Eva Gruberova & Helmut Zeller, Diagnostic de la haine antijuive (Judenhass) Munich, Beck Verlag, 2021
Les deux auteurs se penchent sur le retour d’une maladie si typiquement allemande selon eux, la haine antijuive. Après avoir sillonné tout le pays germanique, et être allé jusqu’à Vienne, les deux auteurs en concluent que l’affirmation d’une existence juive normale en Allemagne relève d’un wishful thinking, une vue de l’esprit. On est encore très loin de la normalité. Car, précisent-ils, pour pouvoir vivre sur le sol allemand, les juifs doivent prendre de sévères mesures de sécurité et être toujours sur le qui-vive… En une phrase, les institutions juives et les individus juifs doivent être constamment protégés afin de parer aux menaces pesant sur eux, du seul fait de leur dénomination religieuse. Les auteurs soulignent aussi que cet antisémitisme est enraciné dans l’esprit des classes moyennes, auquel est venu s’allier une haine antijuive émanant de migrants et de réfugiés arabo-musulmans nouvellement installés au bord du Rhin
Eva Gruberova & Helmut Zeller, Diagnostic de la haine antijuive (Judenhass) Munich, Beck Verlag, 2021
Le diagnostic est grave, sans être alarmiste. L’antisémitisme n’est pas éradiqué en Allemagne en dépit de son terrible passé dans ce domaine. Quand certains Allemands pensent dévier les critiques en disant que cette haine antijuive est un produit d’importation (sous entendu, la haine des réfugiés et des migrants établis sur les bords du Rhin), les auteurs répondent que ce phénomène est enfoui dans les replis les plus intimes de la société… D’autres, plus réalistes, disent que le développement démocratique dans les pays germaniques se mesure à l’aune du combat contre l’antisémitisme… D’autres, encore, affirment que la haine de l’Autre commence toujours avec le juif mais ne s’y arrête pas, elle va bien au-delà… En clair, elle peut s’étendre à d’autres minorités. Partant, il faut être vigilant.
Mais par delà l’antisémitisme proprement dit, les auteurs insistent sur les progrès de l’extrême droite qui n’hésite pas à menacer les gens, à s’en prendre à leurs adversaires politique physiquement ; et s’agissant de maires de quelques localités, les extrémistes les contraignent à la démission, surtout s’ils s’opposent à la transformation d’un vieux cimetière juif au centre des villes en terrain constructible. Les deux auteurs reproduisent aussi les photographies de vieilles tombes juives profanées déjà du temps des Nazis, mais qui le furent à maintes reprises au début des années 2000… On vise donc à établir une sorte de continuité entre l’antisémitisme nazi et celui de l’extrême droite qui se nourrissent aux mêmes sources.
Aujourd’hui, ce qui renforce ce sentiment d’insécurité réelle, c’est la profanation des lieux de repos juifs. On évalue à environ 2000 le nombre de cimetières juifs sur le sol allemand. Et la profanation de ces tomes constitue le quotidien des juifs d’Allemagne. C’est la formule utilisée par les deux auteurs que je me contente de reprendre… Cet acte contre les cimetières juifs constitue un vrai traumatisme pour les descendants des victimes, obligés de constater que l’antisémitisme n’est pas mort avec le régime nazi…
Mais ce qui frappe le plus dans cette affaire d’antisémitisme endémique, c’est, d’après ce que je lis, l’attitude de la police qui relève outre-Rhin des Länder et non de l’Etat fédéral. Les chiffres donnés concernant l’extrême droite dans les forces de sécurité et même les forces armées sont sidérants. On parle de dizaines de policiers ou de soldats suspendus par les autorités pour leurs sympathies à l’égard des extrémistes de droite… Les auteurs citent un exemple emblématique dont je me souviens, alors que j’étais professeur de philosophie judéo-allemande à l’université de Heidelberg. Le président du Conseil central des communautés juives en 1999, Ignaz Bubis avait émis le vœu d’être enterré en Israël et non en Allemagne où des antisémites auraient pu profaner sa sépulture… IL fut effectivement porté en terre en Israël, non loin de Tel Aviv. Le verdict est clair ;« pas de place dans ce pays pour les juifs, morts ou vifs !» Comment oser parler d’une vie juive normale dans ce pays, membre éminent de l’Union Européenne ?
