Cervantès, Cortazar Fuentes, Marias. Nouvelles en espagnol (Gallimard)
Ce fut une bonne idée éditoriale de réunir en un même volume et dans une édition bilingue ces quelques nouvelles rédigées par différents auteurs hispanophone, depuis l’époque médiévale jusqu’à nos jours. Elles nous introduisent dans des mondes oubliés avec des mœurs si différentes des nôtres actuellement.
J’ai bien apprécié la première nouvelle écrite par Cervantès et publiée en 1613 sous le titre Le poids du sang. Je ne résiste pas à la tentation de la résumer à grands traits ici et à en décrypter le message profond d’un monde où la pression sociale, les interdits religieux, bref les pesanteurs sociologiques emprisonnaient l’individu (et surtout les femmes) dans un terrible carcan. Mais cette nouvelle a aussi un message en sous-texte : il existe une Providence qui confie à d’humaines mains le soin de remettre les choses à leur place, revient sur des injustices commises et jamais réparées et célèbre la foi, quoiqu’il arrive, en un ordre éthique universel. Enfin, l’amour rédempteur y joue un grand rôle. Ce dernier élément est la colonne vertébrale de la nouvelle.
Cervantès, Cortazar Fuentes, Marias. Nouvelles en espagnol (Gallimard)
En voici un résumé succinct : par une belle journée d’été, un couple flâne paisiblement dans les rues de Tolède, des parents et leur fille dont la beauté physique fera chavirer le cœur d’un jeune noble qui ne s’embarrasse pas de scrupules, habitué d’obtenir tout objet qu’il désire… Accompagné de quelques acolytes, il se jette sur la belle enfant, lui masque le visage et l’entraîne dans ses appartements où il la viole. La jeune fille s’évanouit et sombre dans l’inconscience. Pris de panique, le violeur décide de déplacer sa victime et la dépose non loin de chez elle, près d’une église, en prenant soin qu’elle ne puisse jamais remonter jusqu’à lui… Erreur ! Comme il n’existe pas de crime parfait, la demoiselle a le temps de fixer dans sa mémoire des détails de son lieu de détention. Et surtout, elle a la présence d’esprit de subtiliser un objet religieux en or qui l’aidera plus tard à identifier son agresseur…
Le temps passe et la jeune femme se retrouve enceinte des œuvres de ce criminel dont le prénom est Rodolphe. L’enfant nait et on le fait passer pour un neveu de la famille. Mais un jour, à l’âge de sept ans, l’enfant, reversé par un cheval au galop est recueilli dans une belle demeure par un vieil aristocrate qui veille à son rétablissement. Mais voilà, cette maison n’est autre que celle du violeur et le vieux couple l’ignore encore, mais ils tiennent là chez eux leur propre petit-fils. Après quelques péripéties, le jeune homme va épouser celle qu’il avait violée précédemment et tout finit par rentrer dans l’ordre.
Mais je tiens à souligner que le crime (le viol) est resté impuni et je veux croire que l’auteur n’a pas eu l’intention de légaliser ou de pardonner un acte abject qu’est le viol. Autres temps, autres mœurs. Mais c’est, mis à part ce point précis, une belle histoire.
Une remarque supplémentaire : page 45 de Poids du sang… Je relève la phrase suivante : mais il est d’usage de dire que Dieu, quand il donne la plaie, donne aussi le remède. Or, cette phrase est une citation littérale de la littérature talmudique. La voici en transcription : ha-Qadosh baroukh hou, maddim ha teroufa la-makka… (Le Saint béni soit il commence par envoyer le remède avant la plaie. Cervantès en a-t-il eu connaissance directement ou indirectement ? Il met cela sur le compte d’une tradition populaire… Avait-il des amis juifs qui lui en parlèrent ? Je laisse à de plus érudits que moi le soin d’en décider.
La seconde nouvelle s’intitule Les fils de la Vierge et est due à Julio Cortazar. Nous avons affaire à tout autre chose, l’imaginaire se mêle inextricablement à l’irréel. Je pense avoir repéré le passage qui offre une grille de lecture vraisemblable de l’ensemble de la nouvelle. Voici le passage en question livré par le narrateur-héros qui se passionne pour la photographie, ce qui lui permet d’avoir un double accès à la réalité qui l’entoure… : Michel savait que le photographe échange toujours sa manière personnelle de voir le monde contre celle que lui impose insidieusement l’appareil.
