Christian Baechler, La trahison des élites allemandes (1770-1945). Editions Passés composés)
C’est à une étude à la fois fine et très vaste (près de 650 pages) que se livre notre ancien collègue historien de l’université de Strasbourg, établissement d’enseignement supérieur où je fis mes premières armes il y a quelques années. L’enquête porte sur les racines de ce dysfonctionnement gigantesque et tragique qui a conduit le parti nazi au pouvoir, dans une société dont les élites ont failli et gravement manqué à leurs devoirs. L’auteur centre ses analyses autour de notions si fondamentales de l’autre côté du Rhin, comme la Bildung, et plus précisément le Bildungsbürgertum.
Christian Baechler, La trahison des élites allemandes (1770-1945). Editions Passés composés)
Le premier terme désigne un faisceau de notions et de concepts gravitant tous autour de l’idée de culture, de formation intellectuelle, d’éducation et d’instruction. Le fait de parler de bourgeoisie de la culture ou de bourgeoisie culturelle renvoie à une sorte de méritocratie où l’acquisition d’une certaine culture ou compétence vous ouvre la voie vers de grands emplois, vers les grands corps de l’État, et des privilèges liés à des diplômes ou à d’autres mérites. Outre-Rhin, on a toujours accordé aux rangs et aux diplômes une importance particulière : tout docteur ou professeur ou simple diplômé tient à en faire état au sein des relations sociales ou professionnelles, contrairement à nos usages en France où l’on s’en tient à un seul titre, celui de Monsieur.
Cela tient, pour ce qui est de nos voisins, à la structure même de la société où les classes sociales (Stände ou Klassen) étaient nettement distinctes les unes des autres. La même stratification existait aussi dans le France de l’ancien régime mais la Révolution a changé la donne de fond en comble.
Il existe aussi une relation singulière dans les états germaniques entre la promotion sociale et l’exercice de telle ou telle profession, notamment par l’intégration dans des corporations ou des guildes (Zünfte), ce qui a d’ailleurs, soit dit en passant, nettement retardé l’intégration des juifs dans les classes moyennes, et plus tard dans la bourgeoisie. Lors du siècle des Lumières, certains critiques ont contesté cette alliance entre le renouveau intellectuel d’une part, et le fait de lier la culture et la classe possédante, d’autre part. On parlait alors de Kultur und Besitz, qui peut se traduire par être instruit ou cultivée, et aussi, par la même occasion, nanti. Et cette idéologie devint la cible de nombreuses critiques, notamment de milieux marxistes ou marxisants.
L’objectif de ce bel et imposant ouvrage est de montrer comment la classe dirigeante s’est laissée dessaisir de son pouvoir, laissant ainsi libre cours à un parti extrémiste qui a ensanglanté l’Europe mais aussi le reste du monde. Si la bourgeoisie possédante et éduquée avait réellement résisté, le peuple, jadis le plus cultivé et le plus avancé d’Europe, n’aurait pas achevé sa cours folle dans l’escarcelle nazie…
Dans les premières pages du livre, l’auteur se livre à un passage en revue très détaillé montrant comment ce groupe social de la bourgeoisie culturelle s’est constitué, soit avec le concours de l’État, soit sous la férule de la Réforme protestante. Petit à petit on vit apparaître des juristes, des médecins, des pasteurs, bientôt rejoints par des philologues, comprenez des professeurs de lycée. La philosophie ne viendra qu’après, mais les fondements étaient bien là et donneront naissance à toutes ces professions dites libérales, aujourd’hui.
Comment se recrutent les membres de ce nouveau groupe social qui place la Bildung au centre même de son existence ? Principalement suivant une tradition familiale où l’épouse s’adonne elle-même, puisque son niveau social le lui permet, à la lecture, à la musique, à tout ce qui l’arrache aux trois K (Kirche, Kinder, Küche), symboles de son asservissement au foyer… et à son mari.
