La Révélation face à la Raison : le cas du judaïsme I
Voici un thème qui préoccupe les savants et les historiens de la pensée depuis des millénaires. Comment réconcilier la science de la nature, le système fondé sur des preuves et des raisonnements, avec une idée d’origine ou de provenance supranaturelle, pour ne pas dire divine ? Quelque chose qui est censé provenir d’un autre monde, d’un autre horizon que celui de le spéculation humaine. Paradoxalement, cette idée majeure de la tradition religieuse qui se réclame d’une Révélation fait rarement l’objet d’une étude serrée car l’heuristique n’a pas vraiment prise sur elle. Et cette attitude faite de retenue et de prudence a caractérisé tous les esprits formés aux questions théologiques depuis les origines. La question hautement sensible des sources de la Révélation n’est pas à la portée du premier venu.
La Bible hébraïque, plus précisément les vingt-quatre livres qui en forment le canon (TaNaKH pour l’abréviation hébraïque : Torah-Nevi’im-Ketoubim), est considérée par ses tenants comme un document révélé par Dieu. Mais les discussions portent aussi sur l’étendue de cette révélation divine ou théophanie : est ce seulement le Décalogue qui fut révélé par Dieu ou l’ensemble des vingt-quatre livres ? La question n’est jamais tranchée clairement, on laisse planer des imprécisions car les arguments en faveur d’autres thèses, disons plus critiques, sont légion. Il fallait prévoir des méthodes d’adaptation puisque le Talmud lui-même dans le traité babylonien Menahot (fol. 14b) attribue à une série de personnages illustres de la tradition la paternité littéraire de certains livres bibliques. Je n’évoquerai ici que le cas de Moïse, considéré comme l’unique prophète-législateur du judaïsme : lui sont attribués le livre de Job et l’ensemble du Pentateuque, à l’exception des versets qui relatent son décès… Ce qui était une concession obligatoire aux règles de la vraisemblance. Même si certains critiques bibliques plus anciens ont souligné qu’il existait nécessairement une autre main éditoriale puisque le verset suivant ne peut pas avoir été écrit par Moïse en personne : (Nombres 12 ; 3) L’homme Moïse était très humble…… Admettre que ce verset provient de Moïse en personne serait une contradictio in adjecto…
Je me limiterai à ces quelques exemples pour montrer que la question est ardue et a été âprement discutée. Encore une petite remarque portant sur la notion de Révélation dans la langue hébraïque et dans la théologie juive : le substantif «Hitgallut» et ses dérivés verbaux comme «nigla» sont bien moins souvent usités par les sources juives anciennes que l’expression «don de la Tora». Au fond, pour le judaïsme rabbinique, la Révélation revient au don de la Tora. En hébreu mattan Torah, ce qui veut dire que ce n’est pas vraiment l’essence divine qui s’est fait connaitre des Hébreux. La différence est de taille, même si la tradition talmudique affirme que les deux premiers commandements de ce Décalogue (Je suis l’Éternel ton Dieu, tu n’auras pas d’autres dieux…) furent prononcés par Dieu en personne. Là encore, la tradition juive fait preuve de retenue et n’ose pas parler de l’essence divine directement et use d’un terme équivalent dans la pratique rabbinique, mi-pi ha-guevoura (de la bouche de la Bravoure, ce dernier terme éétant un synonyme respectueux du Nom divin
La Révélation face à la Raison : le cas du judaïsme I
Le premier grand bénéficiaire de la Révélation divine n’est autre, d’après les chapitres 15 et 17 du livre de le Genèse, que le fondateur du monothéisme, Abraham dont la figure tutélaire est acceptée et reconnue par les trois grandes religions. C’est un fait remarquable que de relever une telle unanimité, tant les fanatismes religieux nous ont habitués à tout autre chose. Le judaïsme parle d’Abraham l’Hébreu (Abraham ha-ivri) ; et le Coran en fait le premier véritable croyant (hanif), (khallil Allah), le père des croyants, donc un musulman… C’est le premier humain à avoir conversé avec Dieu, en lui rappelant qu’il incombe au juge de l’univers qu’il est censé être de pratiquer la justice. On se souvient de ce plaidoyer en faveur du salut des deux villes pécheresses Sodome et Gomorrhe qui connurent le dénouement que l’on sait. Quand on scrute cet argumentaire d’Abraham, on réalise qu’aucun autre humain n’a osé interpeller Dieu de la sorte. Plus loin dans le même livre, on apprend que Dieu prend toujours soin d’informer Abraham de ses actions. Enfin, dans le Psaume 47 se lit une formule qui ne connait qu’une occurrence unique dans tout le corpus biblique : peuple du Dieu d’Abraham (‘am élohé Abraham).