Et c’est justement ce appareil photographique qui est le pivot de la scène : de loin, appuyé contre un parapet bordant le fleuve, notre photographe aperçoit de loin ce qui semble être un couple ; mais plus il se rapproche, plus il doute et préfère parler d’une femme blonde qui étreint tendrement un jeune garçon. Ce spectacle l’intrigue et il prend vits une photographie, ce qui déclenche l(ire de la femme. Mais un nouvel acteur qui semblait ne pas faire partie de l’affaire, sort de sa voiture. La description qu’en donne le narrateur est univoque ; tout dans ce personnage évoque la couleur noire, ses narines, sa langue, ses yeux, tout est repoussant… Est-ce un proxénète ? Soudain, le jeune garçon profite de l’embarras causé par la photo pour s’ »enfuir. Toutes les interprétations de cet étrange trio ( la blonde, le garçon et l’homme inquiétant) sont permises, mais il semble qu’il soit question de détournement de mineurs ou de rapt d’enfant pour servir à la pratique esclavagiste…
Javier Marias est l’auteur de la troisième nouvelle intitulée, Tandis qu’elles dorment… Je relève cette phrase qui résume bien le fond de cette nouvelle : Le temps s’oppose toujours à ce qu’il a créé. A ce qui existe. La nouvelle commence par parler, de manière banale, d’un couple étrange qui vient se baigner tous les jours à la piscine de l’hôtel où il réside. On scrute ce couple un peu disparate car la femme ressemble à une adolescente et l’homme pourrait largement être son père. Mais ce dernier a une obsession : faire des prises de vues de sa jeune épouse sous toutes les coutures. Dans quel but ? Afin d’immortaliser sa mémoire quand aura quitté ce bas monde … Il se baigne rarement mais semble dévoué à un simple exercice, prendre des photos de sa femme.
Pourquoi agit-il ainsi ? Il est obsédé par l’idée de la mort. Et comme il adore cette jeune fille il projette de la tuer afin de pas assister à son vieillissement, à sa décrépitude. Curieuse réflexion. Mais derrière cette étrange pensée se cache une importante réflexion sur le temps qui passe et qui nous enterrera tous. Cet homme que l’on pourrait, méchamment, qualifier de vieux beau, est en fait un être tourmenté, en proie à des pensées soit meurtrières soit suicidaires… Il énonce dans la pénombre, comme sur le divan du psychanalyste, ce qui le hante. Il raconte comment il a tout fait pour conserver une apparence jeune, le sport, le régime, tout faire pour être dans le coup , avoir les mêmes goûts que la femme qu’il aime, rajeunir puisqu’il ne peut pas la rendre plus adulte. Et à travers ces pages on sent un regard angoissé porté sur l’au-delà. L’homme ne conçoit même pas que cette jeune femme puisse lui survire… Sa vie, aurait-elle alors un sens ? Non, répondit-il.
C’est le drame de la vieillesse, de l’effondrement des sentiments et de la mort qui nous attend tous. A partir d’un certain âge, dit cet homme, on avance à reculons, on va vers la tombe.
La dernière nouvelle, Les amies, est de Carlos Fuentes.
Dans cette nouvelle, l’auteur nous offre la caricature d’une femme, issue des bonnes familles américaines, blanches, fortunées mais racistes. Il s’agit d’un jeune avocat, défenseur des Noirs injustement accusé, et qui doit faire face au racisme outrancier de sa vieille tante, seule dans une vaste demeure. Il lui faut donc une aide-ménagère à domicile ; mais voilà, elle est si acariâtre, si intraitable et si xénophobe qu’aucune domestique ne veut rester plus d’une semaine à son service. Toute la nouvelle illustre les bassesses dont cette vieille dame se rend coupable à l’encontre de ses employées. En fin de compte, le neveu finit par convaincre une jeune Mexicaine dont il défend l’époux injustement accusé de meurtre. Mais, comme on pouvait le prévoir, cette pauvre servante doit boire la coupe des injures et des méchancetés jusqu’à la lie. Et puis, la nature humaine étant incorrigible quand il s’agit de préjugés raciaux, la vieille dame permet à sa bonne d’organiser une petite fête, dans son jardin, mais dans un périmètre bien défini, près du grillage. Alors que la fête bat son plein, que les invitées ont revêtu leurs plus beaux atours, la dame vient sur place et casse tout, renverse les tables, une vraie catastrophe ! Un à un les convives s’esquivent et la malheureuse organisatrice de la fête n’émet pas un seul mot de protestation. Humiliation suprême, la vieille dame justifie son acte pourtant inqualifiable. Mais il y a un happy end, car le dernier soir la jeune bonne aide sa maîtresse à passer sa chemine de nuit. La vieille dame lui tend la main, la met dans la sienne, symbole de solidarité, de pardon et de sororité…
Mais au fond, à tout prendre, je préfère les nouvelles de Stefan Zweig…