Un passage important est consacré au sort des juifs allemands qui s’engouffrent dans les universités (surtout les facultés de médecine) dès que celles-ci veulent bien les accepter. On évoque la personne emblématique de Moïse Mendelssohn (1729-1786) qui ne voyait pas de contradiction entre la judéité, la foi religieuse et la germanité. Mais son approche a fait l’objet de débats contradictoires : certains voient en lui le père de l’assimilation, et d’autres le pionnier de l’Émancipation. Je pense que son rôle a été bénéfique malgré quelques accidents de parcours.
Il faut aussi noter l’apparition d’une branche nouvelle du savoir dans cette communauté : la Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums), d’une part, et d’autre part le judaïsme libéral et réformé. Tous ces juifs, qu’ils fussent traditionnalistes ou modernistes ne pouvaient pas rejeter loin d’eux cet idéal de la Bildung qui représentait à leurs yeux une libération et, à tout le moins, une ouverture sur le monde extérieur. Et une promotion sociale. On jetait son regard au-delà des quatre coudées de la tradition (Bible, Talmud, Midrash).
Il faut au moins mentionner un partisan convaincu de cette Bildung chez les juifs, et qui était aussi un partisan de la néo-orthodoxie, Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888), né à Hambourg et ayant exercé le plus longtemps à Francfort sur le Main, et qui rédigea Les dix-neuf épîtres sur le judaïsme. Il réussit à concilier une pratique religieuse stricte avec une grande ouverture à la culture allemande moderne.
Christian Baechler cite de jeunes étudiants juifs désireux d’embrasser la carrière universitaire mais qui ne pouvaient pas le faire, faute de se convertir à la religion évangélique ou catholique. Même le grand spécialiste de la Rome antique, Théodore Mommsen, ami ambigu des juifs et si souvent cité par moi, poussait certains candidats à franchir le pas en arguant que ces jeunes chercheurs étaient déjà historiquement chrétiens… Ce qui était aller très vite en besogne. Une chose est sûre : dès l’entrée en vigueur de lois libérales, un fort contingent d’étudiants juifs prit d’assaut les universités, ce qui explique leur surreprésentation moins d’un siècle plus tard et la jalousie haineuse des Nazis.
On a souvent parlé d’un retard ou au moins d’une frilosité des catholiques face aux mutations provoquées par la dissémination de cette même Bildung. Il est indéniable que la dogmatique catholique rendait les changements moins aisés que pour la religion évangélique laquelle appliquait assez massivement la méthode historico-critique aux saintes Écritures. La critique biblique rencontrait plus de résistance chez les catholiques déjà en butte aux critiques du siècle des Lumières. Mais il faut souligner qu’en Allemagne les Lumières n’étaient pas antireligieuses, il manquait outre-Rhin un Voltaire pour cela…
Cette même Bildung allait suivre son chemin et donner des œuvres qui vont la transformer ; ainsi avec des apports de Herder, ministre du culte protestant et grand hébraïsant (Vom Geist der ebräschen Poesie) et aussi avec Gottlob E. Lessing (ob. 1781) qui changea l’approche de la religion humaniste avec son Nathan le sage (i.e. Moses Mendelssohn) et nous donna aussi L’éduction du genre humain. Ce dernier texte fait un peu penser à la critique de la Révélation et de la tradition religieuse en général chez un auteur arabo-andalou du XIIe siècle, le médecin-philosophe Abu Bakr ibn Tufayl. Son épître de Hayy ibn Yqszan est en avance sur tous les autres penseurs médiévaux, tant juifs que chrétiens. Il faudra attendre un certain temps pour en avoir une version latine fournie par Pococke. Moïse de Narbonne (ob. 1362) en a donné un long commentaire hébraïque qui fut abondamment consulté.