A partir de ces quelques remarques éparses, le lecteur se rend compte que nous nous mouvons dans les secteurs les plus névralgiques des religions. S’interroger sur le mode de communication de l’homme avec Dieu et inversement de Dieu avec l’homme n’est pas chose aisée car nous nous retrouvons aux limites les plus extrêmes de la spéculation humaine. On aura remarqué que je fais un usage très modéré des résultats de la critique biblique, non par bigoterie mais pour ne pas attribuer à une construction religieuse comme le judaïsme ou le christianisme des notions qui leur seraient étrangères intrinsèquement… Ce qui importe ici, ce n’est pas la vérité historique ou philologique à laquelle nous ne parviendrons probablement jamais complétement. Il s’agit de voir comment les adeptes de la religion et de la culture juives se comprenaient, ou se présentaient au monde extérieur.
Comme on examine ce difficile sujet sous l’angle de la tradition juive, il me semble intéressant de remonter jusqu’aux prédictions prophétiques qui insistent justement et vigoureusement sur l’altérité absolue du verbe divin, comparée à la parole humaine. Je m’en tiens au prophète le plus emblématique de la Bible, Isaïe (VIIIe siècle avant notre ère) qui s’est rendu célèbre à la fois par ses imprécations contre le judaïsme de son temps mais aussi par son insistance sur le mode de fonctionnement radicalement différent de l’essence divine : Car, dit-il, mes pensées ne sont pas vos pensées… Et justement, ce terme souligne ce que les penseurs nomment l’incognoscibilité de Dieu. Saisir par ses facultés mentales, l’essence véritable de Dieu, est chose impossible pour des êtres de chair et de sang. Pourtant, cette divinité s’intéresse à l’homme, en tant que sa créature, et qu’elle a façonnée à son image. Encore une image, une métaphore ou un anthropomorphisme qu’il convient d’interpréter correctement.
Sans anticiper sur les développements à venir, il me faut dire un mot de la science divine et ce faisant, tracer les limites indépassables de la science humaine. Nous verrons plus loin, en parlant de la philosophie médiévale juive, que Maimonide (et ses sources arabes comme Avicenne et al-Farabi) a insisté sur la dissemblance essentielle de ces deux modes de connaissance : le terme science prédiqué de Dieu, et prédiqué de l’homme, n’a pas du tout la même signification. L’homme va du simple au complexe, l’objet de sa spéculation ou de son intellection le précède, il existait avant lui. Il en est tout autrement de Dieu dont la pensée est créatrice d’être, pose elle-même son objet et ne dépend pas de lui. Si tel n’était pas le cas, on aboutirait à une conclusion inacceptable pour les théologiens et les philosophes croyants, ce serait une configuration où le supérieur serait édifié par l’inférieur. Et l’homme, créature de Dieu, en saurait plus que son Créateur, ce qui est une absurdité. Assurément, la littérature talmudique n’ose pas s’engager dans ces subtils détails qui font partie de la scolastique médiévale à venir, mais le raisonnement est le même et déjà, en des temps reculés, le Psalmiste s’en était fait l’écho : est ce que celui qui a implanté l’oreille n’entendrait pas ? Est-ce que celui qui a fabriqué l’œil ne verrait pas ? (Ps 94 ;9)
Comme l’horloger qui connait tous les mécanismes, même les plus secrets, de sa montre, ne saurait rien découvrir de nouveau dans l’œuvre de ses mains, ainsi Dieu, créateur des cieux et de la terre, ne saurait apprendre ni découvrir quelques chose de sa création qu’il aurait ignoré précédemment… Une telle théorie de l’altérité de la science divine existe dans la théologie juive traditionnelle, mais a dû attendre la venue d’un penseur comme Maimonide (1138-1204) pour la théoriser complétement.
Après la littérature prophétique on passera à la tradition exégétique juive qui fut la première à se confronter à cet enjeu majeur du monothéisme éthique, qui gît au fondement de toutes les grandes religions : comment Dieu s’est-il fait connaître des hommes, au point de leur indiquer avec plus ou moins de menace, la voie à suivre et la direction à éviter. Le Midrash a su relever intelligemment ce défi, à savoir interpréter clairement la volonté divine qui n’est jamais très éloignée de la Révélation. La littérature talmudique a des choses à dire sur ce sujet délicat, mais elle le fait sans verser dans l’intellectualisme radical.