IIIe partie La révélation face à la Raison
Vu l’importance du sujet, je passe directement à l’apport de Maimonide qui a traité cette question avec une profondeur qui va bien au-delà de tous ses prédécesseurs. Dès sa lumineuse introduction au Guide… il interdit aux non-philosophes l’étude, même très limitée, de son ouvrage car, dit-il, non seulement les analphabètes ne comprendront pas ce que je développe mais cela détruira le peu de lucidité qu’ils avaient auparavant. Ils ne réussiront pas à comprendre cet habillage conceptuel de thèmes religieux qui leur sont familiers sous une forme plus simple. Maimonide, on ne le repérera jamais assez, n’a guère d’estime pour la religion populaire ; il ne fait à ces adeptes de la religion populaire qu’une seule et unique concession : on doit leur dire que Dieu n’est pas un corps mais un esprit. C’est la seule entorse à la discipline de l’arcane…
IIIe partie La révélation face à la Raison
Ce n’est pas un hasard si la liste des chapitres traitant des termes homonymes est couronnée par le chapitre 50 de la première partie où l’on donne la définition de la foi. Mais comme le diront des commentateurs ultérieurs, cette définition est plus celle de l’opinion philosophique que celle de la croyance. C’est ce que dira Isaac Abrabanel (mort en 1508) dans ses notes critiques sur la philosophie de son illustre prédécesseur. IL décochera même une flèche assez méchante contre celui qui fut le fondateur de la pensée philosophique dans le judaïsme : Rabbi Moshé (donc Maimonide) n’est pas Moshé rabbénu (Moïse notre maître). Nous ne sommes pas tenus de le suivre dans toutes ses réflexions. Le même homme, Abrabanel, jadis le conseiller des rois et de reines, qui ruminait dans le ghetto de Venise, la perte de sa gloire passée, dira que l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique est une punition divine car les enfants d’Israël avaient négligé la Tora de Dieu au profit des philosophes grecs.
On peut dire que Maimonide a renforcé le poids de la raison face aux exigences de la Révélation. Il a tenté de la naturaliser, c’est-à-dire de l’interpréter le plus rationnellement possible. Il a agi avec une grande détermination. En procédant de façon si énergique à l’équivalence entre le récit de la création biblique et la Physique d’Aristote, d’une part, et la vision du char divin par Ézéchiel et la Métaphysique du même, d’autre part, il a, d’une certaine manière, fait violence aux texte… Mais toute son interprétation philosophique du donné religieux exigeait une telle assimilation ; certains parmi ses contemporains et même des commentateurs ultérieurs s’émouvront de cette attitude si intellectualiste au point d’y voir une vaporisation, une spiritualisation excessive de la religion juive… Ce qui était préjudiciable à la pratique religieuse.
Mais Maimonide a senti dans son Guide les risques contenus dans une interprétation excessivement philosophique de la Révélation ; il a préféré se rabattre, si j’ose dire, sur ce qui distingue Moïse notre maître des autres prophètes. Comme Moïse a bénéfice d’une Révélation, visage contre visage, c’est moins risqué et reste malgré tout dans le sujet… Plus tard, de leur côté, les kabbalistes diront que Moïse fut le seul à atteindre au niveau séfirotique le plus haut, inaccessible aux autres prophètes…
Maimonide parle rarement de la Révélation en tant que telle. Mais il reporte ses sagaces remarques sur la prophétie qui entretient des liens étroits avec l’idée même de Révélation : puisque Dieu confie à ses messagers, les prophètes, ce qu’il décide de dire aux créatures. Pour Maimonide, Abraham est le premier à avoir reçu l’influx prophétique, ce qui en fait le plus grand de tous les visionnaires. Mais Moïse, auquel la rédaction du Pentateuque est généralement attribué, est l’unique prophète-législateur d’Israël. C’est à lui que Dieu a confié la Torah avec pour mission de la remettre au peuple d’Israël. Partant, un discours portant sur Moïse revient à traiter de la notion même de Révélation. Et dans ce contexte, on sent que Maimonide veut en faire une approche en accord parfait avec le discours rationnel. C’est ce même principe de rationalisation qui gît au fondement de l’équivalence un peu arbitraire tout de même, de l’œuvre du commencement (béréshit) avec la Physique, et de la vision surnaturelle d’Ézéchiel avec la Métaphysique du Stagirite.
Un exemple, pour faire bref : Maimonide tente de retrouver dans le récit biblique de la création les quatre éléments de la Physique aristotélicienne ; mais il va lui en manquer un, le feu. Qu’à cela ne tienne, il décrétera qu’à l’origine le feu était de couleur noire, obscure. Et le tour est joué. Pour ce qui est de la Métaphysique, c’est un peu plus compliqué mais Maimonide offre à ses lecteurs une prophétologie philosophique : Dieu épanche un double influx sur l’imaginative et l’intellective du prophète. Ce qui veut dire que tous les prophètes, excepté Moïse, perdent connaissance lors de leur inspiration prophétique et s’expriment dans un langage métaphorique obscure qu’il faut, ensuite, décoder et interpréter rationnellement. L’expression biblique concernant la prophétie mosaïque spécifie que le message adressé par Dieu à Moïse, est clair, dépourvu de métaphores merveilleuses nécessitant une interprétation subséquente. Donc, ici aussi, nous sommes en présence d’une tentative de transformer le discours prophétique en un énoncé rationnel et clair.
Mais derrière cette définition se cache une intention encore plus essentielle : mettre la législation mosaïque à l’abri de toute évacuation par l’allégorisation et vider ainsi la Bible de tout contenu positif. Or, je le rappelle, la Révélation dans la tradition juive consiste en le don de la Torah (mattan Torah)
Et ce corps de doctrines doit être interprété par les humains. C’est bien là la marque de de fabrique de l’approche maïmonidienne : remettre sur les rails de la Raison tout discours censé s’en écarter, déraisonner. Cette méthode en a séduit plus d’un mais fut rejetée par bien d’autres. Naturaliser la prophétie, n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? Mais Maimonide aura aussi suscité une véritable opposition à ses doctrines, à la fois peu après sa mort et même près d’un siècle après sa mort, notamment entre 1303-1306, sous Philippe le Bel…