On ne peut pas exclure une certaine influence d’ibn Tufayl sur Lessing, par l’intermédiaire de Mendelssohn. Cette relativisation de la Révélation, cette manière de mettre en avant l’évolution historique du genre humain, bref cette façon de faire de la religion la première éducatrice de l’humanité, se trouve déjà chez Averroès et chez son commentateur hébraïque Moïse de Narbonne. Cette approche est vraiment révolutionnaire car on historicise le fait relgieux, le traitant comme s’il faisait partie du cours naturel des choses alors qu’il s’agit de rien moins que d’une épiphanie…
Mais je ne sais pas si l’auteur a raison de rapprocher le terme allemand Bildung du terme biblique (à l’image de Dieu il créa l’homme) Bild et Ebenbild Gottes. Je ne connaissais pas ce rapprochement avec la lexie du livre de la Genèse. Mais l’aspect religieux des choses a toujours été plus conséquent de l’autre côté du Rhin que chez nous. Ch. B. a eu raison de souligner l’importance de l’apport pastoral dans la cristallisation de cette classe sociale qui, hélas, ne pèsera pas très lourd lors la prise du pouvoir par Hitler. Le sentiment religieux de cette Bildung n’a jamais été écarté d’un revers de la main dans la noétique allemande où presque la totalité des philosophes sont passés par le prisme de la théologie. Le cas de Friedrich Schleiermacher est particulièrement éclairant sur ce point.
Un autre élément, bien plus large, a profondément influé sur la cristallisation de cette Binldung, ce sont les différentes réformes du système éducatif en Prusse et dans le reste d l’Allemagne. Même les séminaires rabbiniques n’ont pas été épargnés par ce vent nouveau : du jour au lendemain, le gouvernement prussien, mit à pied une foule de prédicateurs et de rabbins qui ne maitrisaient pas la langue allemande ; et les règlements synagogaux interdisaient la tenue du sermon dans une langue étrangère, y compris en hébreu.
Cet enseignement général allemand , tant dans les gymnases que dans les universités fut érigé en devoir national : ce furent les temples de la formation intellectuelle et spirituelle car, contrairement à nous, les Allemands ne séparent pas hermétiquement la science de la spiritualité pure. L’éducateur fonctionne comme avec le statut d’un prêtre. Il y a, de l’autre côté du Rhin, une approche quasi religieuse du savoir. On a parlé plus haut de Schleiermacher, on peut aussi dire un mot de l’action de Kant et de Fichte, pour qui l’homme est ce que l’éducation et la Bildung ont bien voulu en faire….
La création d’universités en Allemagne fut, pour ainsi dire, une ardente obligation. On oublie parfois que l’université de Berlin, créée sous les auspices de Willhelm von Humboldt, fut l’une des dernières à exister. Bien après Heidelberg, Halle, Leipzig, Francfort sur Main Tübingen, etc…
Comment ont réagi les forces vives d’Allemagne face à l’essor de certains partis politiques, notamment de tendance libérale ? Après les guerres de libération de l’emprise napoléonienne, de nouvelles idéologies politiques se développèrent dans l’espace germanique, notamment le libéralisme mais aussi les mouvements ouvriers pour lesquels le chancelier von Bismarck a développé la législation sociale la plus avancée d’Europe (repas hebdomadaire, assurance maladie, assurance vieillesse, etc…)
Historiquement, le régime républicain a eu du mal à s’implanter en Allemagne, l’institution monarchique ayant toujours la faveur des hauts fonctionnaires qui encadraient l’État. On a déjà tant parlé de la République de Weimar, une République sans républicains… Et en effet, elle est tombée comme un fruit mûr, tant la sensibilité des gens penchait en faveur de la monarchie. C’est un fait dont il faut tenir le plus sérieusement compte surtout si l’on cherche à comprendre le passé récent de l’histoire allemande…
Justement, c’est en Allemagne que s’est développée une véritable école historique ayant fourni les meilleurs maîtres qui soient dans ce domaine précis. Cette recherche historique avait été amorcée par Wilhelm von Humboldt qui avait établi une sorte de cahier des charges de l’historien. Il y eut aussi l’apport hégélien en la matière et enfin le fondateur d’une véritable école, Léopold von Ranke, mort en 1886, presque centenaire, après avoir enseigné à l’université de Berlin durant près d’un demi siècle et laissé à ses disciples une œuvre considérable. Mais il y avait un danger inhérent à ces méthodes d’investigation, l’historicisme. Tout devait passer par le tamis de la science historique, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes, notamment avec l’héritage de Léopold von Ranke auquel on reprochait un arrière-plan théologico-religieux. Tout ceci a pesé sur l’attitude de cette bourgeoisie culturelle en voie de constitution, notamment par rapport à toutes ces velléités de réaliser l’unité allemande. Il y avait un fossé infranchissable entre les idées de Bismarck sur l’unité de l’Allemagne sous la direction de la Prusse, et la mentalité libérale de certaines autres principautés. Bismarck n’a pas hésité entre la libéralisation, d’un côté, et l’unité allemande, de l’autre.
