’une part, et la Bible, d’autre part.
Quand on dit que la Bible n’est pas un livre d’histoire, comme le dirent les maîtres de la tradition talmudique, cela signifie que, contrairement aux livres d’histoire, la Tora ne respecte pas la chronologie en général. Mais cette mesure doit être maniée avec prudence, faute de quoi on ruinerait l’historicité des récits et des personnages bibliques. Les talmudistes ont repéré les contradictions et les anachronismes de la Tora, ce qui les conduisit à ériger en règle le fait qu’il n’y a ni antériorité ni postérité dans la littérature biblique (eyn mukdam we eyn meouhat ba-Tora). On ne pouvait pas s’attendre de leur part à une attitude inspirée de la critique biblique ; la fameuse hypothèse documentaire selon laquelle des rédacteurs royaux auraient mis bout à bout toute une série de traditions écrites ou orales, à l »orée du VIIe siècle, du temps du roi Josias, était inacceptable aux yeux des maîtres de la tradition.
Mais il est un élément encore plus important, distinguant la saisine du prophète de celle de l’historien. C’est l’aptitude du premier à corriger une fausse conception populaire de l’histoire de la nation. Voici de quoi il s’agit : les exilés à Babylone n’en pouvaient plus de cet interminable exil. Alors, sur les places publiques, dans les marchés, ils frappèrent ce proverbe qui illustre, avec cynisme, leur découragement et leur lassitude : nos pères ont mangé des raisons amers (verjus) mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacés. En clair, nous n’avons rien fait de mal et nous payons pour les fautes de nos anciens. Dieu est-il injuste ? La théodicée est-elle prise en faute ?
L’émotion fut si forte que deux prophètes, Jérémie et Ezéchiel ont entrepris de corriger cette fausse conception de l’histoire et de l’action divine. Mais c’est le prophète Ezéchiel en son chapitre 18 qui corrige cette conception en fondant ce que nous appelons l’individualisme religieux. Ce qui signifie que seule l’âme pécheresse paiera pour les fautes commises : un père vertueux ne paiera pas pour un fils dévoyé, et un fils vertueux ne paiera pas pour un père inique. Et Ezéchiel construit son plaidoyer presque comme un penseur de la scholastique médiévale…
La seconde étude de ce recueil porte un titre énigmatique La simultanéité du non- simultané. Mais afin de ne pas trahir la pensée de l’auteur FH, donnons lui la parole quand il énumère les problématiques inhérentes à cette expression : Privé de cette faculté et de ce garant, l’historien doit se débrouiller autrement et répondre, pour son compte, aux questions : comment voir et comment dire ce qu’on n’a pas vu ? Du point de vue des temps, il est plus un homme d’ordre… qu’un guetteur du simultané du non simultané . Pour Dieu et pour l’homme , la mesure du temps n’est pas la même. C’est ce que clame le prophète Isaïe (VIIIe siècle avant Jésus) : Dieu ne vit que dans l’éternité, à ses yeux tout se passe en même temps. Les philosophes, comme Maimonide ultérieurement, diront que la science divine est productrice d’être, elle crée son objet alors que la science humaine est postérieure à son objet ; elle ne crée pas les donnés sur lesquels elle réfléchit. La même chose vaut de son rapport au temps. Il n’y a ni avant ni après. D’où le principe exégétique des rabbins, énoncé plus haut..
L’auteur a raison de s’en référer à La cité de Dieu de saint Augustin ; la théologie a un modèle auquel elle est restée fidèle mais au cours des siècles elle a bien dû admettre que la cité humaine ne ressemblera jamais entièrement à l’œuvre divine, elle devra se contenter de s’en rapprocher éternellement. L’œuvre humaine est toujours à l’état de puissance avant de passer à l’acte ; il en va autrement de Dieu qui est toujours en acte et ne connaît jamais l’état de puissance ou de latence… Le temps de Dieu et le temps des hommes sont des homonymes absolus, l’un ne ressemble pas à l’autre. Mais le temps de Dieu se trouve dans les deux, le temps de l’homme et celui inauguré par Jésus pour les théologiens chrétiens. Ils pensent que le temps écoulé entre la Résurrection et la Parousie, n’est qu’une parenthèse puisque après cela, le vrai temps, l’éternité régnera..