Certes, ce livre fourmille de témoignages directs dont on ne peut pas contester l’authenticité. Mais j’avoue que leur nombre et leur fréquence me font peur. De certaines déclarations on pourrait conclure que l’antisémitisme en Allemagne est un atavisme, un héritage venu de loin, une sorte de nutriment pathologique que les Allemands tètent avec le lait de leur mère. Il est vrai que l’Histoire est là pour témoigner, depuis le lointain Moyen Âge jusqu’à l’histoire récente avec les Nazis, que l’antisémitisme est une plante plutôt vivace sur les bords du Rhin. L’une des sources les plus vives de l’antisémitisme dans le pays voisin n’est autre que le grand Réformateur Martin Luther qui a commis au milieu du XVIe siècle un terrible pamphlet contre les juifs du pays : Von den Juden und ihren Lügen (Des juifs et de leurs mensonges). Il est aussi courant de parler de l’antisémitisme dans la philosophie allemande de Luther jusqu’à Nietzsche, même si ce dernier n’était pas, à proprement parler un antisémite et qu’il en faisait même reproche à l’entourage immédiat de Richard Wagner.
Mais depuis ce temps là, tant de choses ont changé. Depuis la réunification allemande, les nouveaux Länder se distinguent par une curieuse résurgence de l’antisémitisme, comme par exemple par l’attentat de Halle qui a soulevé une profonde émotion. L’actuel président fédéral M. Frank Walter Steinmaier a dit qu’un tel événement était inimaginable (unvorstellbar) en Allemagne. Il voulait dire qu’avec le passé qui est le sien, le pays ne pouvait pas se permettre une telle monstruosité… Et pourtant cela s’est produit, même si la Providence n’a pas permis qu’n tel massacre ait lieu un jour de Kippour où tant de fidèles étaient réunis pour l’office religieux.
Est ce que le changement politique intervenu après la réunification a privé les habitants d’Allemagne de l’est des garde-fous communistes habituels et les a livrés à eux-mêmes, en ce qui concerne leur formation politique (politische Bildung). Ce n’est pas impossible car ils sont passés d’une absence totalité de liberté sous le communisme à un trop plein démocratique en RFA auquel ils n’étaient pas habitués… L’explication que j’en propose n’est certes pas entièrement satisfaisante mais le problème est bien là : les juifs qui vivent présentement en Allemagne osent rarement se promener dans les rues des villes, grandes ou moyennes, avec une kippa sur la tête.
Ce qui est encore plus frappant, ce sont les mesures d’autoprotection que les citoyens allemands de confession juive doivent prendre, notamment en envoyant leurs jeunes gens prendre des cours de combat rapproché (kerab magga’ : close combat) en Israël, auprès de l’armée. Mais on ne peut pas nier que la population juive a fortement augmenté dans ce pays : peu après ma nomination en 1990 comme professeur de philosophie à l’Université de Heidelberg, il y avait parmi mes étudiants de jeunes juifs issus de d’ex URSS ; l’ensemble de cette colonie ne dépassait pas les 30.000 âmes. Aujourd’hui, ils sont plus de 150.000. Avant la guerre, la population juive d’Allemagne atteignait le demi million…
En conclusion, quel avenir pouvons nous envisager pour ces hommes et ces femmes qui s’en reviennent dans le pays des bourreaux de leurs parents ? Difficile de répondre. Mais je peux dire qu’au cours des 25 années où j’ai servi à Heidelberg comme professeur de philosophie médiévale et moderne allemande, j’ai eu l’impression d’être à ma place et d’accomplir mon devoir au service de la culture judéo-allemande. J’ai montré dans mes livres la proximité culturelle de deux peuples, juif et allemand.
C’est peut-être la meilleure réponse à la barbarie et au fanatisme. Goethe, le père de l’humanisme germanique, a bien dit que la haine se trouve au plus bas niveau de la culture (auf der untersten Stufe der Kultur)…