Mais toutes ces mutations sociologiques entrainèrent des conséquences assez inattendues puisqu’on attribuait tous les conflits et tous les problèmes à une action nocive des juifs. Dès la fin du XIXe siècle, on vit apparaître des publications antisémites appelant à limiter la présence juive dans le monde des affaires, la presse, les universités et la vie économique et financière. Il y eut aussi des controverses entre deux grands historiens, notamment entre Heinrich Grätz, le père de l’historiographie juive moderne et Heinrich von Treitschke, historien nationaliste et antisémite allemand, auquel nous devons, entre autres, la fameuse phrase : Die Juden sind unser Unglück (Les juifs sont notre malheur… Je n’insisterai pas plus sur ces attaques infondées car elles sont monnaie courant chaque fois qu’un groupe, qu’un gouvernement ou qu’une catégorie socio-professionnelle rencontre des difficultés inhérentes à son inorganisation, on accuse les juifs. C’est si simple car on trouvera toujours des oreilles attentives à ce type de discours.
On note au fur et à mesure que l’on avance dans le processus historique, que cette bourgeoisie culturelle qui a élargi sa base, considérablement accru le nombre de ses membres et renforcé son emprise sur la société, a observé un mouvement de retrait par rapport à la politique, une sorte de retenue, la volonté de ne pas se salir les mains dans des démarches politiques douteuses. Certes, tout le monde a entendu parler des deux règnes, si chers à Max Weber, l’éthique de conviction, et l’éthique de responsabilité… Mais il y avait aussi une certaine lacune de nature doctrinale et religieuse : que disent les Évangiles à ce sujet, l’engagement dans un parti et l’amélioration des relations sociales ? En parlent-ils ou n’en parlent ils point ? C’est toute la dialectique du cri : mon royaume n’est pas de ce monde…
Le mérite majeur de ce livre si érudit, si élégamment écrit consiste dans l’art des transitions. On prend connaissance de nombreuses notes sur des personnalités issues du protestantisme allemand ou de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne en général. Et l’auteur a réussi à préserver l’unité doctrinale et intellectuelle de ce livre. Ainsi on passe sans peine de grands théologiens à des pasteurs renommés (un groupe qui n’est guère traité de manière marginale dans cet ouvrage), sans que ce passage de l’un à l’autre soit laborieux.
Il demeure que l’on aurait pu éviter cette tragédie mondiale et cette Shoah si ce que l’on nomme la bourgeoisie culturelle avait résisté, si elle avait été mieux organisée. L’auteur a raison de parler d’une véritable trahison.
Je Je laisse le dernier mot à l’auteur M. Christian Baechlet qui a écrit ce beau livre :
Comment expliquer que l’élite d’un groupe social qui se constitue à partir de l’idéal de l’épanouissement de de l’individu et de l’harmonie avec le monde qui l’entoure, un idéal imprégné de religiosité, puisse participer directement à la politique national-socialiste qui en est la négation ou se retirer dans l’abstention ou l’indifférence…
Paradoxe historique majeur. C’est aussi l’effet de la déchristianisation et de la crise existentielle d’une Europe sans valeurs.