Les théologiens ont dû, dans la précipitation, revoir leurs théories sur le temps et la fin des temps, dont il est question dans les Apocalypses, notamment de Daniel mais aussi de Baruch… N’oublions pas que l’apocalypse de Daniel reste le modèle classique de toute apocalypse juive.
Et puis il y a, ailleurs que dans la tradition juive, ce phénomène relativement nouveau d’accélération du temps et même de l’histoire. Goethe déjà déplorait ce qu’il nomme la velocitas et rappelle que désormais, il faut se recycler, se remettre à jour tous les cinq ans, ce qui induit une approche disruptive de son temps et de ses contemporains. Ce rapport au temps qui ne fait pas que passer mais aussi changer, dont l’homme est contraint de prendre conscience, ruine nos certitudes comme le fit, plusieurs siècles auparavant la découverte de l’Amérique. Alors que le monde s’élargissait, le temps s’accélérait, entraînant tant de bouleversements derrière soi.
Dans un chapitre suivant celui-ci, FH met en rapport la notion d’histoire ou de temps avec des non-historiens qu’il appelle les outsiders. Tout d’abord, c’est le couple un peu antithétique Sartre / Camus qui est convoqué. On lit une brillante analyse comparée entre La nausée et L’homme révolté. IL saute aux yeux que les présupposés philosophiques et politiques des deux œuvres sont assez éloignés les uns des autres. Sartre aura des mots assez durs dans sa lecture de Camus, mais après la mort accidentelle de celui-ci, il radoucira sa critique, rendant partiellement hommage à l’œuvre de celui dont il se fit le grand censeur. Roland Barthes aura la même attitude, lui qui se disait sartrien et marxiste…
Les rapprochements avec Claude Lévi-Strauss sont tout aussi passionnants, mais la place manque pour en parler valablement. Disons un mot de Foucault selon lequel la tâche assignée au philosophe est de diagnostiquer le présent. Mais notre histoire littéraire connaît aussi un cas célèbre où la tâche du philosophe et celle de l’historien étaient réunies en un seule personne : Ernest Renan connu partout comme le grand philosophe-historien du XIXe siècle. Que ce soit la Vie de Jésus ou l’Histoire d’Israël (s’inspirant bien de l’œuvre de Heinrich Ewald), Renan fait œuvre d’historien, même si assez souvent il cède à l’enthousiasme (Begeisterung).
Le temps, c’est une banalité, comporte une triple dimensionnalité : passé, présent et futur. Comment fixer le temps ? A tous il survit, lui ne passe pas vraiment c’est nous qui passons. Comment faire pour qu’il livre tous ses secrets ? Tout au long de cet ouvrage passionnant, on comprend que l’histoire est à la fois un processus et une discipline. Et c’est le comportement interne de cette discipline qui intrigue.
Faute de place, je ne peux m’engager dans une telle discussion mais je peux m’arrêter sur le rôle dévolu aux musées. A quoi servent les musées ? Certes, on dit que lorsque le passé n’éclaire pas le présent, on est condamné à marcher vers l’avenir dans les ténèbres… Mais dans quelle mesure le musée conserve-t-il les traces de notre passé ? Fait il fonction de congélateur ou de réfrigérateur des gens et des institutions, comme on le fit pour maintenir au frais les denrées périssables ? Car ce que l’on voit dans les musées est inanimé, voire mort, même si certains idéalistes se targuent de percevoir des bruits vivants dans les musées où la mort ne régnerait qu’en apparence... On peut aussi dire que le musée contribue surtout à propager l’historicisme, en d’autres termes plus parlants, à fossiliser les choses. Ainsi, on peut contempler le bicorne de l’empereur Napoléon dans un musée, mais que représente vraiment cet objet sinon un vestige d’un passé révolu ?
En gros, ce qui fait problème, c’est de savoir si l’histoire en tant que discipline est la fin dernière, le fin mot de la science. Je comprends mieux à présent ce que Jean Starobinski entendait par la simultanéité du non simultané… Et l’enseignement de l’histoire revêt aussi une autre caractéristique : transmettre aux générations futures les clés de leur identité. Il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va.